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Bureau indigène

Numéro 3 - 2016 par Joëlle Kwaschin

mai 2016

Ana­thème l’écrivait ici récem­ment : il fait bon vivre chez nous. C’est sur­tout le cas lorsque l’on peut trai­ner le same­di matin avec un café et lire la tota­li­té du quo­ti­dien que le fac­teur glisse aima­ble­ment dans la boite aux lettres dès potron-minet. Comme ça, on est sûr de ne rien man­quer du sup­plé­ment éco­no­mique et de sa rubrique « Acteurs ».

Billet d’humeur

« Bureaux eth­niques pour pro­fes­sion­nels nomades » est d’un tel inté­rêt que l’article mérite bien une tra­duc­tion du cha­ra­bia des affaires en fran­çais. On apprend qu’une socié­té Tri­bus inves­tit dans des centres d’affaires où l’on peut louer des bureaux à la jour­née, de la même manière que l’on peut louer une chambre d’hôtel à l’heure. Le « concept » est déjà ancien (un quart de siècle, c’est dire), mais la nou­veau­té réside dans un accueil per­son­na­li­sé « qui tient davan­tage du “hos­ting” que du “wel­co­ming”, où l’on se sent à l’aise, comme chez soi ». On ne prend pas le risque de tra­duire, la nuance étant mal­ai­sée à dis­cer­ner, mais on n’est pas loin de la cha­leur de l’ami facebookien.

Indis­cu­ta­ble­ment, si on en croit la jour­na­liste éblouie, les espaces résolvent une anti­no­mie puisqu’ils sont en même temps « hyper­con­nec­tés et ins­pi­rants », un tour de force pour des « bureaux [qui] sont la par­tie invi­sible du concept » car « tout est cen­tré sur le hall d’entrée, véri­table espace de tra­vail ouvert » qui a deman­dé deux ans de tra­vail « en s’inspirant des tri­bus nomades. Il en existe encore trente-quatre dans le monde », se ren­gorge un des fon­da­teurs de l’entreprise. « On a tiré les grandes règles de vie en com­mu­nau­té pour la trente-cin­quième tri­bu que sont les nomades pro­fes­sion­nels modernes qui suivent leur bou­lot, leurs clients, leurs oppor­tu­ni­tés, leur croissance…»

Avec une telle ambi­tion, le mobi­lier n’est donc pas conçu par une grande socié­té sué­doise dont la carac­té­ris­tique est que cha­cun doit emboi­ter soi-même tenons et mor­taises, mais, comme il se doit, il est « tri­bal » — « bois, tis­sus, grandes pho­tos et formes brutes ». À chaque centre est attri­buée une tri­bu par­ti­cu­lière ; à Bruxelles (16.200 mètres car­rés), ce sont les Sâmes, « la seule tri­bu encore nomade en Europe […] qui se déplace là où va son trou­peau de rennes », c’est du reste ce qui a moti­vé la « spec­ta­cu­laire » inau­gu­ra­tion où le patron a fait son entrée sur un trai­neau tiré par des rennes…

La seule tri­bu encore nomade ? Il suf­fit pour­tant de lire le jour­nal pour savoir qu’il y a des Roms, des Tsi­ganes, des gens du voyage… qui, par­fois, essaient de voya­ger. D’après l’Agence des droits fon­da­men­taux de l’Union euro­péenne, la Bel­gique compte trente-mille Roms dont près de neuf-mille vivent en habi­tat mobile ; quant au Centre de média­tion des gens du voyage et des Roms, il estime la com­mu­nau­té à vingt-mille personnes.

Pour­quoi les Roms, ces nomades qui dorment dans leur bureau n’inspirent-ils pas cette nou­velle entre­prise ? Parce qu’ils ne pos­sèdent pas de trou­peaux ? Parce qu’ils tirent leurs cara­vanes avec de grosses voi­tures ? Parce leurs bureaux ne sont pas meu­blés avec authen­ti­ci­té ? Parce que ce sont des ama­teurs dont l’appartenance est sub­jec­tive, ce qui rend les sta­tis­tiques dif­fi­ciles à éta­blir. En réa­li­té, la voi­là la rai­son, où va-t-on si cha­cun peut déci­der d’être ou de n’être pas rom ?

Mais les auto­ri­tés de Flandre et de Wal­lo­nie ne s’en laissent pas conter et tranchent elles-mêmes l’appartenance eth­nique. À Lan­den, Gino Debroux, le bourg­mestre SP.A, a vou­lu délo­ger la tren­taine de cara­vanes, à l’évidence des Roms, qui occu­paient sans auto­ri­sa­tion un ter­rain indus­triel — habi­tuel­le­ment occu­pé par des fes­ti­vals de musique — en bran­chant une ins­tal­la­tion sonore de 14.400 watts. Comme ils n’aiment pas la tech­no — com­ment le leur repro­cher ? —, les voya­geurs sont partis.

À Char­le­roi, le dépu­té socia­liste, Hicham Imane, a fait creu­ser une tran­chée d’un mètre cin­quante de pro­fon­deur pour empê­cher la réins­tal­la­tion de cara­vanes sur un ter­rain qu’elles venaient de quit­ter. Mais il est par­don­né puisque, dit-il, il a pris cette déci­sion à « contre­cœur », par mili­tan­tisme pour­rait-on dire, pour for­cer les auto­ri­tés à réagir. « Il faut légi­fé­rer et défi­nir des ter­rains d’accueil dans toutes les com­munes, pas seule­ment à Char­le­roi, pour que les gens du voyage aient le choix » de leur lieu d’implantation ; il est vrai que c’est sans doute une atteinte aux droits fon­da­men­taux de condam­ner quelqu’un à vivre à Charleroi.

Le Comi­té euro­péen des droits sociaux du Conseil de l’Europe a d’ailleurs conclu à la vio­la­tion par la Bel­gique d’une série de dis­po­si­tions de la charte sociale en matière d’accueil des gens du voyage. Ceux-ci pour­raient pour­tant réagir, faire preuve d’initiative et être créa­tifs en louant leur bureau rou­lant avec douche incor­po­rée et chauf­feur aux nou­veaux nomades pro­fes­sion­nels. Au fond, inté­grer les nomades n’est tout de même pas sorcier.

Les Lapons, ces por­teurs de haillons si l’on en croit l’étymologie, pré­fèrent s’appeler Sâmes, ce qui convient fort bien aux concep­teurs d’un busi­ness cen­ter ten­dance. Les Masaïs, les Mao­ris, les Chang­pas, les Secoyas…, éga­le­ment mis à contri­bu­tion, ver­ront-ils un retour sur inves­tis­se­ment, seront-ils cré­di­tés à hau­teur de leur ori­gi­na­li­té ? « Sou­te­nus non par des ges­tion­naires de fonds imper­son­nels, mais d’enthousiastes mil­liar­daires enga­gés », ces mar­chands de ser­vices connaissent un suc­cès qui semble ful­gu­rant et a l’avantage de sor­tir l’immobilier de bureaux de la déprime, ce qui est bien­ve­nu. Fût-ce au prix du recy­clage d’un mode de vie tra­di­tion­nel, qui à force de les­sives suc­ces­sives, voit ses cou­leurs et ses valeurs s’affadir pour ne lais­ser sub­sis­ter qu’une mince étoffe folk­lo­rique usée.

Joëlle Kwaschin


Auteur

Licenciée en philosophie