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Burkini sonne le glas ?
Dans le jargon journalistique, la période estivale est surnommée « saison des marronniers », cette « morte-saison » durant laquelle, chaque année, reviennent invariablement des sujets bateaux. Dans la presse anglo-saxonne, les professionnels sont plus directs et parlent de Silly Season (« saison idiote »). La saison idiote cuvée 2016 a dérogé à la règle et laissé le champ libre à la « saison du […]

Dans le jargon journalistique, la période estivale est surnommée « saison des marronniers », cette « morte-saison » durant laquelle, chaque année, reviennent invariablement des sujets bateaux. Dans la presse anglo-saxonne, les professionnels sont plus directs et parlent de Silly Season (« saison idiote »). La saison idiote cuvée 2016 a dérogé à la règle et laissé le champ libre à la « saison du burkini ». Une fois n’est pas coutume, cette thématique ne relève pas de l’anecdote, mais expose de façon crue et brutale les contradictions avec lesquelles sont aux prises les sociétés ouest-européennes de ce début de XXIe siècle. Que cela plaise ou non, l’«affaire du burkini » a des implications tant philosophiques que concrètes sur notre « vivre ensemble », ce terme qui, en français, sonne un peu « belle âme », mais qui en néerlandais (samenleving) signifie tout simplement « société ».
Ce n’est pas un éditorial qui va accoucher de la pierre philosophale et transformer une polémique plombée dès le départ en débat serti de dorures. Tout au plus essaiera-t-on de « cadrer » la polémique et de s’interroger sur la moins mauvaise manière de mener ce débat en contournant les chaussetrappes dont il est parsemé. Ainsi, telle une poupée russe, la polémique du « burkini » charrie en son sein d’autres polémiques et affrontements d’où il ressort que peu nombreux sont celles et ceux qui s’accordent sur les termes du débat, ce qui rend ce dernier quasi impossible. Certains en font un débat sur l’islam, d’autres sur la laïcité, d’autres enfin sur la liberté individuelle. Ce sont des questions à la fois entremêlées et distinctes. Dans cet éditorial, nous n’aborderons la polémique que du point de vue culturo-religieux, les autres termes du débat étant volontairement mis entre parenthèses.
La polémique déclenchée par la vision de baigneuses habillées en « burkini » et les arrêtés liberticides pris par plusieurs municipalités françaises ont généré une cascade de réactions amenant le débat politique et de société au niveau zéro de la réflexion. En janvier 2012, notre éditorial s’intitulait « Chacun cherche son Arabe ». En cet été 2016, nous pourrions repasser les plats et intituler cet éditorial « Chacun cherche sa musulmane ». Le débat relatif au « burkini » a vu tous les acteurs politiques et faiseurs d’opinion (ou aspirant à ce statut) se précipiter vers le pupitre de chef d’orchestre et diriger chacun leur partition.
La droite conservatrice et les xénophobes se sont rués sur le « burkini » en érigeant la musulmane qui le porte en avant-poste de la conquête islamiste « par le bas », voire, pour les extrêmes droites identitaires, en ventre armé du « grand remplacement » cher à Renaud Camus. La gauche laïque sociale-démocrate, arcboutée à son anticléricalisme séculaire, a érigé les musulmanes ayant opté pour le maillot de bain « islamique » en avant-postes du communautarisme et du travail de sape d’une exceptionnelle « identité française » républicaine et jacobine. Si la gauche non sociale-démocrate s’est déchirée sur ce maillot de bain, la majorité de ses ténors et militants s’est ralliée à une vision des musulmanes victimes d’une France mentalement non décolonisée, islamophobe (bien que ce terme soit à ce point polysémique que l’auteur de ces lignes regrette, par facilité, de devoir l’écrire) et raciste. Quelle que soit la posture adoptée par le chef d’orchestre, la femme est l’objet et non le sujet d’un débat la dépassant.
