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Ce sacrifice que nous ne saurions voir
Un cou menacé par un couteau, un hurlement silencieux, trois mains mêlées : la peinture murale apparue fin janvier à Bruxelles près de la porte de Flandre a provoqué. Elle est faite pour ça (peu importent ici les intentions de l’auteur). Provoquer, d’abord, cette simple question : qu’est-ce qui se donne à voir ici ? Une menace d’égorgement ? Mais il y a […]
Un cou menacé par un couteau, un hurlement silencieux, trois mains mêlées : la peinture murale apparue fin janvier à Bruxelles près de la porte de Flandre a provoqué.
Elle est faite pour ça (peu importent ici les intentions de l’auteur). Provoquer, d’abord, cette simple question : qu’est-ce qui se donne à voir ici ? Une menace d’égorgement ? Mais il y a aussi le cri de la victime. Et, rarement notée au premier regard, une main qui retient celle qui tient le couteau ? Seconde question, alors, que provoque par ricochet cette diversité de regards : qu’est-ce qui captive aujourd’hui nos imaginaires ? Qu’est-ce qui nous fascine, jusqu’à peut-être nous aveugler sur le reste ? Le sang qui appelle le sang ? Le cri des victimes que personne n’entend ? Le coup d’arrêt à donner aux mises à mort ? On pourrait déjà en rester à ces questions : on n’aurait pas perdu son temps.
L’œuvre : provocation, révélation
Il y a autant, donc, dans le regard que dans la scène qu’il scrute. Et c’est exactement la même chose pour le très vieux récit qui a suscité cette peinture (et celle du Caravage dont elle agrandit un fragment), un récit qui est fait lui aussi pour provoquer (de nouveau, peu importent ici les intentions des « auteurs »). Dans l’imaginative mémoire biblique qui ressasse volontiers les mêmes concepts, un moment de la saga des ancêtres, quelque part entre l’intemporel de l’origine et la très ancienne histoire. Abraham et son fils ; mais aussi « dieu », un ange, et un bélier ; une route et une montagne, des cordes, un bucher, et un couteau…1 Le retour de ce quasi-mythe sur nos murs témoigne de ce que nous ne voyons, ne pensons, ne désirons même que par imagination et raison non pas pures, mais nourries d’un compost immémorial de récits, d’images, de chants, de jugements, de débats, de poèmes, d’évidences, de contradictions et de questions.
Allons‑y pour les questions, donc : comment intituler cette séquence ? Ici revient en force la diversité des regards. Le Sacrifice d’Abraham ou bien, au contraire, s’agit-il, en vérité du sacrifice interdit à Abraham ? Ou encore l’épreuve d’Abraham ? La ligature d’Isaac (tradition juive) ou le sacrifice d’Isaac (ou du bélier, d’Ismaël, pour certains musulmans) ou son non-sacrifice, ou sa délivrance ? Conclusion : les choses ne sont pas claires. C’est précisément cela qui provoque, fait imaginer, donne à penser et est ainsi « révélation ». Révélation des lecteurs à eux-mêmes capables, dans la lecture, d’aveuglement, de déformation, et aussi d’intelligence qui se laisse surprendre. Mais révélation, aussi, à chacun de ce dont il est peut-être capable : de la pire violence et aussi de sursauts d’humanité.
Provocation réussie : une bibliothèque, un musée ne suffiraient pas à contenir ce qui a résonné à l’énigme de cette scène. À commencer par les rites : l’Aïd en Islam, les rappels liturgiques juifs, chrétiens, islamiques. Midrashs, exégèses, commentaires, herméneutiques philosophiques (Kierkegaard, Lévinas, René Girard) ou interprétations psychanalytiques (Freud, M. Balmary), les œuvres littéraires (de Jacob et ses frères de Thomas Mann à la satire de Hanokh Levin, en passant par une chanson de Léonard Cohen). Vitraux, fresques, toiles : le Caravage, Rembrandt, Chagall… Face à cette profusion et à ces profondeurs, en quatre pages, on ne peut que signaler, et superficiellement, l’un ou l’autre plan de résonances, en sachant qu’en faisant court, on mutile.
