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Ce que la « crise » des réfugiés doit nous apprendre

Numéro 7 - 2015 par Albert Bastenier

novembre 2015

Les flux migra­toires ne sont que le reflet de l’état du monde : inégal, cruel et peu sûr. Un monde qui engendre la mise en route de mil­lions d’individus à la recherche d’une implan­ta­tion qui les mette à l’abri du dénue­ment éco­no­mique ou de l’insécurité phy­sique. On ne peut jamais réduire leur démarche à un seul motif de départ. […]

Éditorial

Les flux migra­toires ne sont que le reflet de l’état du monde : inégal, cruel et peu sûr. Un monde qui engendre la mise en route de mil­lions d’individus à la recherche d’une implan­ta­tion qui les mette à l’abri du dénue­ment éco­no­mique ou de l’insécurité phy­sique. On ne peut jamais réduire leur démarche à un seul motif de départ. Ils peuvent être mul­tiples, se suc­cé­der et se cumu­ler. Et si les flux migra­toires actuels vers l’Europe revêtent prin­ci­pa­le­ment la forme de la demande d’asile, il faut admettre que les choses sont plus com­plexes. La vieille dis­tinc­tion entre migra­tion de tra­vail et migra­tion poli­tique n’a d’ailleurs jamais été satis­fai­sante et est plus incer­taine que jamais. Quoi qu’il en soit, des cen­taines de mil­liers de per­sonnes venant sur­tout du monde ara­bo-musul­man convergent aujourd’hui vers le Vieux Conti­nent qui, mal­gré sa pro­gres­sive trans­for­ma­tion en for­te­resse, garde une répu­ta­tion de havre de sécurité.

Témoins de la souf­france et de la mort, ces hommes, ces femmes et ces enfants en quête d’un refuge expriment de la façon la plus forte ce que sont les exi­gences de la digni­té humaine. Ils donnent à l’idée de « sujet humain doté de droits inalié­nables » un écho qui les dépasse infi­ni­ment. Han­nah Arendt voyait en eux les spo­liés de l’histoire contem­po­raine parce que dans le monde des États-nations, le « droit d’avoir des droits » ne com­mence à exis­ter que pour ceux qui ont déjà un sol. Elle ajou­tait que les démo­cra­ties ne montrent leur exem­pla­ri­té que lorsqu’elles prennent en compte et accueillent dans toute la mesure de leurs moyens ceux qui n’en ont pas ou n’en ont plus. Dès lors, à moins de sous­crire à l’idée que les États n’ont pas de prin­cipes, mais seule­ment des inté­rêts, au moment où des mil­liers de per­sonnes risquent de se noyer dans la Médi­ter­ra­née, de suc­com­ber étouf­fées dans des camions ou de mou­rir de soif sur la route d’une ile grecque, peut-on décem­ment ten­ter de rame­ner l’issue de leur tra­jec­toire à une « crise tech­nique » du tri qui filtre et sélec­tionne les migrants légi­times ou illégitimes ?

Jusqu’à quel point d’ailleurs les États dis­posent-ils de la pré­ro­ga­tive de déci­der qui peut s’installer sur leur ter­ri­toire ? C’est une ques­tion dif­fi­cile, loin d’être close. Mais n’en déplaise aux par­ti­sans du « réa­lisme poli­tique » qui dénoncent l’irresponsabilité de ceux qui vou­draient leur ouvrir trop grand la porte, l’accueil consti­tue l’étape limi­naire de toute éthique poli­tique, celle de la res­pon­sa­bi­li­té aus­si bien que celle de la convic­tion. Il faut donc res­ter vigi­lant à l’égard du dis­cours de ceux qui, se disant théo­ri­que­ment acquis à l’accueil, en viennent néan­moins rapi­de­ment à invo­quer le recul qu’il faut gar­der dans les moments où l’émotion prend le pas sur la rai­son, où l’on ne mesure pas les consé­quences sociales des lar­gesses qu’aura ulté­rieu­re­ment une récep­tion indis­cri­mi­née des demandes. Il faut tenir compte des limites éco­no­miques du contexte euro­péen dans lequel ces immi­grés auront à s’implanter. Et ils ajoutent que la capa­ci­té d’accueil entre­tient d’étroits rap­ports avec son « accep­ta­bi­li­té » par l’opinion publique. Pas­ser du réflexe à la réflexion deman­de­rait donc de quit­ter les bavar­dages au sujet des valeurs et ces­ser de rêver d’une Europe pros­père et tolé­rante qui n’existe pas.

