Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

“Ce n’est pas illégal”

Numéro 2 Février 2008 par Luc Van Campenhoudt

février 2008

Dans un des pays les plus riches de la pla­nète, où la sécu­ri­té sociale est une des plus sûres du monde et où le sys­tème des soins de san­té est sans doute le meilleur, des dizaines de mil­liers de per­sonnes ont froid, ne mangent pas à leur faim, ne se soignent plus comme il faut et […]

Dans un des pays les plus riches de la pla­nète, où la sécu­ri­té sociale est une des plus sûres du monde et où le sys­tème des soins de san­té est sans doute le meilleur, des dizaines de mil­liers de per­sonnes ont froid, ne mangent pas à leur faim, ne se soignent plus comme il faut et ne voient plus com­ment s’en sor­tir. Beau­coup finissent par ne plus tenir le coup et sombrent dans un déses­poir qui pro­duit, sur elles-mêmes et sur leurs proches, une vio­lence des­truc­trice. Que de plus en plus d’a­dultes et d’en­fants aient froid, faim, mal et peur aujourd’­hui dans notre pays fait honte à toute la col­lec­ti­vi­té et, plus par­ti­cu­liè­re­ment, à ceux qui, ayant déli­bé­ré­ment cher­ché ou accep­té des man­dats poli­tiques, éco­no­miques ou sociaux, avec leurs contraintes, mais aus­si leurs pri­vi­lèges, ne mettent pas la jus­tice et le bien-être de tous en tête de leurs priorités.

Qu’y pou­vons-nous ? C’est ain­si, il y a tou­jours eu et il y aura tou­jours des mal­heu­reux, gémi­ront, l’air com­pas­sé, les plus fata­listes. C’est le prix à payer de l’a­dap­ta­tion per­ma­nente de la socié­té aux trans­for­ma­tions éco­no­miques et tech­niques, pré­ten­dront, l’air enten­du, les plus cyniques. Nous avons déjà assez de sou­cis avec nos propres pro­blèmes, sou­pi­re­ront, l’air acca­blé, les plus indi­vi­dua­listes. C’est la loi du plus fort, décla­re­ront, l’air suf­fi­sant, les plus impi­toyables. Il faut tra­vailler sur les causes pro­fondes plu­tôt que sur les effets, assu­re­ront, l’air péné­tré, les plus intel­lec­tuels. Au lieu de regar­der ce qui ne va pas, voyons ce qui marche et allons de l’a­vant, com­man­de­ront, l’air enga­geant, les plus déma­gogues. C’est du misé­ra­bi­lisme catho, iro­ni­se­ront, l’air déta­ché, les esprits forts… Elles sont sans limites les formes de ratio­na­li­sa­tion qui jus­ti­fient l’in­jus­ti­fiable et per­mettent de dor­mir, mal­gré tout, la conscience tran­quille. C’est pour­quoi on est loin d’en avoir fini avec la détresse sociale, y com­pris dans les pays de vieille démo­cra­tie où le gou­ver­ne­ment du peuple est cen­sé s’exer­cer par le peuple en faveur du peuple, selon la for­mule consa­crée de Lincoln.

La démo­cra­tie, par­lons-en donc. Telle que nous la conce­vons, elle n’a tout sim­ple­ment plus d’a­ve­nir pense Guy Her­met dans L’hi­ver de la démo­cra­tie ou le nou­veau régime1. Seule une poi­gnée de déci­deurs poli­tiques, éco­no­miques et sociaux pèse sur le des­tin des socié­tés. D’ailleurs, la démo­cra­tie n’a jamais été qu’une ruse de l’é­lite pour gou­ver­ner fina­le­ment seule sous le cou­vert d’é­lec­tions (« pièges à… ») qui donnent un blanc-seing à sa com­po­sante poli­tique, celle qui doit pas­ser par les urnes pour conqué­rir et conser­ver sa posi­tion de pou­voir. Telle que révé­lée dans Le Soir du 7 jan­vier 2008, la thèse de Guy Her­met actua­lise l’i­dée, diver­se­ment expli­quée par les théo­ries poli­tiques, selon laquelle la démo­cra­tie n’a jamais réel­le­ment fonc­tion­né et ne fonc­tion­ne­ra sans doute jamais.

Alors, quoi de neuf aujourd’­hui ? Le roi est de plus en plus nu et ses sujets s’en laissent de moins en moins conter. Dans notre social-démo­cra­tie, les flux de redis­tri­bu­tion de la richesse res­tent consi­dé­rables, mais l’É­tat-pro­vi­dence a épui­sé la réserve de ses pro­messes, grâce aux­quelles la démo­cra­tie a pu, un cer­tain temps, sus­ci­ter un mini­mum d’adhé­sion. Le pro­jet de déve­lop­per la démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive (qui ne fonc­tionne vaille que vaille qu’à l’é­chelle locale), l’en­ga­ge­ment de ren­for­cer le rôle du Par­le­ment et, sur­tout, l’i­dée de gou­ver­nance, qui encombre tous les dis­cours poli­tiques, ne sont que les der­niers leurres et les der­nières trou­vailles d’un pou­voir cynique et mani­pu­la­teur pour faire ava­ler la cou­leuvre oli­gar­chique et néo­cor­po­ra­tiste. Si la démo­cra­tie ne fonc­tionne pas plus dans les têtes que dans les faits, il ne reste aux hommes poli­tiques pas trop regar­dants qu’à riva­li­ser de popu­lisme en vue de suc­cès élec­to­raux, en mobi­li­sant des thèmes qui plaisent aux foules crain­tives et déso­rien­tées comme l’in­sé­cu­ri­té, le sur­saut natio­nal ou le repli com­mu­nau­taire ou régio­nal. Leurs triomphes lais­se­ront, pour quelques années de plus, le ter­rain libre aux hap­py fews qui pour­ront conti­nuer à gou­ver­ner vrai­ment dans les cou­lisses de la scène sur laquelle nos hommes poli­tiques média­tiques et « pipo­li­sés » amusent la gale­rie. Nuan­çons, res­tons posi­tifs, conti­nuons à y croire… se risquent à prê­cher les opti­mistes. Ils ne sont que naïfs ou men­teurs, tranche Guy Hermet.

