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Ce que le drame de Lampedusa révèle de la politique européenne

Numéro 11 Novembre 2013 par Yves Pascouau

novembre 2013

Le nau­frage sur­ve­nu la semaine pas­sée à Lam­pe­du­sa est, comme cela a été maintes fois répé­té, un drame. Pour les vic­times, évi­dem­ment, les­quelles ne connai­tront jamais le des­tin pour lequel elles ont entre­pris ce voyage inhu­main et fina­le­ment mor­tuaire. Pour les habi­tants de Lam­pe­du­sa qui mal­gré leur aide ont vu, en l’espace d’une mati­née, leur ile transformée […]

Le nau­frage sur­ve­nu la semaine pas­sée à Lam­pe­du­sa est, comme cela a été maintes fois répé­té, un drame. Pour les vic­times, évi­dem­ment, les­quelles ne connai­tront jamais le des­tin pour lequel elles ont entre­pris ce voyage inhu­main et fina­le­ment mor­tuaire. Pour les habi­tants de Lam­pe­du­sa qui mal­gré leur aide ont vu, en l’espace d’une mati­née, leur ile trans­for­mée en cime­tière à ciel ouvert. Pour l’Europe enfin, car c’est bien vers elle et ses États membres que ces per­sonnes sont venues cher­cher une nou­velle dignité.

L’Union euro­péenne (UE) jus­te­ment, celle vers qui tous les regards se sont immé­dia­te­ment tour­nés. Les uns pour récla­mer son sou­tien maté­riel et finan­cier, les autres pour dénon­cer son inca­pa­ci­té à gérer les phé­no­mènes migra­toires et cer­tains, enfin, pour sou­li­gner sa res­pon­sa­bi­li­té dans le drame.

Le réflexe est légi­time si l’on consi­dère que l’UE est plei­ne­ment com­pé­tente dans ce domaine de la poli­tique d’immigration. Mais alors qui blâ­mer pré­ci­sé­ment ? La Com­mis­sion euro­péenne, dont il faut rap­pe­ler que la com­mis­saire char­gée des Ques­tions migra­toires plaide depuis son inves­ti­ture pour une ges­tion humaine et ouverte des migra­tions ? Le Par­le­ment euro­péen, qui est désor­mais inves­ti du pou­voir de co-légis­la­teur ? Le conseil des ministres qui joue éga­le­ment un rôle déter­mi­nant dans l’élaboration de la poli­tique euro­péenne ? Les trois ins­ti­tu­tions prises solidairement ? 

Ni les uns, ni les autres. En réa­li­té, le drame de Lam­pe­du­sa met en lumière une situa­tion beau­coup plus pré­oc­cu­pante, celle du carac­tère inabou­ti de la poli­tique d’immigration de l’UE. Et pour le dire plus direc­te­ment, celle de la res­pon­sa­bi­li­té des États membres de l’Union euro­péenne et non de cette der­nière seulement.

Une compétence étatique encore importante

« Schen­gen » et « Fron­tex » sont des termes bien connus, qui donnent l’impression que l’UE « a la main » sur la ges­tion des flux migra­toires. La réa­li­té est plus nuan­cée. Un rapide aper­çu des méca­nismes exis­tants dans le domaine de la coopé­ra­tion de Schen­gen démontre que les États membres n’ont pas abdi­qué la tota­li­té de leur sou­ve­rai­ne­té, et donc de leur responsabilité.

Éta­blie en 1985, la coopé­ra­tion de Schen­gen a pour objec­tif de mettre en oeuvre un espace de libre cir­cu­la­tion sans contrôles aux fron­tières inté­rieures. Pour ce faire, les États ont adop­té des mesures d’accompagnement por­tant entre autres sur la poli­tique des visas de court séjour et la ges­tion des fron­tières extérieures.

La poli­tique des visas de court séjour com­prend notam­ment un règle­ment qui défi nit la liste des pays tiers dont les res­sor­tis­sants sont sou­mis à l’obligation de visa, un code com­mu­nau­taire des visas qui fi xe les pro­cé­dures et condi­tions de déli­vrance des visas et un sys­tème infor­ma­ti­sé com­mun conte­nant les don­nées bio­mé­triques des per­sonnes aux­quelles un visa a été déli­vré ou refu­sé (le Visa Infor­ma­tion Sys­tem).