Mais une autre manière de prendre du recul ne réside-t-elle pas dans une inter­ro­ga­tion sur le contexte social des pays de départ ? Hor­mis la « pré­fé­rence natio­nale » que nous accor­dons volon­tiers à notre façon d’être rai­son­nable, y en a‑t-il moins à tenir compte de ce qui pousse les « autres » à l’exode ? Serait-ce en l’occurrence une posi­tion dérai­son­nable ? Ce que nous apprend la « crise des migra­tions » d’aujourd’hui, c’est que le monde dans lequel nous habi­tons n’est en réa­li­té jamais tota­le­ment le nôtre. Les « bonnes rai­sons » que nous avons de faire réfé­rence à l’antériorité de « nos droits » sup­priment en réa­li­té toute pen­sée vivante au sujet de l’espace. La terre est poten­tiel­le­ment à tout le monde et lorsque l’étranger sur­git dans l’urgence, il nous sol­li­cite de faire face aux exi­gences de l’heure. L’invocation du réa­lisme poli­tique devient du cynisme lorsque l’on pré­tend que les États ont par­fai­te­ment le droit de pour­suivre leurs seules pré­oc­cu­pa­tions immé­diates et que les vic­times du chaos pla­né­taire n’ont qu’à aller voir ailleurs ou res­ter entre eux dans la par­tie sinis­trée d’un monde à jamais fracturé.

L’actuel exode à par­tir de terres deve­nues invi­vables n’a, par ailleurs, pas tar­dé à être qua­li­fié dans le dis­cours poli­tique de « drame excep­tion­nel », de « méga­crise huma­ni­taire ». Dans ce qui affecte des per­sonnes en détresse, plu­tôt que de par­ler de « crise », il vau­drait mieux cepen­dant par­ler d’«urgence ». Quant à ce qui déchire entre eux les pays de l’Union euro­péenne, il serait plus appro­prié de par­ler d’une « crise de la soli­da­ri­té » que d’une « crise des migra­tions ». Et même d’une « crise des mots ». Car à bien y réflé­chir, mal­gré la gra­vi­té de la situa­tion actuelle, il y a un usage oppor­tu­niste dans les termes « crise » et « situa­tion excep­tion­nelle ». Ils dis­si­mulent plu­tôt qu’ils n’éclairent la réa­li­té avec laquelle les États euro­péens se trouvent une nou­velle fois confron­tés. Dans la bouche des res­pon­sables poli­tiques, ces mots sont des vocables qui, avant tout, visent à faire admettre que les choses étaient impré­vi­sibles, qu’il y a des excuses à la faible capa­ci­té des États à par­ve­nir à une ligne d’action com­mune. Or, ce n’est pas d’abord d’un impré­vi­sible « acci­dent huma­ni­taire » col­la­té­ral à la guerre qu’il faut par­ler, mais de l’ultime mani­fes­ta­tion des graves ambigüi­tés qui carac­té­risent depuis long­temps les poli­tiques migra­toires européennes.