O tempora o mores, c’est sur les réseaux sociaux que des symphonies cacophoniques ont été exécutées, au grand désarroi des mélomanes qui croient encore en la vertu du débat et goutent peu le langage désinhibé que ces vecteurs d’expression favorisent. Toutes celles et ceux qui ont posé ingénument des questions sur la signification à donner à l’ostentation vestimentaire adoptée par une partie des musulmans (ici, en l’occurrence, des musulmanes) se sont souvent vu renvoyer à la figure des positions qui n’étaient pas les leurs. À leur corps défendant et selon la façon dont ils exprimaient leurs interrogations, ils se sont vu assigner, au mieux le statut d’ignorants ou d’ânes bâtés, au pire le statut de « salauds » ou de compagnons de route de « salauds ». Les « salauds » sont, au choix de « ceux qui savent », les « islamo-gauchistes », les racistes réfugiés derrière une laïcité assertive « à la carte », les laïcistes accrochés à une laïcité historiquement anticléricale, les « Européens » n’ayant pas encore compris que le bon temps des colonies appartenait au passé, etc.
Les réseaux sociaux ont vu des intellectuels à la laïcité assertive se répandre en interprétations littéralistes du Coran et des Traditions islamiques pour justifier leurs positions hostiles à quelque code vestimentaire « musulman » que ce soit, apparemment sans se rendre compte que, ce faisant, ils procédaient comme les littéralistes musulmans, les salafistes.
Ensuite, il y a eu la saga des arrêtés municipaux et du recours devant le Conseil d’État de la République française. Avant que, de façon légalement prévisible, la plus haute juridiction administrative française rende une ordonnance invalidant les arrêtés municipaux « anti-burkini », des juristes hurlaient que, même si la loi était la loi, cette dernière n’était jamais que l’expression de… la loi du plus fort. Une fois l’ordonnance rendue par le Conseil d’État, les mêmes juristes applaudissaient cette instance pourtant censée incarner… la loi du plus fort (cf. infra).
La cacophonie et le vacarme de la polémique laissent pourtant beaucoup d’esprits curieux et/ou ingénus sur leur faim. Car il est des questions qui, sans être illico délégitimées ou criminalisées d’un clic de souris ou d’un qualificatif définitif, peuvent et doivent être posées. De même, indépendamment du traitement juridique de l’«affaire », des angles morts proprement politiques méritent d’être relevés.
Un premier point concerne le terme même de « burkini ». Conçu par une styliste australienne musulmane d’origine libanaise, ce maillot de bain couvre tout le corps de plusieurs épaisseurs de tissu synthétique, à l’exception notable du visage. À ce titre, il est honni par les croyants littéralistes (ou salafistes), car il n’est qu’une version nautique et ludique du voile (hijab) et se situe dès lors aux antipodes pudiques et/ou littéralistes et/ou fondamentalistes du niqab (vêtement qui ne laisse entrevoir que les yeux) et plus encore de la burqa, ce vêtement historiquement pachtoune (Afghanistan et Pakistan) qui couvre l’intégralité du corps et du visage de la femme. Indépendamment du contexte politique, la soudaine popularité d’un vêtement nommé en référence à la burqa afghane peut expliquer que le débat ait été immédiatement piétiné par la polémique et la psychose collective.
Un deuxième point est le contexte politique. Le contexte de court terme dans lequel la polémique du « burkini » s’est enflammée est celui d’une société française qui, origines et options philosophiques largement confondues, est tétanisée par dix-huit mois d’attentats revendiqués par des organisations islamistes et qui ont causé la mort de quelque 250 personnes. Le contexte de moyen terme est celui d’une France qui entre en campagne électorale présidentielle et législative et dont le personnel politique, lui-même tétanisé par l’enracinement du Front national dans son statut de « troisième voie », est tenu comptable de la sécurité des citoyens français. Le contexte de long terme est celui d’une France effectivement confrontée à un héritage colonial qui voit cohabiter de plus en plus difficilement la société « chrétienne » (fût-elle athée ou agnostique) avec les citoyens originaires du Maghreb, ces derniers cohabitant également de plus en plus difficilement entre eux à mesure que se déploient des dynamiques mémorielles et « ré-identitaires » musulmanes ou juives liées à l’Histoire longue du Maghreb arabo-musulman et à l’Histoire courte de la colonisation française.
