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Caricatures
Des traits de génie ? Personne, pas même leurs créateurs, ne considère les « caricatures danoises » comme des manifestations achevées de l’intelligence humaine ou comme les preuves d’un héroïsme salutaire. Pour retarder les questions de principe et stagner dans le consensus poli, il est de bon ton aussi de déplorer à l’unisson l’instrumentalisation politique de l’enchainement des réactions […]
Des traits de génie ? Personne, pas même leurs créateurs, ne considère les « caricatures danoises » comme des manifestations achevées de l’intelligence humaine ou comme les preuves d’un héroïsme salutaire. Pour retarder les questions de principe et stagner dans le consensus poli, il est de bon ton aussi de déplorer à l’unisson l’instrumentalisation politique de l’enchainement des réactions crispées locales, européennes et puis mondiales qu’elles trainent, de part et d’autre, à leur suite. Une fois arrivée à ce point, la conversation polie se rapproche dangereusement du dilemme des absolus, entre liberté des uns et respect des autres. Au mieux, pour ne pas céder à la surenchère des actes de foi sommaires et précipités, on se rattrapera à quelques bonnes paroles sur la tolérance ou la modération qui risquent bien d’apparaitre, dans leur rôle de faux-fuyants, comme de vertueuses fadaises.
L’éditorial (en quoi on le rapproche souvent de la caricature, non sans avoir rappelé qu’un petit dessin valait mieux qu’un long discours…) consiste le plus souvent à décanter l’actualité pour en proposer une lecture qui sollicite le jugement, voire l’engagement. Le fait est qu’un éditorial de cette eau serait propre à relancer la spirale mortifère de la simplification. Or on a le droit de préférer la vie. Prendre son parti, c’est à l’inverse élargir le champ plutôt que de grossir le trait. Au reste, l’os des contradictions n’est-il pas déjà assez rongé ?
Il y a bien un conflit et les trois remarques qui suivent ne l’éluderont pas. Mais elles s’attacheront à démentir les suppositions de symétrie qui le pourrissent : il y a bien un os, mais il faut le replacer dans le squelette difforme qui le porte. À défaut de la trancher, cela fait voir le caractère boiteux de la polémique.
L’égalité comme préalable ou comme résultat
Ainsi, la mise en question de la liberté d’expression et de ses limites exige de faire entrer dans son champ la condition de son exercice. Ce qui ne revient pas à le borner à un usage souhaitable (vertueux, responsable, mesuré, excluant la provocation, etc.). Dans l’idéal, tout abus ne se condamnerait-il pas de lui-même à l’insignifiance et sinon à la réplique qui en anéantirait les effets ? Finalement, un droit dont on priverait les imbéciles n’en serait plus un et l’on devrait bientôt en réserver le privilège à quelques auteurs de La Revue nouvelle.
En revanche, pour absolu qu’on en pose le principe, ce droit va de pair avec une supposition raisonnable du principe d’égalité. Cette supposition fait toute la valeur du droit à la caricature, lorsqu’elle l’actualise ou lui permet de la rétablir. Ce qui fait le plaisir et la vertu de la caricature, n’est-ce pas de rabaisser les puissants et de dénoncer leurs abus ? Aussi féroce et radicale que soit l’attaque, elle ne peut tirer son sens que du contexte d’une communauté imaginaire qui voit dans sa cible un autre soi-même. Ce qui revient en pratique à ce que son humanité, au minimum, soit hors de cause. Cette condition ne renvoie pas d’abord ou pas seulement à la responsabilité du caricaturiste, mais à la société dans son ensemble. C’est elle qui produit l’égalité de statut et une répartition raisonnable des moyens d’expression qui permet la réversibilité qu’impose le débat.
Si la caricature (par exemple celle du Prophète enturbanné d’explosifs) a fait si mal, ce n’est pas seulement parce qu’elle s’en prend au symbole d’une communauté religieuse minoritaire en Europe, donnant ainsi raison au fort contre le faible, c’est d’abord en raison d’un déficit démocratique invisible, mais dont la conscience se reflète dans l’image. Du moment que le postulat d’une infériorité domine au point de contaminer l’esprit du caricaturiste, l’œil du public… ou celui de sa victime, on aura tôt fait de soupçonner dans l’attaque et dans le regard qu’on porte sur elle non plus une critique outrancière et qui doit pouvoir être exprimée, mais une intention d’exclusion.
