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Ça déménage… Petite suite drolatique pour édifier quelques assistants-déménageurs

Numéro 11 Novembre 2009 par Jacques Vandenschrick

novembre 2009

Ça démé­nage ? Cette expres­sion un peu relâ­chée, « jeune » et fami­lière (pour le sens, pas si dif­fé­rente de « ça décoiffe ») convient-elle à la véné­rable Revue nou­velle ? Pour­­rait-eIle, un peu raco­leuse, se l’ap­pli­quer sur le tee-shirt, comme un slo­gan, une devise, un acte de foi et de contri­tion, une réso­lu­tion ? Il semble bien que oui, sans doute. Ici […]

Ça démé­nage ?

Cette expres­sion un peu relâ­chée, « jeune » et fami­lière (pour le sens, pas si dif­fé­rente de « ça décoiffe ») convient-elle à la véné­rable Revue nou­velle ? Pour­rait-eIle, un peu raco­leuse, se l’ap­pli­quer sur le tee-shirt, comme un slo­gan, une devise, un acte de foi et de contri­tion, une réso­lu­tion ? Il semble bien que oui, sans doute. Ici et là. À l’oc­ca­sion. Quand elle y irait d’un pro­pos un peu plus « poil à grat­ter » que d’ha­bi­tude. On l’ai­me­rait d’ailleurs, par­fois, un peu plus mal coif­fée1, plus décoif­fante, plus « démé­na­geante ». L’est-elle ? Le fait-elle ? Au lec­teur d’en décider.

En revanche, pour ce qui est de démé­na­ger, au pre­mier sens — « moving’s truck » et « Wal­lons frères » ! — ça, La Revue nou­velle connaît. Je me demande d’ailleurs par­fois si ce n’est pas un peu ça aus­si qui m’at­tire en elle. Le côté « rou­lettes aux meubles », comme jadis, chez mes parents, l’am­biance un peu « tzi­gane », archives en dépôt chez des cou­sins, « frap­pés-déguer­pis », iti­né­rants ayant « peu de bottes et point de cha­peau » (Vic­tor Hugo), cam­pe­ment men­tal faus­se­ment sévère qu’on déserte dans la nuit, en rigo­lant de la tête des gens sérieux qui ne s’y retrou­ve­ront pas…

Michel Moli­tor, dans une ana­mnèse immo­bi­lière2 un brin nos­tal­gique, a, déjà en octobre1995, retra­cé l’er­rance phy­sique de la revue depuis le milieu des années soixante. Comme on le sait, nos demeures nous tra­hissent. Et à rap­pe­ler ses tanières, on finit par avouer ses manières. Aus­si l’ar­ticle de Moli­tor mérite-t-il relec­ture parce qu’au-delà du rap­pel de notre joyeux noma­disme, il esquisse le por­trait para­doxal d’une sta­bi­li­té de fond dans les options et la phi­lo­so­phie non dite de ceux qui, de 1960 à 1995, ont conduit la vieille dame, à tra­vers une bonne dizaine de repaires qui, par quelque chose, à chaque fois, res­sem­blaient un peu à notre vieille Revue nou­velle, lui com­plai­saient secrè­te­ment, for­maient au fond son corps concret et notre rap­port fidèle (ou infi­dèle quand nous n’ai­mions pas ses façons et que nous la bou­dions) à ses habi­tudes. Jus­qu’à la der­nière étape, cet étage de coin, qui fleu­rait bon, mais un peu trop la cui­sine extrême-orien­tale du rez-de-chaus­sée, entre bou­le­vard Géné­ral Jacques et chaus­sée de Boon­dael, dont nous avons été contraints de nous reti­rer, pour reprendre à nou­veau, au cœur de cet été cani­cu­laire, le long voyage identificateur.

