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Cameron crée la « Big Society » ou la disparition programmée de l’État

Numéro 3 Mars 2011 par David D'Hondt

mars 2011

Ce soir-là, l’émission News­night de la BBC pro­pose un repor­tage sur la dis­pa­ri­tion pro­gres­sive de la presse écrite dans sa forme papier. Un jour­na­liste suit un livreur de jour­naux alors qu’il dis­tri­bue, mai­son après mai­son, le jour­nal dans la boite aux lettres. L’occasion, explique-t-on, pour ce tra­vailleur de dépo­ser un litre de lait à une personne […]

Ce soir-là, l’émission News­night de la BBC pro­pose un repor­tage sur la dis­pa­ri­tion pro­gres­sive de la presse écrite dans sa forme papier. Un jour­na­liste suit un livreur de jour­naux alors qu’il dis­tri­bue, mai­son après mai­son, le jour­nal dans la boite aux lettres. L’occasion, explique-t-on, pour ce tra­vailleur de dépo­ser un litre de lait à une per­sonne qui ne peut sor­tir, de véri­fier si un voi­sin va bien ou encore de nour­rir le chat de quelqu’un en vacances. Conclu­sion du jour­na­liste : « C’est peut-être vous la “Big Socie­ty”!» L’exemple, pris au hasard, montre com­ment le concept semble deve­nir la manière de défi­nir des pro­jets qui hier n’auraient été que du béné­vo­lat ou un pro­jet de quar­tier. Or, si la popu­la­tion bri­tan­nique a enten­du par­ler de la « Big Socie­ty », rares sont ceux qui savent exac­te­ment expli­quer de quoi il s’agit.

His­to­rique. L’appellation « Big Socie­ty » (que l’on peut tra­duire par « grande socié­té ») fait son appa­ri­tion pen­dant la cam­pagne élec­to­rale de l’an der­nier. David Came­ron, alors chef de file de l’opposition conser­va­trice, tente de reprendre Dow­ning Street. « It’s time for the Big Socie­ty », dira-t-il. De son temps, Mar­ga­ret That­cher avait déjà expli­qué que « la socié­té n’existe pas ». Came­ron, qui cherche à don­ner une image plus moderne de son par­ti, part, quant à lui, du prin­cipe qu’elle existe, mais que ce n’est tout sim­ple­ment « pas la même chose que l’État ». L’idée vient d’en haut et a donc quelque peu sur­pris une par­tie des mili­tants de son par­ti. Ces der­niers peinent d’ailleurs à com­prendre ce dont Came­ron parle. Com­ment vont-ils gagner les élec­tions avec ce concept/projet ? Il devrait être plus facile à expli­quer une fois au pou­voir, leur dit-on. Il accom­pa­gne­ra pour­tant toute la cam­pagne devant des foules de mili­tants qui doutent et des jour­na­listes qui tentent de le défi­nir. Mais l’idée est lan­cée, Came­ron et son gou­ver­ne­ment de coa­li­tion conser­va­teur et libé­ral-démo­crate prennent les rênes du pou­voir met­tant ko le par­ti tra­vailliste (Labour) et un Gor­don Brown qui a pei­né à entrer dans la campagne.

La fin de l’État

En juillet der­nier, David Came­ron deve­nu Pre­mier ministre annonce le lan­ce­ment de son pro­jet de « Big Socie­ty ». Et déjà, les cri­tiques fusent : qui com­prend ce qu’il entend par « Big socie­ty » ? N’existe-t-elle pas déjà ? N’est-ce pas une manière pour l’État de faire des éco­no­mies sur le dos du peuple ? Dans une carte blanche publiée par The Guar­dian, Tim Bale, pro­fes­seur de sciences poli­tiques à l’université de Sus­sex, écrit que « les plus grands fans de la “Big Socie­ty” sont les conser­va­teurs qui s’en tapent de la reli­gion ou de retrou­ver leurs tra­di­tions, mais qui veulent sim­ple­ment que la Grande-Bre­tagne res­semble autant que faire se peut aux États-Unis — libres accords inter­na­tio­naux, un mar­ché du tra­vail qui fonc­tionne sur la base d’un “easy-come-easy-go” et une sécu­ri­té sociale qui n’est rien de plus qu’un filet de sau­ve­tage com­plé­té par le tra­vail volon­taire cha­ri­table (et pour l’état, bon mar­ché) de citoyens auto-dépen­dants ». Hypo­thèse confir­mée par le ministre pour le bureau du cabi­net, Fran­cis Maude, en réponse à une ques­tion posée par Jéré­my Pax­man, jour­na­liste de la BBC, lorsqu’il a dit que « l’ère du “Big State” a failli, c’est désor­mais l’heure de la “Big Socie­ty”». Dans une carte blanche inti­tu­lée « Nos pro­jets mobi­li­se­ront une nou­velle armée de volon­taires » publiée par The Times, le même Fran­cis Maude explique que « ce que nous fai­sons, c’est aider une nou­velle culture où cha­cun y met du sien et nous assu­rer que la socié­té arrête de dépendre de l’État pour don­ner toutes les réponses ». De son côté, le ministre de la Socié­té civile, Nick Hurd, en charge de la mise en place de la « Big Socie­ty », a lais­sé entendre que le gou­ver­ne­ment rédui­sait de manière déli­bé­rée les fonds publics dévo­lus au monde asso­cia­tif, car il était deve­nu « trop dépen­dant de l’État ».