Piété et scandale
D’abord, le plus évident pour nous aujourd’hui : le choc frontal entre écoute pieuse et lecture mécréante, scandalisée. Du côté de la piété, Abraham comme modèle de l’homme de foi : non pas « croyance », mais confiance, abandon à « dieu » envers et contre tout, à tout risque jusqu’à celui de se perdre dans l’inhumain. C’est peut-être le philosophe Kierkegaard qui, en modernité, a le plus profondément formulé cette lecture car, disait-il, il existe une dimension, un plan religieux de l’expérience et du sens qui sont ceux de l’infini ou de l’absolu en discontinuité, en hiatus et en paradoxe provocateur avec toute logique mondaine, raisonnable et même éthique. Et c’est ce hiatus qu’enseignerait ce texte provoquant. Face à cette lecture mystique et centrée sur le rapport entre Abraham et le « dieu » tout autre, une lecture éthique se centre sur la victime : qui est ce « dieu » pervers qui demanderait le sang d’un innocent, ce fidèle fanatique qui égorgerait par obéissance religieuse ?
Avant d’ouvrir d’autres registres, il vaut la peine de rappeler que cette opposition du religieux et de l’éthique n’est pas une vue de l’esprit et qu’elle doit être posée comme question sans échappatoire à tout qui se réfère à cette scène. D’un côté, « l’âpre gout de l’absolu » a couvert et nourrit toujours, au nom du désir de « dieu », des indifférences au broyage atroce des vies : non seulement les égorgeurs de Daesh, mais aussi certains pénitenciers chrétiens pour filles-mères ou les mariages forcés comme sacrifices offerts à la lignée en Chine ou en Inde. L’immonde au nom du sacré. Mais il est vrai aussi — autre version du même conflit — que, pour bien des itinéraires vers une autre face de l’humanité et du monde, vers une autre liberté, un autre regard, la voie s’est frayée par l’abandon fou de tout ce à quoi on tient ou par quoi on est tenu. Proposition : une des « révélations » qu’opère ce texte, c’est peut-être de mettre en lumière cette bifurcation des lectures, ce hiatus tenace entre éthique raisonnable et déraison mystique. Peut-être ne peut-on effacer le conflit des lectures parce que ce serait refouler l’un ou l’autre des horizons contrastés vers lesquels nous cherchons à nous orienter.
Du sacré au saint : une histoire de sacrifices
Mais parler ici, assez benoitement, de « tension » ou de « contraste », c’est mettre entre parenthèses ce qui semble revendiquer le regard en premier : le couteau, la violence. Quelle mystique pourrait euphémiser cet intolérable ? Mais ceci nous reconduit à nos hésitations de départ, car est-il bien question ici d’un égorgement ou plutôt de son interdiction ? D’un sacrifice ou bien plutôt d’une délivrance ? La précédente opposition frontale entre éthique et mystique ne s’est peut-être mise en place que sur fond d’une lecture de la scène et du texte qui, en se focalisant sur la violence comme sur un trou noir qui aspire le regard, les mutile et les déforme. Car il y a ici tout autre chose que l’égorgement.
Pour mettre en relief cet autre enjeu, on peut faire résonner le texte tout entier, non tronqué en fonction de son (long) contexte de production que scrutent les analyses historico-critiques. Ainsi mis en perspective, le texte se centre sur le rite du sacrifice humain qu’on trouve dans (presque?) toutes les cultures, y compris en terre biblique (Moloch!). Le sacrifice apparait avec le néolithique, sans doute comme contre-don aux ancêtres (divinisés) dont on reçoit l’héritage (champs et troupeaux). Contre-don amplifié, parfois, jusqu’à l’extrême : l’offrande d’enfants. Dans la plupart des cultures qui le connaissaient, le sacrifice humain a fait place aux sacrifices animaux, ou purement allégoriques et même dans les milieux biblique, bouddhique ou coranique, par exemple, s’est développée la critique féroce du principe même des pratiques rituelles (sacrificielles et autres) au profit d’un engagement éthique et mystique comme seule « praxis » religieuse authentique. (Dans ce sens, les lectures chrétiennes de cette scène y voient l’obscure préfiguration du libre don de soi, et [ainsi] à son « Père », qui fut celui du Christ.)
Projeté sur ce fond, notre récit remémore l’abandon historique du sacrifice humain. Mais il y a plus que cet écho de l’Histoire, car le texte interprète religieusement cette interdiction. La figure de l’ange qui arrête le couteau est alors suggestive de cette lecture religieuse de l’éthique ou de cette version éthique du religieux : le sursaut par lequel on s’arrache à la violence nous viendrait d’un peu au-delà de nous-mêmes. C’est ainsi que lit Lévinas, et Michel Serres après lui, la révélation première : « tu ne tueras pas ». L’interdit du meurtre, lié au pressentiment d’un divin éthiquement inspirant marque alors la frontière tracée, non plus entre le religieux et l’éthique, mais, à l’intérieur du religieux, entre le sacré et le saint : entre le religieux païen, sacrificiel et le religieux de la transcendance concrète, éthique.
