Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Ce que manger belge veut dire

Numéro 05/6 Mai-Juin 2009 par Klinkenberg

mai 2009

Le pré­sent texte consti­tue un cha­pitre inédit de l’ou­vrage Petites mytho­lo­gies belges, de Jean-Marie Klin­ken­berg, dont une édi­tion revue et aug­men­tée sort en ce mois de mai 2009 aux édi­tions Les impres­sions nou­velles (Bruxelles). La Revue nou­velle a publié en pri­meur plu­sieurs des petits textes qui com­posent ce recueil, à com­men­cer par « Un pays né d’une côte », qui a inau­gu­ré la série.

Les anthro­po­logues vous le diront : une par­tie impor­tante des acti­vi­tés humaines consiste à jeter des ponts entre les aspects contra­dic­toires du réel. C’est ce que font l’art et le sym­bole, et, bien sûr, le mythe. Nous pou­vons ain­si échap­per, par le verbe et la pen­sée, à ces grandes oppo­si­tions qui struc­turent nos uni­vers en réseaux anti­no­miques : l’i­nerte et le vivant, le maté­riel et le spi­ri­tuel, nature et culture, huma­ni­té et trans­cen­dance. Cette pra­tique, qui est au coeur de toutes les cultures, porte le nom de médiation.

La média­tion sym­bo­lique consiste à modi­fi er deux termes incon­ci­liables (par exemple la vie et la mort) en leur trou­vant deux repré­sen­tants (par exemple la guerre et l’a­gri­cul­ture, acti­vi­tés humaines qui sont entre elles comme mort et vie), équi­va­lents moins radi­ca­le­ment exclu­sifs : entre guerre, où l’on tue (sans se nour­rir), et agri­cul­ture (qui per­met de man­ger, sans tuer), il y a en effet la chasse, où l’on tue pour man­ger. Et l’on com­prend donc pour­quoi toutes les cultures ont sacra­li­sé cette pra­tique, où vie et mort dansent un pas de deux. Nombre d’autres acti­vi­tés pré­sentent ce carac­tère média­teur — les contraires y res­tent contraires, mais admettent qu’il est pos­sible de rache­ter leur contra­rié­té — : le vol, le labour, le jeu, l’a­mour, la créa­tion… Dans le vol, l’homme subit le ciel, mais l’af­fronte, comme Icare, pour y mar­quer sa traî­née ; dans le labour, il marque la terre enne­mie de son sillon ; dans l’a­mour, une brève union mime l’a­bo­li­tion durable de l’ir­ré­duc­ti­bi­li­té des êtres. Même des objets iso­lés — et non plus des pro­cès — peuvent rem­plir cette fonc­tion. Il en va ain­si de l’arbre : il dyna­mise l’op­po­si­tion entre cette hori­zon­ta­li­té à quoi nous condamnent le poids du réel et la ver­ti­ca­li­té de nos aspirations.

Par­mi les pra­tiques les plus puis­sam­ment média­trices, on trouve assu­ré­ment la man­du­ca­tion et la liba­tion. Comme l’a­mour, elles font com­mu­ni­quer l’in­té­rieur de notre enve­loppe cor­po­relle — notre pri­son à per­pé­tui­té — avec la tota­li­té du monde exté­rieur, que nous nous assi­mi­lons ain­si. Et ce n’est pas seule­ment l’acte d’in­ges­tion qui est média­teur : l’é­la­bo­ra­tion des ali­ments par­ti­cipe aus­si au mythe. L’au­to­no­mie de l’u­ni­vers n’y est pas abo­lie (le blé pousse, la vigne meurt du gel), mais en même temps l’ar­ti­fi ce humain y est total : ni le pain ni le vin n’existent dans la nature, que l’homme cultu­ra­lise par le pétris­sage et la fermentation.

