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Ce que les minorités font aux sexualités

Numéro 07/8 Juillet-Août 2011 par Myriam Dieleman

juillet 2011

Les mino­ri­taires ont mis en évi­dence que la sexua­li­té est poli­tique et que l’an­dro­cen­trisme comme l’hé­té­ro­cen­trisme per­durent en dépit de l’é­vo­lu­tion des com­por­te­ments. Une échelle morale dis­tin­guant la « bonne » sexua­li­té de la « mau­vaise » conti­nue à struc­tu­rer les pra­tiques et les repré­sen­ta­tions, le couple hété­ro­sexuel occu­pant la pre­mière place. Quant à l’É­tat, il reste un des acteurs sou­cieux de régu­ler les sexua­li­tés, voire de répri­mer cer­taines de ses formes les moins accep­tées, même lorsque les rap­ports entre adultes sont consen­tis. Le consen­te­ment ren­contre ici ses limites, notam­ment dans le trai­te­ment de la pros­ti­tu­tion. De même, les conduites et les pra­tiques des immi­grés afri­cains et nord-afri­cains sont aujourd’­hui régu­liè­re­ment décriées par un Occi­dent qui se consi­dère comme affran­chi, foyer du fémi­nisme et terre d’é­lec­tion des homo­sexuels, et s’au­to­ri­sant donc une mis­sion de libé­ra­tion tra­dui­sant ain­si la per­sis­tance d’un racisme postcolonial.

« La richesse, une peau blanche, le genre mas­cu­lin et des pri­vi­lèges eth­niques peuvent atté­nuer les effets de la stra­ti­fi­ca­tion sexuelle. […] Mais même les plus favo­ri­sés ne sont pas immu­ni­sés contre l’oppression sexuelle. » 

Gayle Rubin, Pen­ser le sexe, 2011b

Aujourd’hui, la sexua­li­té est poli­tique. Comme elle l’était hier. Le pas­sage his­to­rique du dis­po­si­tif d’alliance au dis­po­si­tif de sexua­li­té, en Occi­dent du moins, a fait émer­ger un champ sexuel rela­ti­ve­ment auto­nome, mais n’a rien enle­vé au fait que ces dis­po­si­tifs n’échappent ni à l’histoire ni au social. De même, la pré­oc­cu­pa­tion pour la (re)production des rap­ports sociaux n’est cer­tai­ne­ment pas l’apanage des « pré­mo­dernes ». En par­ti­cu­lier concer­nant le sexe — pris au double sens de genre et de sexua­li­té —, la divi­sion sexuelle du tra­vail, la pro­duc­tion d’identités de genre (asy­mé­triques) et le régime d’hétérosexualité obli­ga­toire (Rubin, 2011a ; Wit­tig, 2007) figurent tou­jours au menu de la moder­ni­té avancée.

La sexualité politique

La for­mule n’est pas sans rap­pe­ler un célèbre slo­gan fémi­niste : « Le pri­vé est poli­tique. » De fait, les mou­ve­ments sexuels (des femmes, gays, les­biennes, trans, queer) et, plus géné­ra­le­ment, les apports des mino­ri­taires sur les ques­tions de sexua­li­té ont mis en lumière, d’une part, l’androcentrisme et, d’autre part, l’hétérocentrisme de la socié­té dont les sciences (sociales) ne se sont que par­tiel­le­ment dis­tan­ciées. Tout comme elles ont été et sont encore carac­té­ri­sées par l’ethnocentrisme, pour­tant radi­ca­le­ment remis en cause dans la fou­lée de la déco­lo­ni­sa­tion et du mou­ve­ment afro-amé­ri­cain des civil rights en lutte contre les rap­ports d’exploitation et de domi­na­tion basés sur la « race ». L’analyse des poli­tiques sexuelles contem­po­raines doit ain­si prendre en compte les rap­ports sociaux, les idéo­lo­gies, les ins­ti­tu­tions, les méca­nismes d’oppression et les formes de conflit du sys­tème sexuel (Rubin, 2011b), les­quels ne sont pas réduc­tibles à la sphère de la « pro­duc­tion des moyens d’existence » (piste déjà évo­quée par Engels, 1971), ni donc à une ana­lyse stric­te­ment économique.