Le dis­po­si­tif juri­dique est très étof­fé mais il ne contraint que de manière rela­tive le pou­voir de déci­sion des États membres. En effet, si les États membres ne sont pas auto­ri­sés à impo­ser un visa aux res­sor­tis­sants des pays exemp­tés de cette obli­ga­tion (les pays occi­den­taux prin­ci­pa­le­ment) et s’ils ne sont pas habi­li­tés à déli­vrer un visa de court séjour aux per­sonnes qui ne rem­plissent pas les condi­tions éta­blies par le Code visa, le droit de l’UE n’oblige pas les États à déli­vrer un visa même lorsque les condi­tions requises sont rem­plies. Autre­ment dit, le droit de l’UE n’institue pas un droit au visa qui aurait pour effet de pri­ver les États membres de leur pou­voir dis­cré­tion­naire. Ain­si, les migrants que l’on pleure aujourd’hui ont peut-être vu leur demande de visa refu­sée hier par les consu­lats des États membres.

De manière iden­tique, de nom­breuses règles ont été adop­tées en matière de ges­tion des fron­tières exté­rieures — Code fron­tières Schen­gen et Agence Fron­tex — sans que la res­pon­sa­bi­li­té du contrôle de la fron­tière exté­rieure n’échappe aux États membres. Plus pré­ci­sé­ment, lorsqu’il contrôle sa par­tie de fron­tière exté­rieure de l’espace Schen­gen, l’État membre exerce cette tâche pour l’ensemble des autres États membres. Aus­si la res­pon­sa­bi­li­té d’exercer les mis­sions de contrôle, confor­mé­ment aux droits de l’homme, incombe- t‑elle à l’État membre qui engage une telle action ou à l’État membre qui sol­li­cite une action com­mune sous la hou­lette de l’Agence Fron­tex. Cette der­nière réfute d’ailleurs toute res­pon­sa­bi­li­té dans le domaine de la ges­tion des contrôles aux fron­tières, argüant notam­ment qu’elle n’exerce qu’une action de coor­di­na­tion des opé­ra­tions nationales.

Pour résu­mer, même dans des domaines où le droit de l’UE a connu des avan­cées très impor­tantes, la déci­sion de déli­vrer un visa et le contrôle aux fron­tières relèvent de la res­pon­sa­bi­li­té des États et non de l’UE. De ce point de vue, le qua­li­fi­ca­tif ou cli­ché « Europe for­te­resse » s’adresse davan­tage aux États d’Europe qu’à l’Union européenne.

Faire sauter les résistances étatiques

Est-ce à dire que cela suf­fit à exo­né­rer le pro­jet euro­péen de toute res­pon­sa­bi­li­té dans les drames récur­rents aux fron­tières mari­times et ter­restres de l’Union euro­péenne ? La réponse est néga­tive. Les ins­ti­tu­tions de l’UE sont capables d’agir en com­mun et d’établir une réelle poli­tique euro­péenne qui contraigne les États membres et assure le res­pect des popu­la­tions migrantes.

Elles l’ont notam­ment fait dans le domaine de l’asile où les règles désor­mais appli­cables font peser d’importantes obli­ga­tions sur les États membres en termes de pro­tec­tion des réfu­giés et per­sonnes fuyant les per­sé­cu­tions. Cette voie doit être sui­vie dans le domaine de l’immigration. Un tel mou­ve­ment requiert cepen­dant une volon­té com­mune des États membres, ce qui n’est actuel­le­ment pas acquis dans plu­sieurs domaines de la poli­tique migratoire.

Le sau­ve­tage en mer devrait consti­tuer une pré­oc­cu­pa­tion majeure. Or, les États ne se montrent pas par­ti­cu­liè­re­ment pres­sés de légi­fé­rer dans ce domaine. Après cinq années de négo­cia­tions, un accord est fina­le­ment inter­ve­nu sur le sys­tème euro­péen de sur­veillance des fron­tières (EUROSUR). Tout en ren­for­çant la sur­veillance des fron­tières, ce sys­tème doit éga­le­ment contri­buer à sau­ver des vies en mer. En revanche, l’adoption d’un règle­ment devant ren­for­cer la pro­tec­tion des droits fon­da­men­taux et le prin­cipe de non­re­fou­le­ment dans les opé­ra­tions en haute mer coor­don­nées par l’Agence Fron­tex demeure tou­jours en souffrance.

