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Catalogne. Des chiffres et des récits. La tragicomédie catalane

Numéro 7 - 2017 - Catalogne Espagne Séparatisme par Marta Gracia Blanco

novembre 2017

Ces derniers temps, écrire à propos de la Catalogne est une tâche compliquée. Tout d’abord en raison du rythme vertigineux avec lequel s’enchainent les évènements, mais également parce que l’état d’esprit change au même rythme. Or, quand il s’agit de parler de la Catalogne, les faits sont aussi pertinents que les sentiments. Les chiffres La Catalogne […]

Le Mois

Ces derniers temps, écrire à propos de la Catalogne est une tâche compliquée. Tout d’abord en raison du rythme vertigineux avec lequel s’enchainent les évènements, mais également parce que l’état d’esprit change au même rythme. Or, quand il s’agit de parler de la Catalogne, les faits sont aussi pertinents que les sentiments.

Les chiffres

La Catalogne est l’une des dix-sept communautés autonomes d’Espagne. Sixième par sa superficie (6,3%), elle est la première par sa contribution au PIB espagnol et la deuxième région par sa population. Ainsi, la densité de population (234 hab/km2) y est presque dix fois supérieure à celle de son voisin l’Aragon (28 hab/km2).

La population catalane est un riche mélange culturel. Tout d’abord, lors du dégel économique sous Franco, la région a accueilli une énorme vague migratoire composée d’Andalous, d’Estrémègnes et d’Aragonais. Cette période, qui correspond au décollage économique de l’Espagne (1957 et 1969), a stimulé la croissance industrielle de la Catalogne, du Pays basque et de Madrid et ce, aux dépens du reste du pays.

Que le Pays basque et la Catalogne soient des terres de tradition d’indépendance, dont le régime franquiste réprima cruellement les langues et les cultures (cette même cruauté qui, il faut le souligner, fut utilisée à travers toute l’Espagne contre les rouges, les libres-penseurs, les intellectuels, les homosexuels, les athées, etc.), cela n’empêcha nullement le régime d’y concentrer les investissements industriels et d’en développer les infrastructures. En fin de compte, n’était-ce pas là la collaboration enthousiaste et séculaire d’une puissante bourgeoisie industrielle qui s’allia à la dictature dès son avènement ?

À la fin du XXe siècle, la Catalogne, comme le reste de l’Espagne, connut une nouvelle vague de migration, cette fois en provenance de l’étranger. Aujourd’hui, les Catalans sont également d’origine maghrébine, latino-américaine, chinoise ou d’Europe de l’Est. Avec le plus grand naturel, les Jordi, Antonio et Mohammed usent ensemble leurs fonds de culotte sur les bancs d’école. La Catalogne a une population diverse et multiculturelle, qui cohabite pacifiquement, à l’instar des autres territoires espagnols.

Cette dernière remarque n’est pas sans importance.

Une fois la démocratie rétablie, la Catalogne collabora très activement à l’élaboration de la Constitution de 1978 et à la configuration du nouvel État de droit, social et démocratique L’architecture territoriale, qui répond à un modèle fédéral fortement décentralisé, ne peut être comprise sans les contributions des politiques catalans de l’époque.

Le nationalisme catalan, qu’il soit de gauche ou de droite, est présent sur la scène politique catalane et nationale depuis la naissance de la démocratie espagnole. Ainsi, Convergencia i Unió, parti nationaliste de droite, a non seulement participé activement aux gouvernements fédéraux socialistes et conservateurs tout en étant le parti au pouvoir en Catalogne pendant plus de trente ans.

Mais laissons là les chiffres et attachons-
nous aux récits.

Les récits

Trois décennies d’hégémonie nationaliste conservatrice en Catalogne ont eu deux conséquences essentielles. D’une part, dans le cadre d’une large autonomie des Communautés, la Catalogne a connu plus de trente ans de politiques néolibérales qui ont sévèrement et indubitablement marqué la société. D’autre part, dès les débuts de la démocratie espagnole, le nationalisme indépendantiste a mis en place une stratégie officielle et officieuse de construction « d’un récit catalan ».

a) Histoire de l’indépendance

Dans les manuels scolaires, les publications officielles et certains médias subventionnés fut diffusé, avec une intensité croissante, un récit qui intègre tous les clichés du nationalisme d’exclusion : peuple, nation, liberté… Pour cela, l’histoire fut allègrement déformée et falsifiée, des origines mythiques (et fausses) de la nation catalane à une lecture nationaliste de toute bataille ou conflit. On en vint ainsi, par exemple, à interpréter la guerre de succession qui, au XVIIIe, opposa l’Autriche aux Bourbons comme une lutte entre « l’Espagne » et « la Catalogne » ou encore à présenter la guerre civile espagnole comme menée contre le désir d’indépendance du peuple catalan.