Et comme c’est tou­jours quand le train s’é­branle que l’on est assailli par les sou­ve­nirs, sans rien avoir à reprendre à l’im­pec­cable pro­pos de Michel Moli­tor, valant tou­jours par­fai­te­ment pro­gramme et feuille de route (reli­sons, reli­sons ! On ne relit pas assez La Revue nou­velle), toutes sortes de lieux, d’ins­tants pas­sés et de visages réap­pa­rus à l’oc­ca­sion de la réévo­ca­tion des lieux, m’en­traînent ici dans une étrange visite à la Per­ec où je me repasse « ma » revue gyro­vague par un bout-fan­tôme de mon approxi­ma­tive mémoire d’elle, au fond tou­jours à la fois si chè­re­ment ancienne et nouvelle.

Je me sou­viens… Je me sou­viens d’Al­bert Bas­te­nier, mon vieil ami de tou­jours qui me par­lait, tout en un, du Bré­sil de Com­blin, de Robert Van­der Gucht, immense prêtre sovié­to­logue qui ne savait pas cuire un œuf, du mou­ve­ment « Mon­tée humaine » et de cette fameuse Revue nou­velle dont, jeune clam­pin, je ne savais rien et où j’ai com­men­cé d’en­voyer des papiers (petits arti­cu­lets sur le jeune théâtre anglais ou le sit-in cha­hu­té que nous avions fait ensemble dans les murs de l’am­bas­sade des États-Unis, contre la guerre au Viet­nam et ça n’a­vait pas plu aux gen­darmes). En ce temps-là, pour moi, La Revue nou­velle, c’é­tait nulle part et d’a­bord dans les phrases et le récit des autres.

Je me sou­viens de Pierre Yer­lès, ludion liber­taire, qui ras­sem­blait une équipe lit­té­raire un peu chi­mé­rique, sur les par­quets cra­quants des bureaux du square de la Rési­dence. Il fal­lait en avoir marre d’être un crou­pion de bout de volume. La revue devait faire place à la culture. Nou­veau roman, Claude Simon. On par­lait de ce qu’on n’a­vait pas lu. On mépri­sait les vieille­ries. Il y avait Jean-Louis Crousse, poète déli­cat. D’aus­tères savants lit­té­raires comme Adolphe Gré­goire, Michel Lechantre ou René Andrianne. On était radi­caux. On par­lo­tait pas mal. 68 approchait.

Je me sou­viens de Jean Del­fosse, dans le bureau Cas­ter­man de l’a­ve­nue de Roo­de­beek. Immense Samuel Beckett en rude velours gris, bouf­farde plus grosse que le poing, Jean-le-têtu, rai­deur cer­vi­cale méta­phy­sique, « paf­fait3 » en conti­nu la forte fumée de son tabac nature. On n’é­tait pas encore à l’ère des into­lé­rances hygié­nistes des éco­los. Jean consen­tait trois ou quatre mots, défi­ni­tifs, toutes les deux heures. Je me sou­viens de sa bon­té rude, de son goût tran­quille du défi, de son rire un peu hen­nis­sant, adap­té aux éclats rosses de son pou­lain, Marc Dele­pe­leire. Ce fut pour moi, là, la grande époque des appren­tis­sages. Mes uni­ver­si­tés fan­tasques. Jean-Jacques Jes­pers venait par­fois. On croi­sait ain­si des jour­na­listes de gauche culti­vés et on ne savait pas encore que c’é­tait excep­tion­nel. On savait qu’on avait des pères. Ils ne venaient pas sou­vent. Mais on voyait par­fois Jules-Gérard Libois, tête d’Hum­phrey Bogart jouant les empe­reurs romains, une sorte de Camus osant, au nom de son immense expé­rience, un conseil aux jeunes avec un sou­rire dia­go­nal de l’œil et un timbre rebon­di, son­nant entre wal­lon et pari­got… Fran­çois Mar­tou a tel­le­ment débor­dé de tout cadre, que j’ai du mal à revoir, élu dans le fonds des images qui consti­tuent ma mémoire des lieux de La Revue nou­velle, ceux qui, le cadrant, col­le­raient à ce géant fait pour être à l’aise en tout lieu. « Fran­çois Par­tout », disait-on au MOC… Je me sou­viens des assem­blées géné­rales sta­tu­taires où Fran­çois, tré­so­rier, com­men­tait nos situa­tions dif­fi­ciles avec une espèce d’op­ti­misme insub­mer­sible et bour­ru, ponc­tuant sa pro­po­si­tion bud­gé­taire d’al­lu­sions dévas­ta­trices aux pra­tiques ban­caires. Je m’a­mu­sais sans tout com­prendre. C’é­tait sans doute aus­si à Roodebeek.