Faut-il dès lors s’é­ton­ner que toutes les cultures aient inves­ti dans leur cui­sine ? Elles font volon­tiers de celle-ci la synec­doque d’elles-mêmes. Elles la dotent d’une haute valeur émo­tion­nelle, de sorte que cette cui­sine sus­cite des sen­ti­ments d’al­lé­geance ou de fi déli­té com­pa­rables à ceux que peuvent induire la foi reli­gieuse, le lien fami­lial ou l’en­ga­ge­ment poli­tique. Dans ses Mytho­lo­gies, Barthes montre ain­si que, pour tel mili­taire fran­çais retrou­vant son pays après une cap­ti­vi­té, la consom­ma­tion d’un bif­teck-frites était bien autre chose que la satis­fac­tion d’un besoin phy­sio­lo­gique : un rite sacré par lequel il se réap­pro­priait sa fran­ci­té. Et sou­vent, il ne reste à l’exi­lé que cette bouée iden­ti­taire : dans le secret de son chez lui, culti­ver ses plats nationaux.

On com­pren­dra donc qu’il n’y a pas d’ob­jet sus­ci­tant de juge­ments plus péremp­toires que la chère : en cette matière, cha­cun est convain­cu de déte­nir la véri­té, une et sainte, et regarde l’hé­té­ro­doxe avec pitié ou mépris (« le vrai stoemp, c’est comme ça et pas autre­ment », « dans la vraie car­bo­nade, il y a de la trap­piste », « la vraie ortho­graphe de lac­que­ment, c’est lack­mans », « le seul vrai truc vient de Machin »). La bouffe, ça nour­rit aus­si la conver­sa­tion des imbé­ciles heu­reux ou mal­heu­reux qui sont nés quelque part, dont nous sommes tous. Et, autant que la vêture ou la cou­leur de la peau, elle consti­tue un indice assu­ré d’al­té­ri­té : « Eh, va donc, maca­ro­ni ! » (ou « ros­bif » ou « man­geur de gre­nouilles » ; on n’a pas rele­vé d’at­tes­ta­tion de « eh, va donc, frite ! », mais la matrice est prête à l’emploi).

Seule peut-être la langue joue un rôle iden­ti­fi cateur aus­si fort : toutes les cultures connaissent un ava­tar de la for­mule « De tael is gansch het volk ». Depuis Cio­ran, qui nous dit, « on n’ha­bite pas un pays, on habite une langue » jus­qu’à la poé­sie tzi­gane, qui affi rme « Dis-moi / dis-moi, le rom, / où est notre terre, / nos mon­tagnes, nos fl euves, / nos champs et nos forêts ? / Où sont nos tombes ? / Ils sont dans les mots, / Dans les mots de notre langue ! » Au demeu­rant mobi­li­sées par les mêmes organes, cui­sine et langue ont ain­si par­tie liées dans la consti­tu­tion du moi social ; et elles jouent si quo­ti­dien­ne­ment ce rôle que ceux qui en usent sont néces­sai­re­ment aveugles à leur vraie signi­fi cation. Nous n’en rede­ve­nons conscients que lors­qu’elles viennent à man­quer, ou qu’elles cessent d’être des auto­ma­tismes. Et — autre lien entre langue et nour­ri­ture — ce qu’il y a de plus spé­ci­fi que à une cui­sine génère une ter­mi­no­lo­gie, qui du coup devient un autre mar­queur col­lec­tif. Les réper­toires de bel­gi­cismes s’é­puisent ain­si à énu­mé­rer mille mots de bouche : pain pla­tine, pain de ménage, pain inté­gral, cra­mique ; et puis cou­gnou et cou­gnole ; puis encore le cra­que­lin, la gosette et le gosot, le vau­tion, le mer­veilleux, la bou­quette, le caliche, les caraques, les nic nacs, l’esse et la mas­telle ; le bolus, le boding, les smoe­te­bol­len et crous­tillons ; les vitou­lets, les fri­ca­delles, les choe­sels et les oiseaux sans têtes, le bloem­panch, le fi let d’An­vers, le pâté gau­mais et la fl amiche ; l’al­tesse, la crot­tée, la gro­seille grise ou verte, la ramo­nasse, le petit chou ; le corin et le sirop ; la maquée, le pla­te­kees, le ou la pot­kèse ; les cari­coles, le boes­tring, l’el­bot et la scholle ; le falan et le spir­lingue, le matou­fèt et le touillis, la pape au riz et la panade, le pékèt et le remou­dou. Tout cela qui, agen­cé, fera le water­zooi, les car­bon­nades fl amandes, la salade lié­geoise ou l’an­guille au vert. Et tout ce casse-tête des chiques, des boules, des bon­bons, des bis­cuits, des chi­ck­lets, qui a ins­pi­ré un inou­bliable clip vidéo où la Com­mu­nau­té fran­çaise confi sque la Bel­gique rési­duelle ! Et puis, et puis, tous ces noms d’us­ten­siles ou d’ac­ces­soires : beur­rière, poê­lon, cas­se­role à pression…

