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“Ce n’est pas illégal”
Dans un des pays les plus riches de la planète, où la sécurité sociale est une des plus sûres du monde et où le système des soins de santé est sans doute le meilleur, des dizaines de milliers de personnes ont froid, ne mangent pas à leur faim, ne se soignent plus comme il faut et […]
Dans un des pays les plus riches de la planète, où la sécurité sociale est une des plus sûres du monde et où le système des soins de santé est sans doute le meilleur, des dizaines de milliers de personnes ont froid, ne mangent pas à leur faim, ne se soignent plus comme il faut et ne voient plus comment s’en sortir. Beaucoup finissent par ne plus tenir le coup et sombrent dans un désespoir qui produit, sur elles-mêmes et sur leurs proches, une violence destructrice. Que de plus en plus d’adultes et d’enfants aient froid, faim, mal et peur aujourd’hui dans notre pays fait honte à toute la collectivité et, plus particulièrement, à ceux qui, ayant délibérément cherché ou accepté des mandats politiques, économiques ou sociaux, avec leurs contraintes, mais aussi leurs privilèges, ne mettent pas la justice et le bien-être de tous en tête de leurs priorités.
Qu’y pouvons-nous ? C’est ainsi, il y a toujours eu et il y aura toujours des malheureux, gémiront, l’air compassé, les plus fatalistes. C’est le prix à payer de l’adaptation permanente de la société aux transformations économiques et techniques, prétendront, l’air entendu, les plus cyniques. Nous avons déjà assez de soucis avec nos propres problèmes, soupireront, l’air accablé, les plus individualistes. C’est la loi du plus fort, déclareront, l’air suffisant, les plus impitoyables. Il faut travailler sur les causes profondes plutôt que sur les effets, assureront, l’air pénétré, les plus intellectuels. Au lieu de regarder ce qui ne va pas, voyons ce qui marche et allons de l’avant, commanderont, l’air engageant, les plus démagogues. C’est du misérabilisme catho, ironiseront, l’air détaché, les esprits forts… Elles sont sans limites les formes de rationalisation qui justifient l’injustifiable et permettent de dormir, malgré tout, la conscience tranquille. C’est pourquoi on est loin d’en avoir fini avec la détresse sociale, y compris dans les pays de vieille démocratie où le gouvernement du peuple est censé s’exercer par le peuple en faveur du peuple, selon la formule consacrée de Lincoln.
La démocratie, parlons-en donc. Telle que nous la concevons, elle n’a tout simplement plus d’avenir pense Guy Hermet dans L’hiver de la démocratie ou le nouveau régime1. Seule une poignée de décideurs politiques, économiques et sociaux pèse sur le destin des sociétés. D’ailleurs, la démocratie n’a jamais été qu’une ruse de l’élite pour gouverner finalement seule sous le couvert d’élections (« pièges à… ») qui donnent un blanc-seing à sa composante politique, celle qui doit passer par les urnes pour conquérir et conserver sa position de pouvoir. Telle que révélée dans Le Soir du 7 janvier 2008, la thèse de Guy Hermet actualise l’idée, diversement expliquée par les théories politiques, selon laquelle la démocratie n’a jamais réellement fonctionné et ne fonctionnera sans doute jamais.
Alors, quoi de neuf aujourd’hui ? Le roi est de plus en plus nu et ses sujets s’en laissent de moins en moins conter. Dans notre social-démocratie, les flux de redistribution de la richesse restent considérables, mais l’État-providence a épuisé la réserve de ses promesses, grâce auxquelles la démocratie a pu, un certain temps, susciter un minimum d’adhésion. Le projet de développer la démocratie participative (qui ne fonctionne vaille que vaille qu’à l’échelle locale), l’engagement de renforcer le rôle du Parlement et, surtout, l’idée de gouvernance, qui encombre tous les discours politiques, ne sont que les derniers leurres et les dernières trouvailles d’un pouvoir cynique et manipulateur pour faire avaler la couleuvre oligarchique et néocorporatiste. Si la démocratie ne fonctionne pas plus dans les têtes que dans les faits, il ne reste aux hommes politiques pas trop regardants qu’à rivaliser de populisme en vue de succès électoraux, en mobilisant des thèmes qui plaisent aux foules craintives et désorientées comme l’insécurité, le sursaut national ou le repli communautaire ou régional. Leurs triomphes laisseront, pour quelques années de plus, le terrain libre aux happy fews qui pourront continuer à gouverner vraiment dans les coulisses de la scène sur laquelle nos hommes politiques médiatiques et « pipolisés » amusent la galerie. Nuançons, restons positifs, continuons à y croire… se risquent à prêcher les optimistes. Ils ne sont que naïfs ou menteurs, tranche Guy Hermet.
Cette analyse, très sommairement esquissée ici, a de quoi refroidir les plus courageuses ardeurs. Depuis Aristote et avec Castoriadis, on sait que la dimension politique de l’expérience humaine et sociale consiste dans la capacité et la volonté des « animaux politiques » que nous sommes d’instituer la forme de vie qui leur semble la meilleure et de juger le cours des choses à partir de cette référence. Mais on sait aussi que la mise en œuvre pratique de ce modèle dans un régime politique nécessite un abandon plus ou moins important de cette capacité collective à un gouvernement concret et forcément restreint. Cette tension traverse tout particulièrement la démocratie qui, dans la pratique, est forcément moins un absolu qu’une activité permanente pour empêcher la confiscation du pouvoir ainsi que son abus par ceux qui le détiennent, moins un mode de gouvernement effectif de nos sociétés que l’horizon de sa critique, moins une réalité acquise que son invention perpétuelle.
Si, par nature, la démocratie est toujours en crise, le malaise a, à chaque époque, des ressorts particuliers. Aujourd’hui ils résident, pour une large part, dans la conscience que les institutions politiques ne recouvrent qu’une toute petite partie du politique au sens d’Aristote et de Castoriadis. Pour l’essentiel, le destin des sociétés se joue hors de portée du commun des mortels. Une seconde source du malaise est davantage à notre mesure : le sentiment qu’une partie de ceux qui occupent la scène politique et se voient confier des mandats publics les confisquent et s’y incrustent pour leur intérêt personnel. Récemment dénoncés, les mandats en sociétés bidons visant à éluder l’impôt, et les cumuls qu’ils permettent, n’en sont qu’un exemple. « Ce n’est pas illégal » protestent, à l’unisson, comme une rengaine, ceux qui s’y adonnent. Ils ne sont pas délinquants, en effet. Ils sont pires car, en dévoyant à leur profit les acquis et les institutions démocratiques, ils sapent bien plus efficacement la démocratie dans son crédit comme dans la justice et l’équité qu’elle promet.
Au moment où la Belgique, et singulièrement sa composante francophone, doit se redéfinir, le projet démocratique consiste à réhabiliter le politique, avec toute sa force créatrice, et à infirmer, dans les pratiques politiques et institutionnelles, toutes les raisons de dénigrer la politique.