C’est aus­si en cette époque et dans ces lieux que Denise Moey­kens fut un bref moment secré­taire de la revue. Le raf­fi­ne­ment de cette femme archan­gé­lique, tôt brû­lée par la mala­die, n’est sans doute plus pré­sent dans la mémoire de beau­coup. Quelques chro­niques signées d’elle, attestent de son talent et de quelque chose en elle d’in­dé­fi­nis­sable dans l’ordre de l’in­té­gri­té abso­lue de l’âme. Flot­tait autour de sa timi­di­té para­doxale une impres­sion un peu dan­sante, celle d’une per­sonne très belle, sachant aller tout entière vers autrui et vers sa propre véri­té. Sans conces­sion. Bien des choses secrètes en moi lui sont dues…

Je me sou­viens… Mais ma mémoire brouille sou­vent la chro­no­lo­gie de l’oc­cu­pa­tion de ces lieux où la revue a cam­pé. La rue Saint-Laurent, c’é­tait vrai­ment avant la chaus­sée de Gand ? Ou juste après ?

Je me sou­viens de la rue van Elewyck. J’ai l’im­pres­sion, après coup, que là, c’é­tait tou­jours l’é­té. La figure et la pré­sence solaire de Marc Dele­pe­leire y étaient sans doute pour beau­coup. On arri­vait enfin dans une baraque vrai­ment cha­leu­reuse, après un petit esca­lier (je le vois, un peu ridi­cule et de marbre blanc sur ses pre­mières marches). Je me sou­viens de Naïm Kha­der qui expli­quait des choses à son frère Bicha­ra, en l’ap­pe­lant affec­tueu­se­ment « habi­bi-mon amour ». Et on sou­riait du pro­pos. Naïm-le-pas­sion­né, cet autre soleil, alors plein d’es­poir en une Pales­tine prochaine…

Je me sou­viens de Marc Dele­pe­leire. Mais Marc est tel­le­ment vivant dans mon sou­ve­nir et j’ai une telle recon­nais­sance et admi­ra­tion pour sa folle géné­ro­si­té de vivant que j’ai du mal à dire autre chose que ce que j’ai déjà écrit à l’heure de la mort de cet ami, écor­ché-vif qui avait su allier, avec un humour rava­geur dans une exis­tence aven­tu­rée, une intel­li­gence miroi­tante et sen­suelle, une culture infi­nie et une huma­ni­té désar­mante. Je suis fier d’a­voir por­té son cer­cueil, épaule contre épaule avec son fils, avec Michel Moli­tor, Albert Bas­te­nier, Phi­lippe Brau et Hen­ri Sonet.

Je me sou­viens de l’es­ca­lier miteux de l’a­ve­nue Van Volxem. J’ar­ri­vais, fin de mati­née, très pres­sé, avec mes che­veux un peu longs et mes articles un peu courts et je finis­sais par traî­nailler, à dis­cu­ter avec Andrée Gérard et Ouri Weso­ly à l’hu­mour tran­si, Woo­dy Allen à l’œil rond ou, dans le fou­tu esca­lier, à cau­ser avec Mariel­la Brac­cia­li­ni, la vol­ca­nique, qui allait deve­nir la che­ville (patro­nale, hein ! pas ouvrière — faut pas char­rier ! -) du Fes­ti­val du film ita­lien de Bruxelles. Elle me féli­ci­tait pour mes che­veux, se plai­gnait de la cal­vi­tie de l’an­cien redac’ chef.