Parallèlement, il était présenté comme une entité monolithique, dotée de caractéristiques épiques (le Catalan est cultivé, ouvert sur l’Europe, cosmopolite, travailleur et pacifique), ce qui le différencierait, y compris génétiquement, du reste des Espagnols, eux-mêmes dépeints comme une entité monolithique, d’une absolue condescendance. À cela s’ajoute un fardeau bien plus important pour les épaules du laborieux peuple catalan, résumé en un slogan : « l’Espagne nous vole ». Non contente de limiter (on ne sait en quoi) leurs libertés, l’Espagne leur ferait les poches, ce qui est particulièrement intolérable. Ces éléments alignés, la suite est logique : la Catalogne doit se libérer de l’oppression. Sans indépendance, nulle liberté, nul bonheur.

b) L’histoire du gouvernement PP

Pendant des décennies, ce récit indépendantiste reçut un faible soutien politique car il correspondait peu à la société catalane. Cependant, l’explosion de la crise économique de 2008 conjuguée à la politique catalane désastreuse du gouvernement fédéral conservateur de Mariano Rajoy furent l’étincelle qui embrasa la forêt.

De la même manière que les partis nationalistes catalans se réfugiaient dans un indépendantisme de plus en plus agressif, le Parti populaire fit d’un discours anticatalan un écran de fumée pour masquer à l’opinion publique l’état réel du pays. La CiU et le PP sont des partis en proie à une corruption endémique aux proportions particulièrement scandaleuses. L’un comme l’autre utilisèrent pour leur seul profit toutes les institutions auxquelles ils avaient accès, de la Cour constitutionnelle à la télévision publique. Ils menèrent également des politiques néolibérales pour gérer la tragique crise économique et financière mondiale, paralysant ainsi l’économie et appauvrissant la population. Poursuivant dans la symétrie, ils obtinrent de bons résultats électoraux en jouant, l’un sur le nationalisme catalan, l’autre sur le nationalisme espagnol. Chacun fut aidé chez soi par son contrôle des médias officiels et apparentés, nationaux ou régionaux.

L’ultime affront fut le rejet, en 2010, de l’Estatut catalan par la Cour constitutionnelle (qui endossa en cela les positions du PP), bien que le texte eût été approuvé par référendum en Catalogne et ratifié par le Parlement espagnol. C’est l’aboutissement d’une habile campagne de communication de Mariano Rajoy et de l’ensemble du Parti populaire qui en 2006 recueillirent 4 millions de signatures contre ce texte. Dès lors, s’enchainèrent sans interruption bourdes stratégiques, affronts à la Catalogne et insolence. L’attitude du PP fut toujours consciente et calculée car, si ses résultats en Catalogne se sont réduits comme peau de chagrin, il a en revanche emporté le vote nationaliste espagnol dans le reste du pays.

c) L’absence de contre-récit catalan

L’élément le plus tragique dans cette histoire est sans doute l’absence d’un contre-récit catalan, alternatif à celui des indépendantistes. Pendant des décennies, rares furent les voix qui s’élevèrent contre leur discours, hors de Catalogne, mais aussi, et surtout, à l’intérieur de ses frontières. Nombreux sont ceux qui ont gardé le silence, certains parce qu’ils estimaient que cela n’en valait pas la peine, d’autres en raison de calculs électoraux, d’autres encore, surtout ces derniers temps, pour éviter d’être automatiquement qualifiés de fascistes et d’antidémocrates. Seules quelques voix minoritaires ont averti que le récit indépendantiste était excluant, suprémaciste, construit sur des bases fallacieuses et très éloigné de la réalité catalane. Ce n’est qu’en privé que les acteurs économiques, les entrepreneurs et les banques mettaient en garde sur les couts insoutenables d’une aventure indépendantiste. Ce n’est qu’en petit comité que les institutions européennes et les experts ont averti que l’indépendance impliquerait une sortie immédiate de l’UE et de la zone euro. En public, tous se turent. Et ceux qui ne le firent pas furent habilement réduits au silence ou ignorés par le discours officiel et les médias dominants.