Les écrits, faits et gestes des mino­ri­taires contre l’oppression de sexe se sont por­tés sur divers fronts. Celui de la famille d’abord, dont l’existence bio­lo­gique, décou­lant de la part pro­créa­tive de la sexua­li­té, ne sau­rait mas­quer son orga­ni­sa­tion et ses fina­li­tés émi­nem­ment sociales. Sur ce plan, les immenses avan­cées tech­no­so­cio­lo­giques quant aux moda­li­tés de régu­la­tion des nais­sances et de sépa­ra­tion entre sexua­li­té et pro­créa­tion (contra­cep­tion, avor­te­ment, fécon­da­tion in vitro) ne doivent pas faire oublier les com­bats qui ont per­mis aux femmes de gagner la légi­ti­mi­té du contrôle de leur capa­ci­té repro­duc­tive. Mais si la famille a un lien encore plus étroit avec la sexua­li­té, c’est bien au plan édu­ca­tif puisqu’elle est aujourd’hui encore l’un des (re)producteurs pri­maires de la nor­ma­ti­vi­té sexuelle, en plus de l’État, de l’école, de la méde­cine (psy­chia­trique) et des médias. Quant à la reli­gion, l’institution catho­lique a certes per­du en influence, mais l’héritage chré­tien et son lot de « néga­ti­vi­té sexuelle » (Rubin, 2011b) demeurent tou­te­fois ins­crits dans les struc­tures sociales et les dis­po­si­tions men­tales domi­nantes. En ce sens et en plein cœur de la « moder­ni­té », la « tra­di­tion » conti­nue d’agir sur les repré­sen­ta­tions de sexe/genre. Par exemple, en matière de choix du/des par­te­naires et des pra­tiques, des cri­tères de sexe, de « race », de culture, de reli­gion, d’âge, d’état de san­té et bien sûr de classe dépar­tagent les conjoints per­mis ou inter­dits en fonc­tion d’une hié­rar­chie sexuelle favo­ri­sant « le bien-être des pri­vi­lé­giés sexuels et l’animosité face aux exclus sexuels » (Rubin, 2011b).

Élus et exclus du système sexuel

Si les repré­sen­ta­tions et les com­por­te­ments semblent avoir évo­lué, la stra­ti­fi­ca­tion sexuelle contem­po­raine repose tou­jours sur une échelle dis­tin­guant radi­ca­le­ment la « bonne » sexua­li­té de la « mau­vaise ». La pre­mière est per­çue comme nor­male, natu­relle, voire sacrée : elle est hété­ro­sexuelle, conju­gale, mono­game, coï­tale, pro­créa­trice, non com­mer­ciale ; elle a lieu au sein du couple stable, entre indi­vi­dus de même géné­ra­tion, à la mai­son ; elle s’abstient de recou­rir à la por­no­gra­phie, aux gad­gets éro­tiques ; enfin elle n’accepte aucune pola­ri­sa­tion éro­tique autre que celle des rôles homme/femme. La seconde est jugée dan­ge­reuse : celle des tra­ves­tis, trans, féti­chistes, pra­ti­quants S/M, pros­ti­tués, échan­gistes, adeptes du sexe en groupe ou en public et entre per­sonnes de géné­ra­tions dif­fé­rentes. Entre ces deux pôles, une quête de res­pec­ta­bi­li­té se joue pour (par ordre décrois­sant): les hété­ros non mariés, les hété­ros mul­ti­par­te­naires et les homos en couple « stable » (Rubin, 2011b).