J’ai peu de sou­ve­nirs de la chaus­sée de Gand. Je n’ai­mais pas cette fausse bou­tique, pré­ten­tieu­se­ment ornée de pho­tos de baleines bleues en plon­gée, série Ikea. Une queue, un aile­ron. Je crai­gnais que la revue ne plonge aus­si et je l’en­ten­dais pleu­rer au loin, à mille milles de toute région naviguée.

Je me sou­viens de la rue des Mou­che­rons. Dehors, sinistre coupe-gorge après 23 heures et, dedans, un pen­ché des armoires et une inquié­tante cour­bure du plan­cher qui effrayaient Michel Moli­tor et fai­saient pen­ser que tôt ou tard, nous fini­rions par reve­nir les pieds sur terre. Curieu­se­ment, ce lieu qui a connu des débats hou­leux, des sépa­ra­tions fra­cas­santes et des départs dou­lou­reux où je me sen­tais par­fois iso­lé dans ma sym­pa­thie pour cer­tains « sor­tants », m’a lais­sé — et tant pis pour l’hé­ré­sie ! — des sou­ve­nirs pro­fon­dé­ment admi­ra­tifs pour quelques effa­cés notoires : Chris­tian Panier, impé­rial et rageur, sur­doué au verbe cin­glant, bon­dis­sant à tout moment de son siège (ah ! la magis­tra­ture assise se rêvant debout), ne se radou­cis­sant, comme Dante, qu’au sou­ve­nir de Béa­trice… Nous sommes res­tés amis. Vincent Gof­fart, poète, railleur laco­nique, ins­tinct de roman­cier anglais et convic­tion de sei­gneur cathare, tout à la fois, fou d’an­ti­ci­pa­tion poli­tique, guet­tant sans fin, du haut de la for­te­resse impre­nable de son intel­li­gence, l’ar­ri­vée des inqui­si­teurs de tout poil. Andrée Gérard, voix pon­cée au papier de verre, secrè­te­ment mater­nelle, rigo­lote au fond, anxieuse par méthode…

C’est éga­le­ment rue des Mou­che­rons que La Revue nou­velle connut une muta­tion déci­sive de son mode de fabri­ca­tion sous l’im­pul­sion sub­tile de Fran­çois Ryck­mans qui y fut un temps rédac­teur en chef et qui arri­vait là, après avoir déjà favo­ri­sé ailleurs l’é­vo­lu­tion d’un autre organe de presse asso­cia­tive. Fran­çois l’in­vi­sible, « pro » jus­qu’au scru­pule, Fran­çois patte de velours, dont la dis­cré­tion feu­trée, la timi­di­té effi­cace et l’at­ten­tion per­ma­nente aux sou­cis tech­niques des col­la­bo­ra­teurs gagnèrent aux moder­ni­tés du faire, la bande d’in­sou­cieux que nous étions, assou­pis par rou­tine, dans des modes de com­mu­ni­ca­tion arti­sa­naux exas­pé­rant pour le secré­ta­riat… Pas­sion­né par les métiers de l’in­for­ma­tion et leur éthique, ayant l’A­frique plan­tée au cœur, Fran­çois ne fut guère long chez nous. Com­ment fait-on, quand on démé­nage, pour ne pas oublier les taiseux ?