La résis­tance des États membres concerne éga­le­ment l’immigration légale, c’est-à-dire l’admission des migrants. Des direc­tives ont certes été adop­tées dans des domaines cibles (étu­diants, cher­cheurs, tra­vailleurs hau­te­ment qua­li­fiés), mais les États se montrent désor­mais très réti­cents à aller plus loin. Les blo­cages suc­ces­sifs sou­le­vés dans la négo­cia­tion de la direc­tive « tra­vailleurs sai­son­niers » témoignent de cette opposition.

En consé­quence, les poli­tiques d’admission des migrants relèvent encore des États membres. Or, leur carac­tère géné­ra­le­ment res­tric­tif a pour effet d’obliger les can­di­dats à la migra­tion d’emprunter les voies de l’irrégularité quand ce ne sont pas celles inhu­maines des filières de passeurs. 

Au-delà de la rela­tion entre fer­me­ture des canaux d’immigration légale et drames liés à l’immigration irré­gu­lière, les États membres doivent conve­nir que le main­tien de vingt-huit poli­tiques dif­fé­rentes, notam­ment au regard de l’immigration de tra­vail, ne cor­res­pond en rien à la logique d’un mar­ché euro­péen du tra­vail et à ses besoins. Qu’on le veuille ou non, le défi démo­gra­phique auquel l’Union euro­péenne fera face dans les pro­chaines années va accen­tuer le besoin de main‑d’oeuvre. Sans l’adoption d’une poli­tique com­mune d’admission lisible, ouverte et attrac­tive, fon­dée en par­ti­cu­lier sur la mobi­li­té intra-euro­péenne, il ne sera pas pos­sible de rele­ver ce défi déci­sif. Ce qui aura un prix en termes poli­tiques, éco­no­miques et sociaux.

Enfin, la poli­tique exté­rieure, encore lar­ge­ment dic­tée par les États membres, doit s’extirper d’une approche fon­dée sur la dimen­sion « contrôle » de l’immigration. Elle doit évo­luer vers une poli­tique dans laquelle la « mobi­li­té » des per­sonnes n’est pas un concept réduit aux visas de court séjour mais bien un pro­jet per­met­tant aux indi­vi­dus de construire un ave­nir pour leur famille, leur pays d’origine et l’Union européenne.

Dési­gner l’Union euro­péenne comme res­pon­sable de la tra­gé­die de Lam­pe­du­sa est quelque peu rapide, car les États membres demeurent encore lar­ge­ment maitres de ces ques­tions qui mêlent ges­tion des fron­tières, poli­tique des visas, admis­sion des migrants, rela­tions avec les pays tiers. Cela per­met néan­moins de signi­fier que, dans l’esprit du plus grand nombre, cette ques­tion est bel et bien euro­péenne et de sou­li­gner l’insuffisance d’une poli­tique réel­le­ment com­mune de l’immigration.
Des drames tels que celui de Lam­pe­du­sa pour­raient demain être évi­tés si trois fac­teurs étaient enfin réunis. Éla­bo­rer une poli­tique migra­toire euro­péenne qui prenne en compte la com­plexi­té et les inter­ac­tions entre les dif­fé­rents pans de la poli­tique, y com­pris sa dimen­sion externe et sa mise en oeuvre opé­ra­tion­nelle. Situer cette poli­tique dans le cadre strict du res­pect des droits de l’homme. Inten­si­fier la soli­da­ri­té entre les États membres en sou­te­nant les États les plus expo­sés. La réunion de ces fac­teurs impli­queun ren­for­ce­ment du rôle de l’UE et par consé­quen­tun aban­don de sou­ve­rai­ne­té de la partdes États.

S’il est de la res­pon­sa­bi­li­té des ins­ti­tu­tions del’UE de rap­pe­ler l’importance de déve­lop­pe­rune poli­tique plus ouverte et humaine, il faut­par­fois attendre la sur­ve­nance d’évènements tra­giques pour faire sau­ter les résistances.

Cet article a été publié dans www.contexte.com

Yves Pascouau


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