Fuyons vite l’é­nu­mé­ra­tion — mais pas sans avoir salué quand même ces incon­tour­nables concen­trés de bel­gi­tude : le chi­con, le spe­cu­loos, le cuber­don, la pra­line, les moules-frites… — pour aller aux ques­tions essen­tielles : de quelles valeurs la cui­sine belge est-elle secrè­te­ment inves­tie ? que signi­fi ent ses traits saillants ? quelles média­tions pro­pose-t-elle à notre insu ?

Le pre­mier carac­tère de la cui­sine belge est le poids.

Le vin élève, quand la bière appe­san­tit. Consom­mé à l’ex­cès, le pre­mier vous pro­pulse dans le rêve, tan­dis que la seconde vous étend. Mais le tro­pisme vers le bas ne signi­fi e pas bas­sesse morale : d’ailleurs, ici, les artistes en matière de bière sont des arti­sans de spi­ri­tua­li­té : les moines (qui, sous d’autres cieux, se spé­cia­lisent plu­tôt en liqueurs). Donc, point de légè­re­té, mais de la gra­vi­té. (Et il n’est pas néces­saire d’a­voir goû­té aux calem­bours de Sha­kes­peare pour savoir que si le mot « grave » ren­voie au sérieux, il veut aus­si dire « tombe » en anglais, et pour consta­ter que « bière » a un sens funèbre). Cette pesan­teur, nous la retrou­vons par­tout, depuis le stoemp jus­qu’au bou­din aux choux. Quant au vol-au-vent, dont le nom est tout aérien, il risque peu de s’en­vo­ler : par le haut, la bécha­mel vient noyer la déli­cate croûte, ce qui crée en bas un maré­cage où la pâte cro­quante s’en­lise ; et, entre haut et bas, la cou­ronne — ne pas oublier que ce vol-là décline la bou­chée à la reine et que nous sommes en monar­chie — est les­tée par tout ce que la sauce dis­si­mule. On peut aus­si pen­ser au bou­let (sauce lapin, évi­dem­ment), que d’au­cuns vou­draient voir ins­crit au patri­moine imma­té­riel de l’hu­ma­ni­té (imma­té­riel ! quel goût pour l’oxy­more !) : son nom même me dis­pense de tout com­men­taire. Même si en maints endroits, la chose s’offre à l’ap­pé­tit du for­çat de la table belge sous le nom à peine plus par­don­nable de boulette.

La cui­sine belge obéit donc à la loi de pesanteur.

D’ailleurs, la terre, qui est basse, n’est jamais loin. Le tuber­cule belge par excel­lence ne cesse de rap­pe­ler cette ori­gine. Il déclare à celui qui le consomme : « Je suis d’i­ci, je sors de la terre, de ta terre. Mieux : je suis la terre. J’en porte le nom, j’en ai la cou­leur, j’en ai l’ab­sence de formes. Or la terre, c’est le sol, et le sol, c’est la Patrie. Je suis ta Patrie. » Et qu’on ne vienne pas dire que la pré­sence chez nous de la belle est récente, qu’elle est une immi­grée ! La glèbe l’a natu­ra­li­sée, et le loin­tain s’est fait proche.

Mais cette proxi­mi­té se mérite, comme toute natu­ra­li­sa­tion. La pomme doit être arra­chée à la terre, dont elle se dis­tingue fi nale­ment. Et le tra­vail de la terre est à la fois sujé­tion à la nature et domes­ti­ca­tion de sa force dans sa trans­for­ma­tion en énergie.