Des avan­cées déplacent la fron­tière de l’ordre sexuel, sans tou­te­fois le pro­pul­ser dans un chaos où le sexe « vrai­ment mau­vais » se rap­pro­che­rait périlleu­se­ment du « bon sexe ». À cela, il convient d’ajouter que, d’une part, l’analyse des trans­for­ma­tions sexuelles doit prendre en compte la hié­rar­chie sexuelle encore à l’œuvre et ain­si évi­ter l’écueil qui consiste à mettre sur le même pied diverses pra­tiques qui ne font pas l’objet d’une appré­cia­tion équi­va­lente. D’autre part, mal­gré une accep­ta­tion récente et toute rela­tive de cer­tains choix éro­tiques aupa­ra­vant tota­le­ment dis­qua­li­fiés, ceux-ci res­tent « trans­gres­sifs » au sens où ils rap­pellent la limite de l’ordre sexuel en vigueur. Ain­si, le recours à la por­no­gra­phie est peut-être plus légi­time au sein du couple, mais la clas­si­fi­ca­tion « x » demeure et la cen­sure main­tient ce ciné­ma dans un ghet­to sexuel. De même, si l’échangisme a pu connaitre un cer­tain engoue­ment média­tique, la pra­tique conti­nue à vali­der la cen­tra­li­té du couple monogame.

Le couple, même dans la mono­ga­mie, reste le lieu par excel­lence de la sexua­li­té, où il est « nor­mal » et désor­mais impé­ra­tif de « bien vivre sa sexua­li­té ». Mais il est simul­ta­né­ment un hors lieu du sexe où l’aliénation (post) matri­mo­niale pro­duit un adul­tère struc­tu­rel et contri­bue à cer­tains recours à la pros­ti­tu­tion fémi­nine ou mas­cu­line, comme les com­plé­ments fonc­tion­nels et sup­plé­tifs de la conju­ga­li­té hété­ro­sexuelle. Hommes et femmes n’ont tou­te­fois pas souf­fert « éga­le­ment » du sceau de l’infamie et du cou­pe­ret de la jus­tice. L’adultère a en effet été bien moins répri­mé du côté du mari jusqu’à ce qu’il sorte fina­le­ment des délits pénaux (en 1976 en Bel­gique), même si le devoir de fidé­li­té dans le cadre du mariage est encore pré­vu par le code civil et qu’un constat d’adultère peut encore consti­tuer un motif de divorce. Rap­pe­lons éga­le­ment qu’en 1920, le droit de vote qui était accor­dé aux femmes belges, outre qu’il était res­treint aux élec­tions com­mu­nales, excluait les pros­ti­tuées et les femmes condam­nées pour adul­tère. Quant au stig­mate de putain (Phe­ter­son, 1986), il conti­nue de peser sur les exis­tences indi­vi­duelles, sociales et admi­nis­tra­tives des « filles publiques » tan­dis que les clients res­tent les grands absents de l’analyse de la ques­tion — sauf lorsque leurs conduites sont cri­mi­na­li­sées, à l’encontre d’une poli­tique rai­son­née de san­té publique et envers et contre toute poli­tique d’émancipation sexuelle. Les rap­ports sexuels entre époux ne sont pas les seuls à être légi­times ou accep­tés, mais un double stan­dard de mora­li­té sexuelle exerce une répres­sion plus féroce sur la sexua­li­té active des femmes. Cette situa­tion est dénon­cée depuis la fin du XIXe siècle par les fémi­nistes de divers courants.