Lorsque les démocraties ne peuvent plus assurer le crédit d’une fiction de l’égalité formelle et qu’elles se sentent impuissantes à lutter contre le sentiment de supériorité des uns et d’infériorité des autres, elles doivent en rabattre d’une façon ou d’une autre sur la liberté d’expression. C’est ainsi que l’on envisage couramment comme une avancée de protéger des publics que l’on estime déjà fragilisés par des préjugés défavorables, qu’ils soient racistes, sexistes, etc. L’existence de tels préjugés ruine en effet la liberté d’expression. S’ils ont l’avantage d’endiguer une manifestation ouverte et publique de ces préjugés, ces dispositifs légaux sont impuissants à les éradiquer et contribuent à généraliser le soupçon inquisitorial de leur expression sournoise. L’ambivalence de tels dispositifs ne fait mystère pour personne, tant ils désignent par la protection qu’il leur accorde à juste titre d’éternelles victimes. Et cette protection (qu’il faudrait sans cesse élargir à de nouvelles catégories) a un autre prix : celui de l’impossibilité d’une reconnaissance inconditionnelle, souhaitée pleine et entière, de ceux qui en tirent théoriquement bénéfice.
Une pente savonnée par le terrorisme
Les caricatures portent-elles une justification ou un simple rappel de cette mise en cause radicale de l’égalité ? Il est difficile de récuser totalement cette interprétation dans le chef des musulmans danois : sans préjuger de son fondement, aucune lecture ne peut faire l’économie d’un procès d’intention justifié par un quotidien fait de préjugés racistes, de discriminations sociales et sécuritaires. Toujours est-il qu’activé, le mécanisme victimaire « du défaut de respect » a des effets catastrophiques : en prétendant la récuser à priori, cette réplique élude le contenu de la caricature et tend donc implicitement à confirmer la charge qu’elle porte : la stigmatisation du caractère originellement et intrinsèquement violent de l’islam.
Car au-delà de cette connivence entre préjugés supposés et humiliations intériorisées qui le pollue, il y a bien un débat qu’ouvre l’image. Si l’irrévérence ne peut se flatter que d’enfoncer les portes ouvertes sur un amalgame aussi spontané que condamnable, on ne lui trouvera évidemment rien d’héroïque. Mais il reste que l’amalgame est d’abord le fait de fous de Dieu qui ne se réclament ni de Bouddha ni du Christ et de régimes politiques qui affichent leurs références à l’islam, mais ne se distinguent pas par leurs vertus pacifiques. Il ne faut donc pas déployer des trésors d’imagination ou des capacités énormes de récupération politique pour renforcer une déduction injuste mais spontanée. Vue d’Occident, c’est bien l’actualité elle-même qui colporte ce message politiquement incorrect, avec des attentats qui, grossis par la loupe médiatique, se donnent eux-mêmes pour les prémisses d’une révélation massive (une apocalypse) et revancharde d’un tort incompris. À cette suggestion de la peur concertée par les attentats, l’imaginaire pauvre et redondant des caricatures n’ajoute ni ne retranche rien. Ce qui ne leur ôte pas le droit d’être.
À tout prendre, il vaut mieux encore que personne ne s’illusionne sur l’existence réelle d’une infamie qui hante le regard des Occidentaux. C’est sans doute injuste, mais dans le contexte d’aujourd’hui que personne ne peut ignorer, crier à son honneur perdu devant cette infamie revient presque à l’endosser. Et récuser la critique, fût-elle outrancière, parce qu’elle ne pourrait venir que de l’extrême droite, reviendrait à accorder à cette dernière le monopole des arguments qui prétendent la fonder. Ainsi, vouloir sanctionner Filip De Winter, le président du Vlaams Belang, lorsqu’il s’exclame « Nous avons peur de l’islam » n’est pas une entreprise sans risque.
De même, on ne peut s’arrêter au simple choc de cette caricature avec les préventions de la tradition musulmane à l’égard des images et de celles du Prophète en particulier. Car dans ses variations et ses contradictions, elle s’articule autour d’une constante qui n’est manifestement pas affectée ici dans son principe : la condamnation de l’idolâtrie. Du coup, la dénonciation d’un prétendu sacrilège, traduisant certes une émotion culturelle, pourrait également passer pour un faux-fuyant devant les dégâts provoqués par les attentats et leur exploitation politique.
Bref, il ne nous vient pas à l’idée de féliciter le caricaturiste qui a dévalé une pente savonnée par le terrorisme et par ceux qui ont cyniquement décidé d’en faire le mal absolu du siècle, abusant ainsi d’un alibi universel et confortable pour leurs entreprises guerrières. C’est sans doute injuste, mais ni la colère ni l’emportement violent ni l’interdiction de telles images ne peuvent rien contre ce passif accumulé auquel elles se contentent de donner une forme. S’il y a provocation sentie, entrer dans son jeu ne peut faire que nourrir une infamie, la peur qu’elle inspire à dessein.
Un néocolonialisme des esprits
La crise des images ouverte avec la publication des caricatures danoises nourrit et relance une question historique : le modèle de démocratie laïque auquel est associée la liberté d’expression est-il transposable à l’échelon de la planète ? Un tel éclairage des évènements récents est pourtant assez oppressant tant il risque de déformer leur perception en allongeant les ombres. Sans culpabilisation stérile, sans relativisme inconsistant, il y a lieu néanmoins de prendre la mesure de cet ethnocentrisme universaliste. Sans renier donc la validité du modèle moderne, il faut voir qu’il place d’entrée de jeu toute résistance en position d’arriération et que l’avènement du village global, tel qu’il est espéré, laisse peu de place à l’alternative de ses formules ou à la créativité du reste du monde pour égaler les « performances » occidentales.