Le Procés et le référendum du 1er octobre

Le 9 novembre 2014, un premier référendum en faveur de l’indépendance se tint. Il fut déclaré inconstitutionnel et les dirigeants catalans en firent un processus participatif non contraignant. Les élections de septembre 2015 se focalisèrent presque exclusivement autour de l’indépendance. L’ensemble des partis souverainistes du spectre idéologique s’unit en cartel (Junts pel Sí) à l’exception de la CUP (les antisystèmes indépendantistes de gauche) qui finit par rejoindre le gouvernement après la victoire électorale de l’indépendantisme.

Dès lors, la vie politique catalane se centra sur le processus de la Déclaration d’indépendance (El Procés). Le débat public fut quant à lui le siège d’une mutation sémantique perverse. Le concept d’indépendance fut habilement remplacé par celui de « droit de décider », le terme de « république » fut associé à « libération » — par opposition à « monarchie » ou à « constitution » qui devinrent synonymes d’oppression — et le référendum convoqué par la Generalitat prit les atours d’une panacée démocratique. Rien n’est plus séduisant qu’un référendum prohibé ni plus sexy que l’insurrection. L’interdiction du vote en décupla donc la charge émotionnelle. Qu’importe qu’en vue d’approuver la tenue de ce référendum, on enfreignît, entre autres lois, la Constitution espagnole, l’Estatut d’autonomie et les règles de fonctionnement du Parlement catalan ? Quiconque s’opposait à la tenue d’un tel référendum — illégal et financé avec de l’argent public — n’était de toute façon qu’un fasciste et un antidémocrate. Les partisans et les partis défendant le respect de la Constitution furent assimilés à l’oppression anticatalane. Le débat politique institutionnel fut rejeté et, en retour, on légitima la force de la rue. Ainsi, les réseaux sociaux et les mobilisations populaires, de plus en plus massives, soutenaient la revendication souverainiste. Des milliers de personnes manifestèrent à maintes reprises en faveur de l’indépendance, convaincues qu’à travers elles s’exprimait l’unanime et univoque volonté du peuple catalan. Pendant ce temps, l’autre moitié de la Catalogne gardait le silence.

Pour parachever la tempête parfaite, le jour du référendum arriva. Précédé d’une panoplie d’actions et de déclarations du gouvernement espagnol en vue d’empêcher sa célébration (arrestations de représentants de l’autorité catalane, confiscation des urnes et des bulletins de vote), le vote eut lieu le 1er octobre. Privées de listes d’électeurs, acculées à changer les règles électorales à la dernière minute, obligées à cacher des bulletins et à camoufler les bureaux de vote pour en éviter la fermeture, les autorités purent même compter sur le recours à la force du gouvernement central pour que le gâchis soit complet. Brillante idée que celle d’un déploiement massif des forces de sécurité, lesquelles se déchainèrent sur les citoyens qui, venus voter dans un esprit festif et revendicateur, n’avaient commis aucun acte illégal, l’absence de validité juridique du référendum ne faisant pas de la participation un crime.

La démonstration de force honteuse et gratuite à laquelle se livra le gouvernement de Mariano Rajoy réussit l’impossible : faire oublier à l’opinion publique internationale le caractère illégal et l’absence de validité politique du référendum et l’amener à légitimer le processus sans plus de réflexion. La violence policière était non seulement un évènement absolument regrettable et démocratiquement répréhensible, mais aussi une erreur stratégique fondamentale.

Le résultat du référendum, il ne pouvait en être autrement, fut largement en faveur de l’indépendance. Le oui l’emporta alors que seulement 43% du corps électoral participa, soit 2,04 millions d’électeurs sur 5,3 millions. Conformément à la loi organisant cette consultation (déclarée inconstitutionnelle et donc sans valeur juridique), le Parlement catalan devait déclarer l’indépendance dans un délai de quarante-huit heures.

Fuite des entreprises, contre-récit et indépendance différée

Il fallut donc attendre le choc frontal entre les gouvernements de Carles Puigdemont et de Mariano Rajoy pour que ceux, plus ou moins désintéressés, qui réclamaient le dialogue se fassent entendre. Le discours du roi Philippe VI (comparable à celui prononcé par son père, Juan Carlos Ier, lors du coup d’État manqué de 1981) avait une fermeté antisouverainiste inhabituelle. Son discours rasséréna de nombreux Espagnols, mais en aucun cas les antimonarchistes, et moins encore les indépendantistes catalans.