Les fémi­nistes — en par­ti­cu­lier les les­biennes poli­tiques — ont théo­ri­sé le mariage comme le lieu d’une appro­pria­tion de la force pro­duc­tive et repro­duc­tive des femmes (Del­phy, 1998) et comme un espace tran­sac­tion­nel au sein du conti­nuum de l’échange éco­no­mi­co-sexuel (Tabet, 1987). Ces auteures mili­tantes ont de la sorte été capables de sor­tir l’hétérosexualité de la nor­ma­li­té stu­pé­fiante dans laquelle elle était plon­gée pour en rendre compte non pas comme d’une pré­fé­rence sexuelle, mais bien comme d’un régime poli­tique (Wit­tig, 2007). La divi­sion sexuelle du tra­vail au fon­de­ment de l’hétérosexualité obli­ga­toire (Rubin, 2011a) n’ayant pas dis­pa­ru, c’est en ce sens que le contrôle de la sexua­li­té des femmes et des mino­ri­tés éro­tiques per­dure même si le dis­po­si­tif d’alliance ne pré­do­mine plus. La pro­duc­tion de genres qui doivent s’unir pour for­mer une cel­lule éco­no­mique valide reste donc une néces­si­té dans le dis­po­si­tif de sexua­li­té. Dans ce cadre, eu égard aux rap­ports de force et de dépen­dance, le plus sou­vent en défa­veur des femmes, la per­sis­tance d’une han­tise de l’infidélité doit être dou­ble­ment ana­ly­sée en regard de la nor­ma­ti­vi­té sexuelle domi­nante (et à son ins­crip­tion dans les psy­chés indi­vi­duelles) et au risque maté­riel d’être aban­don­né qu’elle engendre. Nul besoin, dans ce cas, de se pen­cher sur les « pré­mo­dernes » d’ici ou d’ailleurs : le constat des inéga­li­tés éco­no­miques de sexe, toutes modernes qu’elles sont, suf­fit à convaincre.

Les indésirables

Les sexua­li­tés sont for­mées de dési­rs et de pra­tiques éro­tiques, de corps et de plai­sirs déter­ri­to­ria­li­sés (Pre­cia­do, 2000). Les fémi­nistes ont pu, les pre­mières, mettre à l’avant-scène le plai­sir sexuel des femmes, lequel avait au mieux été igno­ré, au pire construit à leur détri­ment par la psy­cha­na­lyse et la sexo­lo­gie (Gau­thier, 1976). Elles ont éga­le­ment per­mis que le viol, notam­ment conju­gal, soit recon­nu en tant que crime (en 1989 en Bel­gique). Il ne doit d’ailleurs pas être consi­dé­ré comme une « forme de sexua­li­té », mais bien comme un mode d’appropriation très direct des (sexes des) femmes par les hommes et, fina­le­ment, comme une dimen­sion fon­da­men­tale, voire un élé­ment de défi­ni­tion de la condi­tion fémi­nine (Des­pentes, 2006).

Le pro­blème du consen­te­ment se pose de manière bien moins évi­dente pour les « mino­ri­tés dans la mino­ri­té ». À ce titre, la pros­ti­tu­tion et le sado­ma­so­chisme, par exemple, conti­nuent d’être clas­sés au bas de l’échelle sexuelle, que ce soit au plan des repré­sen­ta­tions com­munes ou du trai­te­ment ins­ti­tu­tion­nel qui leur est réser­vé. Dans ces cas, le cri­tère de consen­te­ment ne suf­fit pas à rendre légi­time ou légal un échange sexuel. L’État conti­nue ain­si de régu­ler les sexua­li­tés des adultes lorsque des actes jugés « indignes » ou « immo­raux » jus­ti­fient son inter­ven­tion, appuyée selon les cas par diverses forces sociales — essen­tiel­le­ment conser­va­trices et réac­tion­naires, par­fois même dans le rang des fémi­nistes. Mal­gré l’expression « entre adultes consen­tants », il n’est ain­si pas per­mis de consen­tir à tout. Pour preuve, divers pro­cès et condam­na­tions d’adeptes du sado­ma­so­chisme en l’absence de plainte. De même, le code pénal pré­voit tou­jours la répres­sion de la débauche — mal­gré le conte­nu émi­nem­ment variable de ce terme. En Bel­gique, les demandes, sans suc­cès, pour l’en faire sor­tir éma­naient des gays dans les années quatre-vingt (Vin­ci­neau, 1985). Cette caté­go­rie de l’action publique reste donc opé­ra­tion­na­li­sable, au gré des conjonc­tures, par la police des mœurs.