Ainsi, dans un tel schéma, les rôles sont déjà « déjà écrits » et attribués aux uns et aux autres : les Lumières vont domestiquer le fanatisme religieux (que l’islam illustre de façon emblématique) en l’inscrivant dans un schéma institutionnel dont les composantes pourraient être livrées en kit par l’Occident à l’issue de quelques épreuves comme celles que nous venons de vivre. Du coup, les provocateurs renouent avec des combats qui feraient d’eux les héros d’une cause juste à l’échelon planétaire, libérant les peuples opprimés de la tyrannie obscurantiste. Ce qui redonne du sens et de la jouissance à une pratique satirique ici épuisée dans sa propre surenchère. Est-ce parce que cette liberté d’expression ne peut plus s’exercer que sous haute protection judiciaire que les provocateurs ne font plus rire ?
À travers cet épisode, comme à travers d’autres, le monde entier revivrait donc à l’heure des convulsions bourgeoises des États-nations européens naissants, autour du xixe siècle. Le malheur veut que l’emprise de cette vision n’affecte pas seulement ceux qui se sont arrogé un rôle flatteur et visible dans ce « remake ». Elle imprègne aussi les concessions faites aux musulmans et à leur spécificité qui peinent à se démarquer d’une condescendance tactique proportionnée à leur degré d’arriération. Elles apparaissent certes comme inspirées par un désir de paix, mais aussi par la peur des répliques violentes (Max Gallo les traite de « munichoises »), par la démagogie ou le désir réactionnaire de revenir sur des arbitrages anciens. On s’estimera déjà heureux quand ces concessions n’abritent pas sous des dehors mielleux l’idée que l’islam serait intrinsèquement incapable de tenir sa place dans le strapontin que lui désigne le village global irénique dont chacun espère l’avènement.
Or, s’il y a un enseignement utile de cette crise qui n’aura profité jusqu’ici qu’à l’extrême droite européenne, aux fanatiques et à quelques régimes dictatoriaux qui se sont offerts à travers elle une nouvelle santé, c’est la nécessité de rompre avec tout ce que cette vision a de trompeur, mais aussi de catastrophique dans ses résultats. Ce n’est plus une Église arrogante qui fait les frais de la charge, mais des croyants déjà infériorisés ici et souvent misérables là-bas. Et quel espoir peut-on nourrir d’une prétendue révélation de l’impertinence, sachant que l’échec quasi total des entreprises coloniales européennes dans leur prétendue volonté d’exportation de leur modèle politique n’est pas pris en compte ? Comment ignorer que les principaux référents (les pièces du kit de la modernité occidentale) que sont la nation, l’État, la laïcité… ont été cyniquement détournés, morcelés et ont perdu leur crédit au point de ne plus même servir d’alibis efficaces aux dictatures proches et moyennes orientales et à leur corruption endémique ? Et que lorsque la démocratie s’y exprime, fût-ce de façon balbutiante, par la voix des urnes, elle trouve dans la tradition religieuse locale une assise autrement plus crédible à la morale politique et à la justice sociale. C’est ainsi que la religion, y compris les abus de son instrumentalisation, se pose en repreneur d’un temporel dévasté. En Algérie (celle des années nonante) et en Iran, en passant par la Turquie et plus récemment l’Irak et la Palestine, n’habitent pas que des abrutis fanatisés qui se voueraient au malheur de l’oppression obscurantiste rien que pour faire mousser les caricaturistes de Charlie Hebdo. Si des progrès se font attendre, ce n’est pas d’une tutelle morale extérieure qu’ils viendront, sur quelque registre qu’on chapitre les croyants, y compris la dérision, mais des contradictions internes à des sociétés qui se sentent déjà humiliées à des titres divers.
Si notre foi dans la liberté d’expression nous impose les caricatures, on ne peut les lire sans voir par-delà le déficit d’égalité qui les rend inacceptables. Quant à leur mérite d’exister, il est pour le moins modeste et ne doit pas faire illusion en regard des risques qu’elles charrient. La nécessité nous impose de faire « avec » en poussant aussi loin la démocratie et l’intelligence du monde que là où la liberté d’expression nous a entrainés. Au-delà des illusions néocoloniales, c’est ici, dans la rencontre de ce défi à priori intenable, que se joue la crédibilité du type de régime politique dans lequel nous vivons, à nos propres yeux comme à ceux du monde. Cela ne revient-il pas à dire que quand la liberté d’expression prend cette voie-là, elle se condamne elle-même ? Avant d’accepter d’emblée cette défaite, sans doute faut-il oser lutter encore pour ne pas précipiter une telle conclusion.