Les ter­gi­ver­sa­tions hon­teuses de ces poli­tiques se mani­festent depuis au moins un demi-siècle et sont donc bien plus anciennes que ne le laissent entendre ceux qui, aujourd’hui, évoquent une sorte de « mau­vaise passe » à tra­ver­ser. Tout au long des années 1950 à 1970 déjà, l’importation pro­gram­mée et répu­tée « tem­po­raire » des « tra­vailleurs immi­grés » fut appré­hen­dée dans le registre de la réver­si­bi­li­té, autre­ment dit du pro­vi­soire et donc de l’exception. Puisqu’à terme les migrants retour­ne­raient chez eux, cela per­met­tait de ne pas trop se pré­oc­cu­per de cet aspect de la vie col­lec­tive. Et en 1974, au moment où de manière « non pré­vue » ils se sta­bi­li­sèrent sur place à la suite de la déci­sion uni­la­té­rale de fer­me­ture des fron­tières à l’immigration de tra­vail, cela don­na nais­sance à une vague d’hostilité sys­té­ma­tique à leur égard. Elle aus­si fut vécue comme une « crise de l’immigration ». S’ensuivit le déve­lop­pe­ment de la clan­des­ti­ni­té sous cou­vert de « migra­tion tou­ris­tique », connue de tous et même cou­verte par les États. On enten­dit cepen­dant par­ler d’«invasions bar­bares » et cer­tains prô­nèrent leur « rapa­trie­ment for­cé ». Ce fut ensuite le droit au regrou­pe­ment fami­lial, consa­cré par les conven­tions inter­na­tio­nales, qui ali­men­ta les flux migra­toires. Pour les États, appa­rem­ment rien d’autre là que de l’«inattendu » qui fit pas­ser ces nou­veaux immi­grés pour des « abu­seurs » de la pro­tec­tion sociale. Il fal­lait mettre un terme ou tout au moins de sérieuses limites à ce droit.

Ulté­rieu­re­ment, on se mit à redou­ter la crise des « migra­tions cli­ma­tiques » qui lais­saient pré­voir des flux cau­che­mar­desques pour l’avenir. Cela ne contri­bua tou­te­fois pas à l’adoption de mesures sus­cep­tibles d’en atté­nuer la cause. Et au cours des trois der­nières décen­nies enfin, s’est pro­gres­si­ve­ment impo­sé à l’attention l’accroissement constant du nombre de deman­deurs d’asile. Tous les indi­ca­teurs dis­po­nibles fai­saient voir qu’il s’agissait là d’un hori­zon irré­cu­sable. Selon le HCR, en 1998 on en était aux envi­rons de 20 mil­lions de per­sonnes dépla­cées sur la pla­nète. On en est aux envi­rons de 60 mil­lions aujourd’hui, dont une petite mino­ri­té seule­ment (envi­ron 12%) réside en Europe.

Au motif que nombre de ces deman­deurs aspirent sur­tout à retrou­ver au plus vite leur lieu d’origine, on a trou­vé plus judi­cieux de les par­quer « pro­vi­soi­re­ment » dans des camps hors Europe, dans des « non-lieux » extra­ter­ri­to­ria­li­sés, un anti­monde cen­sé être l’instrument de ges­tion d’une « émi­gra­tion mai­tri­sée ». L’état de guerre ou de décom­po­si­tion poli­tique en Libye, en Irak et sur­tout en Syrie a signé la faillite de ce sys­tème de camps, de jungle ou de ghet­to. Elle est évi­dem­ment pour beau­coup dans la situa­tion actuelle et montre que le des­tin des migra­tions est inter­con­ti­nen­tal. S’y croisent l’espace et le temps de l’histoire géo­po­li­tique héri­tés des confi­gu­ra­tions de l’ère colo­niale et de la décom­po­si­tion des dic­ta­tures post­co­lo­niales que les États euro­péens avaient contri­bué à engen­drer ou entretenir.

À l’inventaire de ce pas­sé d’imprévoyance per­ma­nente, il convien­drait d’admettre que l’usage poli­tique actuel du mot « crise » relève d’une euphé­mi­sa­tion qui dis­si­mule ce qu’a été une manière de gou­ver­ner. Quant au fait que dans l’immédiat, il ne soit pas pos­sible de sup­pri­mer les causes de la crois­sance du nombre des deman­deurs d’asile, il ne fonde évi­dem­ment pas une excuse, mais bien un devoir. Si la conscience euro­péenne n’était pas res­tée si long­temps anes­thé­siée et la déro­bade de son per­son­nel poli­tique si durable, on aurait sans doute évi­té les quelque 30.000 per­sonnes qui ont péri en Médi­ter­ra­née au cours des vingt der­nières années. C’est durant ces années-là que les routes de l’exode se sont ouvertes, que les réseaux de pas­seurs se sont mis en place pour débou­cher dans la situa­tion pré­sente que l’interminable tra­gé­die syrienne et le ter­ro­risme de l’État isla­mique alimentent.