C’est ici qu’il faut abor­der un autre trait de la table belge : sa puis­sance et son abon­dance. Un mien ami alle­mand défi nis­sait ain­si cette table : la cui­sine fran­çaise en quan­ti­tés fl amandes. La Bel­gique est le pays du « il y en a un peu plus : je vous le mets ? ». Mani­fes­ta­tion de cette géné­ro­si­té : les moules- frites. Les deux com­po­santes de ce plat illus­trent le prin­cipe « à volon­té », que les agences de voyages ont aujourd’­hui vul­ga­ri­sé en le dis­si­mu­lant dans la for­mule « all in ». Mais elles l’illus­trent dans le régime du conti­nu. En effet, le rôti et le ham­bur­ger sont des uni­tés dis­crètes ; leurs contours sont nets, et l’es­pace dans lequel ils s’ins­crivent est cadas­tré. La masse des moules, elle, est indis­tincte, sans contours défi nis, et le tas de frites qui l’ac­com­pagne a la com­plexi­té du mika­do. Le grouille­ment vital, sai­si en plein élan par la cuis­son. Il n’est pas jus­qu’au réci­pient idéal pour les mol­lusques — la cas­se­role, qui vient jus­qu’à la table — qui ne ren­voie à cette indis­tinc­tion. Abo­lis­sant l’op­po­si­tion entre l’a­vant et l’a­près, se refu­sant à sta­bi­li­ser le pro­duit fi ni dans l’as­siette, la cas­se­role est le signe du dyna­misme de la pré­pa­ra­tion. On com­prend donc la fas­ci­na­tion que sus­cite l’oeuvre de Mar­cel Broodthaers.

Mais contrai­re­ment au mythe col­por­té par les syn­di­cats d’i­ni­tia­tive, prompts à user des expres­sions « pays de cocagne » et « lui­lek­ker­land », cette géné­ro­si­té n’est pas syno­nyme d’ex­cès. La quan­ti­té est aus­si symp­tôme de conscience, de sérieux et d’o­pi­niâ­tre­té. La cui­sine belge est mijo­tée, pro­lon­gée, pour­sui­vie, recon­duite. Elle a fait de la répé­ti­tion son rite. Pre­nez la frite, par exemple, trans­for­ma­tion de la pomme de terre et paran­gon du mets belge. Sa tex­ture a son secret, sa crous­tillance a son mys­tère, mys­tère jamais per­cé par ces étran­gers qui, à Rio ou à Tom­bouc­tou, s’é­puisent à offrir à leur clien­tèle de simples verges fl accides et grais­seuses. Eh bien, le secret est simple ; il s’é­nonce en une règle lim­pide : à la mai­son comme à la fri­ture1], la fri­teuse frit tou­jours deux fois. La frite belge entend faire men­tir l’a­dage selon lequel on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve.

Donc, la répé­ti­tion : une règle. Elle n’a­vait pas échap­pé à Bau­de­laire, pour qui la gueuze était « une bière deux fois bue ». Ni aux Bin­chois, pour qui il est inima­gi­nable de se limi­ter à une seule crêpe au fro­mage, et qui pour cela les appellent des doubles. Com­ment s’é­ton­ner que la Bel­gique per­dure et soit conti­nuel­le­ment recon­duite, si sa cui­sine obéit secrè­te­ment à un prin­cipe de rémanence ?

Mais l’a­bon­dance peut aus­si être signe d’in­sé­cu­ri­té (laquelle n’est donc pas que lin­guis­tique) : la quan­ti­té est la qua­li­té de qui n’est pas sûr de soi. L’a­bon­dance se fait alors redon­dance. Une redon­dance qui peut par­fois aller jus­qu’au bégaie­ment : c’est tan­tôt le vol-au-vent (dont le nom même frise le pléo­nasme), qu’on sert tou­jours avec des frites, dou­blant ain­si parce qu’on ne sait jamais la ration de fécu­lents de l’a­ma­teur ; c’est la mitraillette, qui fait de même en asso­ciant pain et frites ; et on conte que par­fois, bière et genièvre… (On s’é­tonne — et on est même à deux doigts d’être vexé — de consta­ter que la pou­tine, autre chefd’oeuvre de redon­dance, n’est pas née ici mais sur les bords du Saint-Laurent). C’est Her­gé, je pense, qui disait que le trait dis­tinc­tif prin­ci­pal du Belge est de por­ter à la fois une cein­ture et des bretelles.