Je me sou­viens de la rue Pota­gère, îlot bour­geois micro-pei­nard. On y allait pépère, en se tâtant, un peu éber­lués d’être pro­prios. La mai­son était à nous. On ne par­le­rait donc plus trop de fric, à chaque comi­té direc­teur, ni de catas­trophe pro­chaine, ni de crash pré­vi­sible, ni d’ur­gente chasse au cha­land abon­né. On ten­tait, moi­tié rigo­lards, moi­tié scep­tiques, de com­prendre Georges Thill qui, pas drôle du tout, arti­cu­lait ses inter­ven­tions, six fois plus vite que Luc Varenne s’é­pou­mo­nant à conter un duel Mer­ckx-Dar­ri­gade au sprint à Dax. Mais Georges com­men­çait par la fin et nous nous per­dions entre les chambres-à-bulles (Georges-le-génial était phy­si­cien!), Michel de Cer­teau ou ses pro­cla­ma­tions d’ul­tra­mi­li­tant un peu gri­ma­çant. Marie Denis, prê­tait sa fausse naï­ve­té bon­homme4 aux fémi­nistes qui entraient et sor­taient pen­dant que Fran­çoise Col­lin ne recon­nais­sait per­sonne. C’est aus­si l’é­poque où l’on aimait se réunir au domi­cile de l’un ou l’autre. Comme si, d’être pro­prié­taire don­nait le désir d’é­lar­gir le monde et de conqué­rir ami­ca­le­ment des espaces encore plus larges tel l’ap­par­te­ment de Jac­que­line Aube­nas, la mai­son de Marie Denis5 ou toutes sortes d’invité(e)s sem­blaient venir plus volon­tiers que dans ce qu’ils auraient pu craindre d’en­tre­voir d’une offi­cine trop mar­quée, par rap­port à leurs convic­tions. Tant les bureaux, sous leur appa­rent ano­ny­mat, sécrètent, sans qu’on le veuille, les pen­sées des occu­pants. Je crois n’a­voir ren­con­tré Mar­cel Lieb­man — sinon pen­dant les mee­tings de l’ULB en 68 — que dans ces réunions « du dehors ». Fra­ter­nel et sévère de juge­ment, ner­veux immense, livrant son stock d’his­toires juives déso­pi­lantes puis, pas­sant sans tran­si­tion à la dénon­cia­tion farouche de la poli­tique d’Is­raël et du phi­lo­sé­mi­tisme béat de beau­coup de chré­tiens, même les plus sen­sibles aux reven­di­ca­tions palestiniennes.

Et puis il y a ceux dont je me sou­viens par­tout parce qu’ils ont tra­ver­sé tant d’en­droits où la revue a émi­gré. Je me sou­viens de Marie Denis « ici et en tout lieu ». La pre­mière fois, c’é­tait quand elle venait d’ap­prendre qu’elle avait le prix Ros­sel6. Elle arri­vait à être l’a­mie de presque tous, sans exclu­sive, contem­plant les humains sans illu­sion et avec une sorte de ten­dresse gouailleuse, dans une langue inimi­table, à la fois délu­rée et clas­sique, comme il est à peu près dit dans le Dic­tion­naire des créa­trices où elle entre demain par la grande porte7. Aucune de nos mau­vaises chaises n’a eu rai­son de son dos dou­lou­reux. Aucun agen­da acro­ba­tique, aucune panne de co-voi­tu­rage n’a jamais décou­ra­gé sa fidé­li­té et l’es­pèce d’at­ten­tion qu’elle atta­chait, en réunion de rédac­tion, à tout déve­lop­pe­ment, se tenant pen­chée, visage en oblique, yeux au sou­rire plis­sé, bouche incrédule…