La pros­ti­tu­tion, en par­ti­cu­lier, est un cas type du pro­blème des limites du consen­te­ment avec la réac­ti­va­tion, depuis les années quatre-vingt, de la caté­go­rie de « traite des êtres humains » dans un contexte de construc­tion euro­péenne et de fer­me­ture des fron­tières. En Bel­gique, des dis­po­si­tions légales indif­fé­rentes au consen­te­ment ont été intro­duites à la faveur d’un cli­mat de « panique morale » né au début des années nonante des suites de la publi­ca­tion de l’ouvrage Elles sont si gen­tilles, Mon­sieur du jour­na­liste Chris de Stoop au sujet des réseaux inter­na­tio­naux de pros­ti­tu­tion et, quelques années plus tard, de l’affaire Dutroux. Une pros­ti­tuée étran­gère sera à prio­ri consi­dé­rée comme une vic­time d’exploitation, qu’elle consente ou pas à se pros­ti­tuer, au contraire d’une pros­ti­tuée « natio­nale » à qui la capa­ci­té même de consen­tir sera, dans les faits et les repré­sen­ta­tions, plus faci­le­ment reconnue.

Le débat sur la pros­ti­tu­tion comme métier « libre­ment choi­si » éclaire ce même débat par l’autre bout. D’une part, si « céder n’est pas consen­tir » (Mathieu, 1991), il convient tou­te­fois de dis­tin­guer la contrainte sociale qui s’exerce à divers degrés sur tout un cha­cun, l’exploitation qui carac­té­rise toutes les formes de tra­vail sala­rié où une plus-value est extraite et, enfin, la coer­ci­tion directe ou l’abus de pou­voir, et ce peu importe l’activité. D’autre part, l’impossibilité lar­ge­ment répan­due à conce­voir le sexe comme un outil de tra­vail, au même titre que les mains ou le cer­veau, révèle que « quelque chose » s’obstine à main­te­nir le tra­vail sexuel dans un régime d’exceptionnalité. À la dif­fé­rence des luttes des femmes, des gays et des les­biennes, les pros­ti­tuées ne sont pas par­ve­nues à faire entendre leurs demandes de recon­nais­sance sociale et de régu­la­tion juri­dique de leur acti­vi­té pro­fes­sion­nelle auprès des pou­voirs publics. Pour cause, l’affirmation de la légi­ti­mi­té des ser­vices sexuels comme forme de tra­vail n’est pas com­pa­rable à, voire contre­dit, l’expression d’une iden­ti­té sexuelle : « Leurs reven­di­ca­tions touchent donc au cœur même de la scien­cia sexua­lis, à l’idée que nos pra­tiques sexuelles défi­nissent notre sexua­li­té comme expé­rience sub­jec­tive pro­fonde et livrent la véri­té de notre être » (Parent, 2001). En plus du consen­te­ment, l’idéal « roman­tique » encore vivace d’une sexua­li­té plei­ne­ment vécue dans l’amour dés­in­té­res­sé, réci­proque et exclu­sif, débou­chant sur la « réa­li­sa­tion de soi » laisse fina­le­ment pen­ser que le sen­ti­ment, plus que le consen­te­ment, est à la base de la légi­ti­mi­té sexuelle — la pros­ti­tu­tion occu­pant alors ici la der­nière place.

Actualité interculturelle des politiques sexuelles

Enfin, la sexua­li­té est poli­tique au sens du rôle que lui fait jouer un pou­voir ven­tri­loque et son ordre : elle est « contrainte de ser­vir de lan­gage et de légi­ti­mi­té à des réa­li­tés qui sont autres qu’elles » (Gode­lier, 1989). Cer­taines polé­miques en la matière consti­tuent un habile moyen de « détour­ner l’opinion publique d’autres causes d’anxiété sociale et de les déchar­ger de leur inten­si­té émo­tion­nelle » (Rubin, 2011b). Depuis une décen­nie et ce de manière extrê­me­ment visible, les que­relles qui occupent le devant de la scène média­tique et poli­tique concernent le point de vue à adop­ter et la règle­men­ta­tion éven­tuelle à mettre en œuvre vis-à-vis des atti­tudes et conduites de sexe des immi­grés et de leurs des­cen­dants, par­ti­cu­liè­re­ment les Afri­cains et Nord-Afri­cains musul­mans. Ceux-ci sont fré­quem­ment dépeints, à mots cou­verts ou plus bru­ta­le­ment, comme des arrié­rés sexuels, voire des bar­bares, en regard d’une ana­lyse de leur orga­ni­sa­tion sociale dite « com­mu­nau­taire » et fon­da­men­ta­le­ment inéga­li­taire au plan du genre et où des normes matri­mo­niales « archaïques » per­sis­te­raient envers et contre toute ten­ta­tive de moder­ni­sa­tion. La situa­tion des femmes est régu­liè­re­ment décrite comme le résul­tat d’une domi­na­tion vio­lente et celle des homos comme une figure illus­tra­tive de la répres­sion totale des sexualités.