Plus avec moins

La « Big Socie­ty » fait appel à l’individu et à sa com­mu­nau­té ou au quar­tier où il habite, aux entre­prises et enfin, au monde asso­cia­tif. Là où hier, c’étaient les dif­fé­rents niveaux de pou­voir qui offraient les ser­vices publics sans inter­ven­tion impor­tante des col­lec­ti­vi­tés locales, demain le pou­voir cen­tral s’effacera au pro­fit de la col­lec­ti­vi­té via, par­fois, le pou­voir local. L’individu est donc appe­lé à pres­ter des heures de « volon­ta­riat » dans la biblio­thèque ou la pis­cine de son quar­tier par exemple. L’accent est mis sur la créa­tion de coopé­ra­tives qui auraient pour objec­tif de gérer des mis­sions de ser­vice public. Le monde asso­cia­tif peut, quant à lui, déve­lop­per les domaines dans les­quels il agit en deve­nant res­pon­sable de nou­velles com­pé­tences (on pense aux forêts par exemple). Quant aux entre­prises, elles devront pro­po­ser des pro­duits finan­ciers qui encou­ragent l’investissement social, mais sur­tout par­ti­ci­per à la « Big Socie­ty Bank », sorte de fonds ban­caire dor­mant de 60 mil­lions de livres ster­ling cen­sé finan­cer les pro­jets de la « Big Socie­ty ». Mais en février der­nier, la « Big socie­ty » a une nou­velle fois été sous les feux de l’actualité à la suite d’une série de mani­fes­ta­tions du monde asso­cia­tif et des syn­di­cats. Dans le même temps, la réduc­tion des bud­gets des col­lec­ti­vi­tés locales (de l’ordre de 30%) n’est pas négli­geable lorsque l’on sait qu’elles sont les prin­ci­paux bailleurs de fonds du monde asso­cia­tif. La perte nette pour le monde asso­cia­tif est éva­luée à 4,2 mil­liards de livres ster­ling… L’opinion publique n’est pas dupe : dans un son­dage publié par le Times en février der­nier, 65% des son­dés étaient d’avis que « la Big Socie­ty n’est qu’une ten­ta­tive du gou­ver­ne­ment de don­ner un accent posi­tif aux dégâts que causent les réduc­tions des dépenses publiques aux com­mu­nau­tés locales ».

Impossible à prononcer

« Ce pro­jet n’est rien d’autre qu’une “fraude”», s’insurge Pol­ly Toyn­bee, chro­ni­queuse au Guar­dian, en repre­nant les mots de l’écrivain Jona­than Por­ritt qui est d’avis « que l’idée d’une “Big Socie­ty” sans le por­te­mon­naie public est un men­songe scan­da­leux, une impos­si­bi­li­té. Nom­breux sont ceux qui se font mani­pu­ler pour jouer un rôle dans cette arnaque ». De quoi faire pen­ser à cer­tains que même les libé­raux-démo­crates, désor­mais au pou­voir avec les conser­va­teurs, se font mani­pu­ler. On a rare­ment enten­du le chef de file des libé­raux-démo­crates, Nick Clegg, par­ler de la « Big Socie­ty ». D’ailleurs, l’une des seules fois (c’était en décembre der­nier) où il l’a fait, c’était pour expli­quer que « le Pre­mier ministre a inven­té l’expression “big socie­ty” pen­dant que les libé­raux-démo­crates pré­fèrent par­ler de poli­tiques com­mu­nau­taires ou sim­ple­ment de libé­ra­lisme. Mais peu importent les mots que l’on uti­lise, nous sommes clairs et unis dans notre ambi­tion qui vise à décen­tra­li­ser et dis­per­ser le pou­voir dans notre socié­té. L’ambition par­ta­gée est l’un des points qui per­met­tra à notre alliance de gar­der toute sa force. » Et de toute façon, comme l’expliquait, Andrew Grice, chef du ser­vice poli­tique de l’Inde­pendent, l’idée de Came­ron « n’est pas vrai­ment une idée nou­velle. Les libé­raux-démo­crates par­laient de rendre le pou­voir aux com­mu­nau­tés bien avant que l’idée de délé­guer le pou­voir ne soit deve­nue un thème à la mode pour tous les par­tis. Comme les diri­geants des Églises l’ont expli­qué aux ministres : “Cela fait deux-mille ans que nous le fai­sons déjà”.» Et de son côté, le par­ti tra­vailliste (Labour), désor­mais dans l’opposition et fort d’un nou­veau pré­sident en la per­sonne de Ed Mili­band, pré­fère par­ler d’une « Good Socie­ty » où les com­mu­nau­tés locales et l’État tra­vaillent ensemble.

Bénévolat contre pizza gratuite

L’éditorial du Times du 8 février der­nier titrait « L’idée qui rétré­cit. La Big Socie­ty doit être plus que sim­ple­ment du béné­vo­lat. » Mais le gou­ver­ne­ment de Came­ron en fait déjà peut-être autre chose que du béné­vo­lat. Deux pro­jets pilotes qui visent à rem­pla­cer des tra­vailleurs sociaux par des volon­taires s’accompagnent d’un sys­tème de carte à points (mis en place en par­te­na­riat avec une entre­prise pri­vée). Une bonne action, et hop, un point gagné qui sera ensuite échan­gé dans une grande sur­face par exemple. De quoi faire dire à Anne Daguerre, maitre de confé­rences à Midd­le­sex Uni­ver­si­ty de Londres, dans un article inti­tu­lé « La Big Socie­ty, sup­plé­ment d’âme du gou­ver­ne­ment bri­tan­nique », que « ce sys­tème de carte à points est l’inverse des indul­gences […]. Cinq-cents ans plus tard, les auteurs de bonnes œuvres ne gagne­ront plus leur place au para­dis, mais ils pour­ront dévo­rer une piz­za gra­tuite dans l’une des grandes chaines de res­tau­rants ou encore s’offrir des jeux vidéos der­nier cri ».

David D'Hondt


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