Curieu­se­ment, le lieu où La Revue nou­velle vient d’a­che­ver sa plus longue sta­tion (qua­si quinze ans!) est celui où mes sou­ve­nirs des visages sont les moins ins­crits. Vieillesse de ma part ? Les cen­tons de mémoire — comme les médite Jean-Ber­trand Pon­ta­lis — doivent-ils comme le vin, vieillir eux aus­si pour faire que leur brillant intem­po­rel se fige ? Ai-je été la proie d’une aver­sion soup­çon­neuse à l’é­gard de ce qui, au cours de ces qua­torze années et au gré de mes pré­sences espa­cées, m’a par­fois sem­blé être trop la suc­cur­sale d’un jeune par­ti et de son effer­ves­cence ? Je ne sais. Sur­nagent quand même quelques images béné­fiques, par des­sus les vieux tré­teaux, les vitres cras­seuses, la lampe un peu fade, l’exi­guï­té géné­rale et ce que ma para­noïa vivait mal. Ain­si, le sou­rire désar­mé de Théo Hachez, aus­si simple et direct que son écri­ture était tor­tu­rante, une incar­na­tion de l’a­mi­tié sans cal­cul et de la gen­tillesse (au sens que les Rou­mains donnent à « gen­til » et qui ajoute à ce mot un poids de civi­li­sa­tion, de légè­re­té et d’ap­par­te­nance à la dou­ceur). Me reste aus­si, cou­ra­geuse gar­dienne du phare le plus incon­for­table de la digue intel­lec­tuelle fran­co­phone de notre fichu pays, l’i­mage de la rédac­trice en chef que peuvent nous envier les revues pari­siennes les mieux cotées, sou­plesse et aisance d’une plume luxueuse, empa­thie natu­relle avec toute culture humaine, intel­li­gence immé­diate et ins­tinct du texte. La chance ! Et par-des­sus toutes les par­le­ries, les deux colonnes de tou­jours : Albert Bas­te­nier, coïn­cé dans l’angle, parais­sant feuille­ter autre chose, l’in­di­gna­tion incar­née qui s’a­vance — hombre ! — quand une injus­tice pointe, foi ombra­geuse de cas­tillan, humi­li­té d’a­ris­to­crate qui sait, par fidé­li­té obs­ti­née au pro­jet de ce qu’entre nous, nous appe­lons La RN, s’at­te­ler, par secours, à d’in­ter­mi­nables tâches de petite main, assez théo­lo­gien pour ne pas trop croire, mais pour faire. Et Michel Moli­tor, faux ama­teur, com­plice du deuxième rang où il reste une demi-chaise quand on est en retard, mémoire lus­trée et verbe rare, tran­chant — rare­ment — un conflit rédac­tion­nel, en optant tou­jours et sans appel pour une véri­té qui ne s’as­su­jet­tit pas. Puis sor­tant, grand héri­tier incon­tes­table dans le brouillard lugubre du bou­le­vard Géné­ral Jacques, cas­quette du clan Sher­lock-Moli­tor sur son crâne gidien. Sainte Gudule a‑t-elle exis­té ? Les bol­lan­distes sont pas­sé par là. Mais Saint Michel existe, c’est lui.

Les lieux finissent par être, un temps, un peu le corps de ceux qui les habitent. Qui regarde les murs finit par voir qui les han­ta. La RN est depuis peu un gre­nier clair. Sur le haut palier, un voi­sin, co-loca­taire, invi­sible. Un poète. Je vous le recom­mande. Bon signe!-

  1. La per­ma­nente moins ferme, moins verte ; une mèche ou deux plus rouges ?
  2. C’é­tait à l’oc­ca­sion du n° spé­cial « 1945 – 1995, Cin­quante ans, rebon­dir » qui coïn­ci­dait avec notre démé­na­ge­ment d’a­lors, vers le bou­le­vard Géné­ral Jacques.
  3. Déri­vé du verbe fla­mand « paf­fen », savou­reu­se­ment intra­dui­sible et qui, par ono­ma­to­pée, désigne l’o­pé­ra­tion du fumeur de pipe qui, tout en main­te­nant le tuyau de sa pipe entre les dents, émet, par ouver­ture et fer­me­ture alter­nées des lèvres, de courts jets de fumée accé­lé­rant le bon tirage au sein du culot, le tout émet­tant, selon le souffle du fumeur, ce bruit de bouche, bi-labial, carac­té­ris­tique. Jean était cham­pion dans le genre.
  4. C’est quand-même dif­fi­cile de dire « bonne femme»…
  5. Immor­ta­li­sée dans son beau récit Reine au jar­din, repris dans Retour des choses, paru chez Tierce en 1985.
  6. Pour son roman L’o­deur du père, édi­tions Robert Morel, 1972, éga­le­ment repris dans Retour des choses.
  7. Édi­tions Des Femmes, Paris, à paraître en cette fin d’année.

Jacques Vandenschrick


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