Demandes de réfec­tion de l’hymen et cer­ti­fi­cat de vir­gi­ni­té, refus expri­més par cer­taines patientes ou leurs proches d’être exa­mi­nées par un méde­cin homme, mais aus­si port du voile, mariages arran­gés ou for­cés, poly­ga­mie, « tour­nantes » et « crimes d’honneur », enfin muti­la­tions géni­tales et tabou de l’homosexualité. Voi­là autant d’objets qui foca­lisent l’attention publique dans un débat sim­pliste et stig­ma­ti­sant dan­ge­reu­se­ment des popu­la­tions en les figeant dans une « culture » mono­li­thique au détri­ment d’une ana­lyse en termes de rap­ports sociaux de classe et de « race ». Plus encore, ces repré­sen­ta­tions construisent et conso­lident le fan­tasme d’un Occi­dent libé­ra­teur et libé­ré, terre d’élection du fémi­nisme (Coene, 2007) et homo-eldo­ra­do (Fas­sin, 2006). Ici, l’asymétrie et la vio­lence de sexe auraient été abo­lies (Del­phy, 2008), occul­tant qu’elles sont « un effet de struc­tures et de sys­tèmes de pou­voir obser­vable dans toutes les socié­tés et dans toutes les cultures, aujourd’hui encore, y com­pris en Europe et d’autres pays occi­den­taux, avec seule­ment des varia­tions de formes et d’intensité » (Freed­man et Val­luy, 2007). Dans un contexte poli­tique mon­dial « hun­ting­to­nien » for­te­ment pola­ri­sé et mar­qué par la jus­ti­fi­ca­tion d’interventions mili­taires inter­na­tio­nales notam­ment au nom des femmes et des mino­ri­tés sexuelles, le racisme post­co­lo­nial, vêtu de ses nou­veaux ori­peaux aux accents plus que jamais isla­mo­phobes, semble peu à peu struc­tu­rer les repré­sen­ta­tions contem­po­raines de la sexua­li­té et du genre. En face, les fémi­nistes sont divi­sées par les mesures gou­ver­ne­men­tales entre anti­sexisme et anti­ra­cisme (Del­phy, 2008), les femmes et les homos d’ici et de là-bas sont pris en étau entre isla­misme, racisme et impé­ria­lisme, enfin, une cer­taine gauche se trouve dans une impasse entre une (extrême) droite anti-arabe et des ami­tiés poli­tiques avec des (pro)religieux. Res­tent quelques résis­tants, comme Judith But­ler refu­sant le Prix du cou­rage civil décer­né par la marche des fier­tés ber­li­noise en 2010, fus­ti­geant l’homonationalisme peu sou­cieux du racisme et la double dis­cri­mi­na­tion subie par les migrants homos et trans.

Un ensei­gne­ment à reti­rer de ces luttes et des tra­vaux des mino­ri­taires sur les sexua­li­tés est cer­tai­ne­ment qu’il faut « déca­ler son regard » et rap­pe­ler « d’où l’on parle » pour ne pas faire fi de l’histoire sociale ou suc­com­ber à la psy­cho­lo­gi­sa­tion ambiante, ni prê­ter ses outils aux domi­na­tions et aux invi­si­bi­li­tés sociales qu’elles produisent.

Myriam Dieleman


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