Parce que durant toutes ces années aucune poli­tique lucide ne fut mise en œuvre, le bref rap­pel qui vient d’en être fait doit per­sua­der qu’il faut aban­don­ner les dis­cours de l’exception qu’entretient le mot « crise ». Ce qui s’est réel­le­ment pas­sé depuis cinq décen­nies, c’est que les pays euro­péens se sont pen­sés comme des espaces poli­tiques ache­vés et clos, à l’intérieur d’un ima­gi­naire des fron­tières qui, fei­gnait-on de croire, les sous­trayait aux tur­bu­lences de l’histoire mon­diale qui n’est pas arri­vée à son terme. Cela a per­mis de s’aveugler sur l’ampleur et la per­ma­nence des trans­plan­ta­tions de popu­la­tions qui trans­for­maient pro­fon­dé­ment les sources et les moda­li­tés du peu­ple­ment conti­nen­tal. Il ne s’est agi de rien moins que d’un pro­ces­sus de sub­sti­tu­tion, d’une « nou­velle donne » démo­gra­phique deve­nue irré­ver­sible dans le déve­lop­pe­ment des démo­cra­ties occi­den­tales. Tout indique qu’à l’avenir l’Europe se peu­ple­ra en large par­tie par une per­ma­nente intro­duc­tion d’immigrés. On peut trou­ver cette pers­pec­tive déplai­sante. Mais parce que la mon­dia­li­sa­tion est un pro­ces­sus iné­luc­table qui ne concerne pas que des flux de capi­taux et de mar­chan­dises, rien ne fera bar­rage à ce phé­no­mène. Il n’ira évi­dem­ment pas sans dif­fi­cul­tés ni ten­sions. Mais il n’y a plus à se deman­der si on est pour ou si on est contre. La seule ques­tion qui vaille est de savoir com­ment contri­buer à ce que cette nou­velle séquence de l’histoire conti­nen­tale se déroule dans les meilleures condi­tions possibles.

Sous les diverses formes qu’elles pour­ront prendre, les migra­tions sont deve­nues l’un des enjeux poli­tiques majeurs du XXIe siècle. Le « réa­lisme poli­tique » si faci­le­ment invo­qué devrait être capable de le com­prendre. À l’aube du nou­veau mil­lé­naire, la situa­tion à laquelle il faut faire face dif­fère à tel point des scé­na­rios adop­tés par le pas­sé, qu’elle exige d’élaborer des poli­tiques migra­toires nou­velles. Pour­tant, comme si le futur allait se bor­ner à repro­duire le pas­sé, avec les mêmes caté­go­ries men­tales qu’hier les res­pon­sables poli­tiques des États conti­nuent à vou­loir édi­fier des bar­rières et s’efforcent de contrô­ler le mou­ve­ment des migrants en quête d’un nou­veau sol. Ils devront donc apprendre qu’en réa­li­té il y a une force irré­sis­tible dans le périple ris­qué que les migrants entre­prennent. Qu’ils ne sont la pro­prié­té ni du pays qu’ils quittent ni de celui vers lequel ils se dirigent. Ce sont des indi­vi­dus qui engagent leur des­ti­née et mani­festent par là ce qui demeure leur liber­té. Si dès lors, parce que les par­tis poli­tiques et les gou­ver­ne­ments en place sont deve­nus pour l’essentiel les défen­seurs des droits et des pri­vi­lèges déjà acquis dont on ne peut s’attendre à ce qu’ils assument spon­ta­né­ment la tâche de prendre en compte les droits humains des migrants, ce sera celle des démo­crates sin­cères de les y for­cer. Ce sera le long com­bat des mino­ri­tés morales déter­mi­nées à peser autant que faire se peut dans les déci­sions publiques qui concernent ceux qu’aujourd’hui on refoule ou on déboute.

Albert Bastenier


Auteur

Sociologue. Professeur émérite de l'université catholique de Louvain. Membre du comité de rédaction de La Revue nouvelle depuis 1967. S'y est exprimé régulièrement sur les questions religieuses, les migrations et l'enseignement.