Cette ana­lyse, très som­mai­re­ment esquis­sée ici, a de quoi refroi­dir les plus cou­ra­geuses ardeurs. Depuis Aris­tote et avec Cas­to­ria­dis, on sait que la dimen­sion poli­tique de l’ex­pé­rience humaine et sociale consiste dans la capa­ci­té et la volon­té des « ani­maux poli­tiques » que nous sommes d’ins­ti­tuer la forme de vie qui leur semble la meilleure et de juger le cours des choses à par­tir de cette réfé­rence. Mais on sait aus­si que la mise en œuvre pra­tique de ce modèle dans un régime poli­tique néces­site un aban­don plus ou moins impor­tant de cette capa­ci­té col­lec­tive à un gou­ver­ne­ment concret et for­cé­ment res­treint. Cette ten­sion tra­verse tout par­ti­cu­liè­re­ment la démo­cra­tie qui, dans la pra­tique, est for­cé­ment moins un abso­lu qu’une acti­vi­té per­ma­nente pour empê­cher la confis­ca­tion du pou­voir ain­si que son abus par ceux qui le détiennent, moins un mode de gou­ver­ne­ment effec­tif de nos socié­tés que l’ho­ri­zon de sa cri­tique, moins une réa­li­té acquise que son inven­tion perpétuelle.

Si, par nature, la démo­cra­tie est tou­jours en crise, le malaise a, à chaque époque, des res­sorts par­ti­cu­liers. Aujourd’­hui ils résident, pour une large part, dans la conscience que les ins­ti­tu­tions poli­tiques ne recouvrent qu’une toute petite par­tie du poli­tique au sens d’A­ris­tote et de Cas­to­ria­dis. Pour l’es­sen­tiel, le des­tin des socié­tés se joue hors de por­tée du com­mun des mor­tels. Une seconde source du malaise est davan­tage à notre mesure : le sen­ti­ment qu’une par­tie de ceux qui occupent la scène poli­tique et se voient confier des man­dats publics les confisquent et s’y incrustent pour leur inté­rêt per­son­nel. Récem­ment dénon­cés, les man­dats en socié­tés bidons visant à élu­der l’im­pôt, et les cumuls qu’ils per­mettent, n’en sont qu’un exemple. « Ce n’est pas illé­gal » pro­testent, à l’u­nis­son, comme une ren­gaine, ceux qui s’y adonnent. Ils ne sont pas délin­quants, en effet. Ils sont pires car, en dévoyant à leur pro­fit les acquis et les ins­ti­tu­tions démo­cra­tiques, ils sapent bien plus effi­ca­ce­ment la démo­cra­tie dans son cré­dit comme dans la jus­tice et l’é­qui­té qu’elle promet.

Au moment où la Bel­gique, et sin­gu­liè­re­ment sa com­po­sante fran­co­phone, doit se redé­fi­nir, le pro­jet démo­cra­tique consiste à réha­bi­li­ter le poli­tique, avec toute sa force créa­trice, et à infir­mer, dans les pra­tiques poli­tiques et ins­ti­tu­tion­nelles, toutes les rai­sons de déni­grer la politique.

Luc Van Campenhoudt


Auteur

Docteur en sociologie. Professeur émérite de l’Université Saint-Louis – Bruxelles et de l’Université catholique de Louvain. Principaux enseignements : sociologie générale, sociologie politique et méthodologie. Directeur du Centre d’études sociologiques de l’Université Saint-Louis durant une quinzaine d’années, jusqu’en 2006, il a dirigé ou codirigé une quarantaine de recherches, notamment sur l’enseignement, les effets des politiques sécuritaires, les comportements face au risque de contamination par le VIH et les transformations des frontières de la Justice pénale. Ces travaux ont fait l’objet de plusieurs dizaines d’articles publiés dans des revues scientifiques, de nombreux ouvrages, et de plusieurs invitations et chaires dans des universités belges et étrangères. À travers ces travaux, il s’est intéressé plus particulièrement ces dernières années aux problématiques des relations entre champs (par exemple la justice et la médecine), du pouvoir dans un système d’action dit « en réseau » et du malentendu. Dans le cadre de ces recherches il a notamment développé la « méthode d’analyse en groupe » (MAG) exposée dans son ouvrage La méthode d’analyse en groupe. Applications aux phénomènes sociaux, coécrit avec J.-M. Chaumont J. et A. Franssen (Paris, Dunod, 2005). Le plus connu de ses ouvrages, traduit en plusieurs langues, est le Manuel de recherche en sciences sociales, avec Jacques Marquet et Raymond Quivy (Paris, Dunod, 2017, 5e édition). De 2007 à 2013, il a été directeur de La Revue Nouvelle.