La frite, tou­jours elle, est une mer­veilleuse média­trice. Fille de la pomme de terre, elle est tout le contraire du por­trait de sa mère. Celle-ci amorphe, même pas frac­tale, celle-là toute de rigueur et de géo­mé­trie ; la pomme de terre est mag­ma, la frite est desi­gn (c’est sûr : la ligne claire ne pou­vait deve­nir doc­trine esthé­tique que dans un pays voué à la frite) ; là où la patate est sombre, la frite affi che une écla­tante blon­deur. Grâce à elle, l’obs­cu­ri­té devient clar­té, plus sûre­ment que chez Cor­neille. Et sur­tout, l’ordre règne. Comes­tible struc­ture. Même lorsque le consom­ma­teur vul­gaire s’emploie à la noyer sous la mayon­naise ou la tar­tare, dans le cône de papier, et à ain­si la faire fl échir, la frite résiste : tout au fond du cor­net sub­sistent tou­jours de petites esquilles angu­leuses qui blessent le doigt de l’im­pu­dent, et le rap­pellent à l’ordre.

Cette modeste mais solide chaîne de média­tions, le poète André Théâte a bien su la célébrer :

Les paumes déterrent
les pommes de terre
Les doigts subtils
des gras fri­tu­riers de ma ville
en font
 — voyons… -
un cen­ti­mètre sur un, sur huit,
des frites
Et puis les lourds
les lourds pay­sans du Limbourg
les mangent
et s’en retournent au plat pays
où, là,
leurs paumes déterrent
leurs pommes de terre2.

On a maintes fois poin­té la spé­ci­fi cité de l’ha­bi­tat belge, tout entier ten­du vers l’ap­pro­pria­tion indi­vi­duelle de l’es­pace, et qui médie ville et cam­pagne. Rabattre le loin­tain sur l’in­time : voi­là ce que fait aus­si la belge bouche.

Pre­nez le chi­con, concen­tré de média­tion. Quoi de plus asser­vi aux espaces clos que ce légume ? quel végé­tal est moins végé­tal, pous­sant comme il le fait à l’a­bri de toute lumière ? Oui, l’es­pace urbain, comme envers de la nature, est bien le père de l’a­mer chi­con : on le force dans des caves obs­cures, et la terre-mère n’est pour ce hors-sol qu’un espoir ou n’est plus qu’une nos­tal­gie. Ain­si, terre et non-terre, ville et cam­pagne se marient dans cette maquette du pays. Oui, le chi­con, plus belge encore quand son nom se pro­nonce « wit­loof », est bien l’or blanc du royaume. La légende veut d’ailleurs qu’on ait inven­té cet ali­ment zin­neke à Bruxelles — non, même pas : à Schaar­beek, banlieue3 — : lors­qu’en 1830, un pay­san vou­lut mettre à l’a­bri ses modestes richesses, lors des modestes troubles d’où allait naître une Bel­gique indé­pen­dante. Deux acci­dents conco­mi­tants. Deux séren­di­pi­tés. Deux créa­tures de labo­ra­toire. Deux légumes non iden­ti­fiés3.

Pre­nez aus­si le cho­co­lat : bois­son des dieux chez les loin­tains Aztèques, qui la tenaient eux-mêmes des Mayas, âpre médi­ca­tion, aphro­di­siaque et sen­tant le diable, la chose s’est conver­tie chez nous, et a per­du ses dimen­sions cos­miques en même temps que son amer­tume. Le cho­co­lat est ain­si deve­nu le com­pa­gnon fi dèle de la bois­son la plus domes­tique et la plus fami­liale qui soit : le café (« venez donc boire le café à la mai­son »). Ce café, jadis alloch­tone lui aus­si (comme nous le rap­pellent les boîtes en fer-blanc des col­lec­tions) (alloch­tone appri­voi­sé grâce au ram­pon­neau, à la jatte et à la plate-buse) (et même par­fois réduit à l’é­tat de lapette et de lape­rotte). Et comme pour mieux signi­fi er cette ins­crip­tion dans le registre de l’in­time, ce cho­co­lat des mai­sons s’est don­né une forme basique et com­pacte, pous­sant par­fois la modes­tie jus­qu’à s’ef­fa­cer sous un embal­lage brillant : il s’est fait pra­line. Cette dia­lec­tique du loin­tain et du ténu, du fl uent et du com­pact, du spec­ta­cu­laire et du rete­nu, où l’es­pace infi ni des ori­gines se res­serre dans un volume dis­cret, on la retrouve par­tout : dans le cuber­don, qui ne serait rien sans la gomme ara­bique, dans le laque­mant, dont le secret s’ap­pelle fl eur d’o­ran­ger4.