Cette frontière entre deux types de religieux n’est pas un vestige historique ou une vue de l’esprit. Il y a trois quarts de siècle, en Europe, le désir de réenchantement d’un monde trop rationalisé a ranimé le culte (nazi) des puissances cosmiques du sol, du sang, de l’instinct, du destin. Un culte qui exigeait son tribut de sang : le sang des lignages purs, mais aussi le sang des ennemis et celui des fils, sacrifiés aux champs d’honneur. Contre cette résurgence d’un paganisme sacrificiel se sont alors levés, un peu partout, à la fois les militants d’une éthique humaniste et les témoins d’un religieux éthique, anti-sacral. Aujourd’hui, nouvel appel du sang : certaines protestations contre une sécularisation qui serait sacrilège rouvrent parfois les voies de la violence sacrée. Alors peut résonner comme avertissement cette scène qui témoigne aussi bien du conflit entre l’ivresse religieuse meurtrière et les limites morales élémentaires que de cette bifurcation religieuse entre le sacré violent et la sainteté éthique.
Le renoncement au lignage
Mais le sang qui risque ici d’être versé est d’abord celui qui a été transmis du père au fils : le religieux « païen » est et n’est sacrificiel que parce qu’il est généalogique et c’est aux ancêtres divinisés que le sacrifice relie, pour sacraliser la lignée qui s’en réclame. Dans cette logique, le religieux et l’ethnique sont les deux faces d’une même identité : toute l’histoire d’Abraham, l’ancêtre du « peuple élu », en est obsédée.
Pourtant notre récit dans son ambivalence ébranle-t-il peut-être cette logique généalogique autant qu’il l’exprime. Car la proclamation solennelle de l’alliance de « dieu » avec Abraham et de la fécondité qu’elle lui garantit est ici fondée paradoxalement sur le renoncement par Abraham au fils qui lui garantirait postérité biologique, ethnique. Nouvelle provocation : quelle est donc la descendance d’Abraham ? Les fils par le sang ou les fils par la foi ? Le religieux ethnique, celui des origines sacrées et des dieux tutélaires, se fissure sans doute ici (comme il l’a fait partout, de la Chine à la Grèce, lors du « tournant axial », au milieu du premier millénaire avant notre ère) et s’ouvre à un horizon qui est celui de l’universel humain : dans une formule étrange, « toutes les nations de la terre se béniront dans ta descendance, parce que tu as entendu ma parole ». Encore une fois, il n’y a pas ici seulement vestige historique ni théorie abstraite. D’abord, la conscience juive, des prophètes à la dissidence chrétienne et jusqu’au présent le plus dramatique est traversée, inquiétée par cette hésitation entre identité ethnique et ouverture universelle. Mais, au-delà de la singularité juive, c’est peut-être toute identité religieuse qui trouve ici à mettre en question sa clôture : ce n’est pas en cherchant à se perpétuer, à se posséder en revendiquant pour elle ce qui s’engendre à partir d’elle qu’elle s’ouvre réellement à ce qui l’a mise enaventure. S’il y a promesse « divine », ce n’est pas celle d’une perpétuation, mais d’une fécondité qui déjoue toute affiliation. Avertissement d’actualité quand se resserrent dangereusement les liens entre religieux et identité.
Le sacrifice dans l’ombre
Désirer la mort de son enfant, renoncer à posséder ce qui s’engendre de soi, on comprend que les lectures psychanalytiques de cette scène puissante ne manquent pas. À Œdipe meurtrier de son père répond alors symétriquement Abraham méditant l’assassinat de son fils. Et notre récit fait entendre ainsi qu’il n’y a d’engendrement et de filiation véritables qu’au prix d’un abandon, d’une césure, d’une délivrance qui laisse aller chacun, engendreurs et engendrés, sur leur propre chemin. Le centre de gravité de la scène se déplace alors vers le bélier : ce n’est pas un agneau qu’il s’agit de sacrifier, mais un mâle adulte et fécond autrement dit la paternité virile, fantasmée toute-puissante.