La Generalitat appela à une journée de grève générale le 3 octobre. Le samedi 7, par convocation populaire, des rassemblements et des manifestations se déroulèrent dans toute l’Espagne pour réclamer le dialogue et un retour au calme. Le dimanche 8, pour la première fois, une manifestation de masse envahit les rues de Barcelone pour donner une voix aux Catalans en désaccord avec la déclaration unilatérale d’indépendance. L’intervention de Josep Borrell1 devient virale.

Cependant, ni les manifestations, ni les articles, ni les propositions de médiation venues de l’Église catholique, pas davantage que celles d’un groupe de prix Nobel, n’ont eu l’efficacité du coup de sifflet de la sphère économique. Les banques catalanes (Banco Sabadell, Caixabank) annoncèrent qu’elles quittaient la Catalogne car son indépendance entrainerait leur sortie de l’euro et du système bancaire européen, ce qui rendrait leur activité financière impossible. À leur suite, et en moins d’une semaine, une trentaine de grandes entreprises annoncèrent leur départ. Catalana Occidente, Grupo Planeta, Gas Natural, Colonial ou Abertis informèrent qu’elles fuyaient l’insécurité juridique et fiscale consécutive au processus d’indépendance.

Le vendredi 10 octobre, Carles Puigdemont, président du gouvernement de Catalogne, parut devant le Parlement. Peu avant, des écrans géants avaient été installés dans la rue et la population était encouragée à assister à ce qui semblait devoir être la déclaration d’indépendance de la Catalogne à la suite du référendum. Puigdemont commença par déclarer qu’il avait le mandat nécessaire pour proclamer l’indépendance de la Catalogne, mais enchaina aussitôt avec l’annonce qu’il suspendait l’indépendance pour une période indéterminée, afin d’ouvrir un espace de dialogue et de négociation. À la surprise de ses partisans et du reste du monde, l’indépendance de la Catalogne avait duré douze secondes à peine.

Et maintenant ?

Des élections auront probablement lieu en Catalogne car, si Puigdemont ne déclare pas l’indépendance, la CUP fera tomber le gouvernement. Mais si le président déclare l’indépendance (ou n’exclut pas cette option de manière suffisamment claire), le gouvernement fédéral recourra à l’article 155 de la Constitution lequel permet d’intervenir dans une région autonome et débouche sur la convocation d’élections.

Cette guerre des nerfs a pour enjeu de savoir qui bougera le premier. Un recours à l’article 155 ouvre un chemin semé d’incertitudes, qui passe par l’intervention directe du gouvernement central dans les institutions régionales, ce qui, d’une part, est très problématique dans un État fédéral et, d’autre part, ne manquera pas de faire apparaitre le gouvernement fédéral comme liberticide dans le récit indépendantiste. En outre, cette fois, un fondement juridique permettrait de l’affirmer.

Dans tous les cas, ce qui serait souhaitable serait de faire remonter le débat de la rue et des masses vers le Parlement et les institutions démocratiques, lieux qu’il n’aurait jamais dû quitter. De plus, il faudrait restaurer la démocratie représentative plutôt que de poursuivre une guerre de manifestations et contremanifestations. Enfin, il serait nécessaire de se lancer dans une reconstruction émotionnelle des sociétés catalane et espagnole, gravement blessées. Et pour que cela puisse se concrétiser, il existe une seule exigence, celle que les politiques des différentes forces, tant catalanes que nationales, laissent de côté leurs intérêts électoralistes à court terme et s’inspirent de la générosité, de la hauteur de vues et de la volonté de consensus que déployèrent leurs prédécesseurs en 1978.

  1. Ex-ministre socialiste, membre du PSC (Parti socialiste catalan) qui prononça un discours dans lequel il appelait au dialogue et où il soulignait que « la Catalogne n’est pas une colonie » et qu’elle « n’est pas non plus un État occupé militairement ».

Marta Gracia Blanco


Auteur

Licenciée en droit et en théorie de droit. Ex-bourgmestre de La Almunia de Doña Godina (Saragosse – Espagne). Parlementaire socialiste (Espagne).
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