Domes­ti­quer les géo­gra­phies, et pour cela les sub­ver­tir. Rendre l’u­ni­vers inof­fen­sif, en le concen­trant dans la pla­cide assiette, où l’on n’en fera qu’une bou­chée : telle est la mis­sion secrète du can­ni­bale ; tel est le man­dat du fi let amé­ri­cain, qui ne l’est pas, pas plus que la couque suisse n’est suisse et que le pain à la grecque n’est hel­lène. (Et ne par­lons pas du pain fran­çais, qu’on cher­che­rait en vain en France, où tous les pains que vend le bou­lan­ger sont fran­çais). Ce que la Bel­gique ne réus­sit guère avec ses sans-papiers — inté­grer -, elle l’a depuis long­temps réus­si avec sa cui­sine : avec l’es­ca­vèche, qui n’est plus espa­gnole que par sa loin­taine éty­mo­lo­gie, avec la glace à l’i­ta­lienne, serei­ne­ment natu­ra­li­sée sous le nom de crème-glace.

Oui, la cui­sine est l’âme d’une col­lec­ti­vi­té. Ergo, dans la mesure où — la chose a été suf­fi sam­ment éta­blie — c’est à la Côte que pal­pite ce qui sub­siste de l’âme belge, le har­di explo­ra­teur devra fata­le­ment décou­vrir sur ce ter­rain ce qui est le plus propre aux peuples : une cui­sine. Et de fait. Fleu­rons de cet art côtier : la tomate-cre­vettes, qui marie mer du Nord et Médi­ter­ra­née, la paro­no­mas­tique cro­quette-cre­vettes, qui consacre la fusion intime des deux règnes du vivant, les frites (tou­jours les frites…) qu’on ramène de chez Tante Mieke, dans une sou­pière, les pis­to­lets qu’un aven­tu­reux repré­sen­tant de chaque tri­bu va cher­cher le matin, les babe­luttes, les fruits de mer en cho­co­lat (tou­jours le cho­co­lat…). Une cui­sine qui intègre et sub­sume la tota­li­té des essences natio­nales (ah ! le mariage d’a­mour de la gaufre de Bruxelles et de la gaufre lié­geoise !). Et dans sa cui­sine, cette culture a éla­bo­ré des échelles de légi­ti­mi­té et de qua­li­té qui créent la conni­vence en même temps qu’elles réta­blissent les dis­tinc­tions là où les vacances pour­raient d’a­ven­ture les estom­per : une gaufre oui, mais de Moe­der Sis­ka ; une glace allez, mais de chez Ver­donck ; un verre d’ac­cord, mais un Pimm’s. Parce que la nour­ri­ture, comme la langue, classe et déclasse.

Oui, aller à la mer : sans doute est-ce là la média­tion suprême. Car c’est par­ti­ci­per à cette alchi­mie dans laquelle le sel — qui appar­tient à la fois aux frites et à l’eau — médie et rachète l’op­po­si­tion de la terre et du large.

  1. Jus­qu’à ma mort, je me refu­se­rai à dire fri­te­rie. Seules les fri­tures me garan­tissent la frite cou­pée main et déjà lourde de mou­tarde à venir.
  2. Le retour de Par­men­tier, Écri­tures 69, p. 47.
  3. Après André Théâte, qu’il me soit per­mis de citer ici Pierre Des­proges : « L’homme qui s’a­donne à l’en­dive [nom fran­çais du chi­con] est aisé­ment recon­nais­sable : sa démarche est moyenne, la fi èvre n’est pas dans ses yeux, il n’a pas de colère et sou­rit au gui­chet des Asse­dic. Il lit Télé 7 jours. Il aime ten­dre­ment la bana­li­té. Aux beaux jours, il vote, légè­re­ment per­sua­dé que cela sert à quelque chose. »
  4. Seule la sau­va­ge­rie ortho­gra­phique de son nom n’a pu être apprivoisée.

Klinkenberg


Auteur

Jean-Marie Klinkenberg est professeur de sémiotique et de réthorique à l'Université de Liège ([ULG->http://www.ulg.ac.be])