Les revendications patriarcales qui se trouvent ici dénoncées renvoient-elles, pour nous, à d’autres temps ou à des cultures exotiques et rétrogrades ? Nous est-il vraiment étranger, cet obscur désir d’assurer sa maitrise sur la génération qui risque de nous échapper en l’instrumentalisant sans limite ? Il y a un siècle, les pères européens, d’un même cœur, ont envoyé à une boucherie parfaitement insensée leurs fils par millions, pour assurer le salut et la gloire de leur nation. Suffit-il d’y ajouter le qualificatif de « glorieux » pour camoufler ce sacrifice sanglant que nous ne saurions voir ? Comment, sous les justifications de tous ordres, ne pas percevoir dans ce délire la résurgence d’une violence venue des abimes ? Par conséquent, Abraham et Isaac font « révélation » en nous provoquant nous-mêmes et sans ménagement : le sacrifice, d’avance, des générations à venir qui ne pourront vivre sur une planète rendue inhabitable par la perpétuation, aujourd’hui, d’un modèle de croissance insoutenable. Ce sacrifice pourrait-il rester dissimulé ? Ou bien saurons-nous le voir pour ce qu’il est ? Nous voir pour ce que nous sommes ? Des géniteurs qui se sauvent au prix de la vie de leurs enfants ?
Alors, il faudrait questionner l’optimisme qui habite certaines des lectures qu’on a évoquées plus haut. L’abandon du sacrifice humain, le dépassement de l’ethnique vers l’universel n’ont rien d’assuré et le sacrifice n’est jamais vraiment dépassé. Nul sans doute ne l’a mieux vu que René Girard : les humains n’arrivent à faire société ensemble, malgré leur foncière rivalité, qu’en se rassemblant contre un bouc émissaire. Le rite sacrificiel n’était que la symbolisation de cette logique d’exclusion violente sur laquelle toute société s’est construite. Certes, il y a bien une histoire qui nous a fait passer du meurtre au rite, puis du rite sanglant à l’éthique et donc au droit ; une histoire aussi où, toujours selon Girard, la mise en lumière (avec le christianisme) du mécanisme victimaire longtemps dissimulé en a désamorcé la virulence : le sacrifice de l’innocent, pour nous, n’est plus légitime. Mais c’est « en principe », car le désir du sacrifice, lui, persiste dans l’ombre : il faudrait se rassembler contre ce désir, éliminer, supprimer, pour assurer son destin, perpétuer son histoire. Et le droit lui-même se prête à la violence qu’il contient pourtant. Qui ne voit qu’aujourd’hui, même à l’intérieur du droit et des politiques argumentées, un sourd désir de mort cherche à se frayer à nouveau un chemin ? Retour à la peinture murale, alors : quelles mains cherchent un couteau, quelles autres mains se tendront pour arrêter les premières ?
Révélation, encore
La force des œuvres de culture et singulièrement celle des grandes figures symboliques, c’est de faire nœud de ces fils de significations, de toutes textures et tons qui tressent nos capacités de sens. Quelque chose se noue dans ces figures — et surtout dans leur fréquentation.
Un texte « saint » comme celui qui est ici en arrière-plan, c’est un assemblage de nœuds à ruminer (et peut-être à trancher, mais seulement peut-être et en tout cas seulement au bout du compte). Cela ne déconcertera que ceux, dévots ou mécréants pareillement adeptes des résumés, aveugles tout à la fois aux styles, à la lettre et à l’esprit, qui fantasment les textes « sacrés » comme d’univoques traités de doctrines, codes de normes, procès-verbaux historiques. Un texte, quel que soit son genre littéraire, n’est pourtant fondateur qu’en ceci : comme témoignage et occasion provocante de l’affrontement à l’énigme, « comment lis-tu ? ». C’est ainsi, et ainsi seulement, qu’il peut être révélation.
- Résumer est (se) trahir, mais, pour se repérer (faute d’espace ici pour le texte entier): 1. « dieu » (le texte lui donne des noms différents) demande à Abraham d’emmener « pour un sacrifice » le fils inespéré qu’il lui a donné. 2. Abraham et Isaac vont donc. 3. Abraham s’apprête à égorger son fils, mais l’ange de « dieu » l’arrête et désigne un bélier comme l’offrande attendue. 4. « dieu » bénit Abraham pour son aban-don de son fils, abandon pour lequel « toutes les nations de la terre se béniront dans ta descendance ».