Une troisième question porte sur la signification accordée par des musulmanes à divers codes vestimentaires ostentatoires et sur la perception de ces derniers par « les autres », qu’ils soient culturellement « chrétiens » (croyants, athées ou agnostiques), mais également culturellement « musulmans » (croyants, athées ou agnostiques). Dans un texte publié sur son blog (« L’ostentation de la pureté ») et qui ne souffre pas du soupçon d’«islamophobie », le philosophe François De Smet, une fois évacuée l’issue juridique de la polémique, écrit ces lignes qui devraient être frappées au coin du bon sens : « Cela n’empêche pas d’avoir une réflexion sur le message que représentent de tels vêtements. Car la loi n’embrasse pas, tant s’en faut, toutes les dimensions de ce qui se joue dans une société. On peut reconnaitre que de tels signes peuvent être portés au nom des droits fondamentaux ; on peut aussi, au nom de ces mêmes droits, dire qu’on ne les aime pas et expliquer pourquoi. Ou l’on peut encore […] tenter d’expliquer ce qui se joue dans ces débats récurrents qui donnent l’impression de nous enliser. »
Une quatrième question porte sur la parole des musulmanes ou des « arabo-musulmanes1 ». François De Smet, à nouveau, la pose en termes adéquats et non polémiques : « Il serait naturel pour un être humain de privilégier, en toute situation et circonstance, un signe religieux et convictionnel à une situation d’interaction sociale — le travail ou l’école, ou même la rue s’agissant du voile intégral. […] Il reste que la force du lien que les croyantes semblent entretenir avec un vêtement au point qu’il constitue une partie d’identité dont il serait impossible de se départir mérite d’être investigué. »
La parole des femmes a, fort heureusement, été parfois invoquée dans la polémique du « burkini ». Le plus souvent, il s’agissait de la parole de musulmanes vêtues de façon ostensiblement islamique. Posée de telle façon qu’elle appelait souvent la réponse, la question du libre choix a été présentée, maladroitement ou sciemment, comme closant le débat lorsque ce choix était assumé. Or, le débat ne peut être clos si facilement, car il laisse dans l’ombre d’autres citoyennes d’origine musulmane, tant croyantes qu’agnostiques. De même, il passe par pertes et profits ce que toutes les enquêtes sociologiques sérieuses soulignent depuis trois décennies : la polysémie du code vestimentaire.
Mais il faut alors être de bon compte. Si tel ou tel code vestimentaire revendiqué comme islamique peut renvoyer à diverses motivations et surtout si ces motivations procèdent d’un libre choix, les significations accordées à ces codes méritent d’être interrogées, étant donné que certaines d’entre elles renvoient à des visions du monde et de soi structurées autour de la sortie de l’espace public ou de l’espace « commun » (le vivre ensemble), voire du rejet de l’Autre. À cet égard, il n’est pas inutile de rappeler que la question des significations est d’abord et avant tout un facteur de clivage parmi les citoyennes et citoyens « arabo-musulmans » eux-mêmes, certaines et certains se plaignant d’une pression sociale « pro-ostentation ». Or, s’il est une chose qu’enseigne la sociologie, c’est que toute pression sociale est au moins aussi performative que la pression légale. En d’autres termes, comment garantir le libre choix des un(e)s sans empiéter sur celui des autres, et vice versa ?
Avocat au Conseil d’État, Patrice Spinosi a plaidé l’annulation des arrêtés municipaux au nom de la Ligue (française) des droits de l’homme. Le samedi 27 aout, il était interrogé par la radio publique France Inter sur ce que serait son attitude par rapport « aux femmes que leur mari oblige à mettre le voile ». Lapidaire, sa réponse fut l’occasion d’un lapsus remarquable : « Bien sûr, cela existe, mais ça, ce n’est pas une question politique », une façon inconsciente pour ce juriste de reconnaitre que sa plaidoirie dépassait le simple rappel du droit, mais était éminemment… politique. De fait, point n’est besoin d’être politologue ou juriste pour convenir que le droit est l’expression d’un rapport de forces politiques débouchant sur une règle juridique au terme d’un débat… politique.
En ce mois d’aout 2016, il n’y a pas eu de débat politique et les intellectuels qui se sont discrètement essayés à produire de l’intelligence et de la nuance peuvent se compter sur les doigts d’une main. Le glas semble avoir sonné pour celles et ceux qui croient encore que la force d’une société réside en sa capacité à produire un « vivre ensemble » garanti par la démocratie, le pluralisme et la diversité. C’est une très mauvaise nouvelle.
- Un fait qui est très rarement relevé, c’est que les questions liées aux codes vestimentaires islamiques (revendiqués, interdits ou imposés) mobilisent majoritairement des citoyens et citoyennes d’origine arabo-musulmane et dans une très moindre mesure celles et ceux originaires de régions musulmanes non arabes (par exemple, les Balkans).