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Bruxelles. Les épiceries turques

Numéro 10 Octobre 2013 par Katerina Seraïdari

octobre 2013

Une enquête de ter­rain s’est notam­ment pen­chée sur trois épi­ce­ries à Bruxelles qui sont repré­sen­ta­tives du déve­lop­pe­ment com­mer­cial turc. Com­ment ces épi­ciers défi­nissent-ils leurs com­merces et quels rap­ports entre­tiennent-ils avec leur clien­tèle ? Les rela­tions sociales et les sté­réo­types qui se déve­loppent autour de ces espaces mar­chands montrent la com­plexi­té de la copré­sence sur un même ter­ri­toire de cultures différentes.

Afin d’attirer la main‑d’œuvre néces­saire à l’exploitation des mines, la Bel­gique a conclu une conven­tion bila­té­rale avec la Grèce en 1957 et avec la Tur­quie en 1964. Grâce à l’ancienneté de leur ins­tal­la­tion, les Grecs ont béné­fi­cié de condi­tions sociales et éco­no­miques plus favo­rables que les Turcs, avant même l’entrée de la Grèce dans l’Union euro­péenne en 1981 qui a amé­lio­ré leur posi­tion dans la socié­té belge.

Trois atti­tudes, qui dépendent des cir­cons­tances, mais aus­si des inté­rêts et des posi­tions idéo­lo­giques des indi­vi­dus, défi­nissent les rap­ports entre immi­grés grecs et turcs à Bruxelles. La pre­mière, la confron­ta­tion, éta­blit de la dis­tance entre les deux groupes : des sté­réo­types néga­tifs sont évo­qués et le « lourd pas­sé » entre la Grèce et la Tur­quie est consi­dé­ré comme une don­née insur­mon­table et un devoir de mémoire. La deuxiè­me, l’affinité, amène à la recon­nais­sance de liens. Les que­relles entre Grecs et Turcs sont rame­nées à de « banales affaires de famille » et le par­tage de traits cultu­rels est mis en avant : pra­tiques culi­naires, musiques et danses, atti­tudes cor­po­relles, usage de mots com­muns, pré­émi­nence d’une struc­ture fami­liale tra­di­tion­nel­le­ment patriar­cale et adop­tion de codes moraux simi­laires. Dans ce cas, les deux groupes sont carac­té­ri­sés par une même nos­tal­gie pour une rura­li­té idéa­li­sée et un atta­che­ment affec­tif à la « mère patrie », mais aus­si par des pra­tiques com­mer­ciales semblables.

Pour la troi­sième atti­tude, l’indifférence, la rela­tion entre Grecs et Turcs n’est consi­dé­rée ni comme pro­blé­ma­tique ni comme pri­vi­lé­giée. Elle cor­res­pond à la néces­si­té de s’adapter aux exi­gences d’un monde glo­ba­li­sé et se carac­té­rise par une absence de juge­ment et de cri­tères qua­li­fi­ca­tifs. En revanche, les pos­tures d’affinité et de confron­ta­tion s’appuient sur l’histoire : la pre­mière évoque des siècles de coexis­tence là où la seconde insiste sur l’occupation otto­mane. Même cli­vage en ce qui concerne la géo­gra­phie : pour les uns, ce qui est impor­tant est la proxi­mi­té spa­tiale des deux peuples et les formes de voi­si­nage éla­bo­rées autour de la mer Égée et dans les mêmes quar­tiers bruxel­lois ; pour les autres, la notion de « mau­vais voi­sin » et la menace qu’il incarne d’un point de vue géo­po­li­tique prédominent.

Les Grecs1 ont été les pre­miers à ouvrir des épi­ce­ries à Bruxelles ven­dant des pro­duits cor­res­pon­dant aux régimes ali­men­taires grec et turc (Seraï­da­ri, 2011). L’entrepreunariat turc s’est déve­lop­pé dans les années 1980 : petit à petit, les épi­ciers turcs ins­tal­lés à Schaer­beek ont acquis la répu­ta­tion d’avoir les plus beaux étals de fruits et légumes et aus­si les moins chers de la ville. Il y a quelques années, des com­mer­çants turcs ont com­men­cé à ouvrir des épi­ce­ries dans les « beaux » quar­tiers bruxel­lois mal­gré la cher­té des baux, élar­gis­sant ain­si leur acti­vi­té com­mer­ciale en dehors des lieux de concen­tra­tion de la popu­la­tion turque. Il s’agit d’un phé­no­mène rela­ti­ve­ment nou­veau, qui a pris de l’ampleur dans les années 2000 et qui montre non seule­ment leur dyna­misme et leur inté­gra­tion dans la vie éco­no­mique belge, mais aus­si leur capa­ci­té à satis­faire les besoins de clients d’origines diverses et à contri­buer au carac­tère cos­mo­po­lite du pay­sage urbain.

Affinités entre commerçants turcs et clients grecs

Accom­pa­gnée par une amie belge qui est une cliente régu­lière, j’ai fait la connais­sance d’un épi­cier turc près de l’église Saint-Adrien (Ixelles), que je nom­me­rai ici Emin. Ori­gi­naire d’Afyonkarahisar, Emin a gran­di à Anka­ra, où son père tenait une épi­ce­rie. Durant sa sco­la­ri­té, il y a tra­vaillé. Après avoir pas­sé le diplôme de maitre d’école, il a déci­dé d’émigrer en Bel­gique. Il est arri­vé à Bruxelles à l’âge de vingt ans dans les années 1980 ; il a tra­vaillé pen­dant vingt-cinq ans dans une usine de fabri­ca­tion de chau­dières, avant d’ouvrir ce com­merce en 2005. Ce qui l’a pous­sé à se lan­cer dans cette aven­ture com­mer­ciale était le désir de ne pas voir son fils ainé tra­vailler comme lui à l’usine.

Lors de ma visite, afin de m’aider à trou­ver le mot grec pour cer­tains pro­duits, Emin men­tionne le terme en turc, sachant que plu­sieurs mots grecs dans le domaine ali­men­taire ont une ori­gine turque. C’est cette com­pli­ci­té qui défi­nit la pos­ture d’affinité : dans ce cas, elle ren­voie à l’existence d’un conti­nuum lin­guis­tique entre le turc et les dif­fé­rentes langues bal­ka­niques (en l’occurrence, le grec). Au milieu de cette épi­ce­rie, des fruits secs sélec­tion­nés par la marque « Écho d’Orient » sont expo­sés sur un pré­sen­toir : quand je montre à mon amie les graines de tour­ne­sol (éga­le­ment appré­ciées en Grèce et en Tur­quie), elle avoue ne pas savoir que ces graines se mangent, elle pen­sait qu’elles ser­vaient à nour­rir les oiseaux. À l’instar de l’affinité lin­guis­tique entre Grecs et Turcs autour d’un ensemble de mots com­muns ne signi­fiant rien pour un Belge, l’affinité ali­men­taire ren­voie au par­tage d’habitudes et de produits.

Le tenan­cier turc d’une autre épi­ce­rie sur la chaus­sée de Char­le­roi (Saint-Gilles) vit en Bel­gique depuis qua­rante ans. Il avait eu une épi­ce­rie dans un autre quar­tier de Saint-Gilles pen­dant une dizaine d’années avant d’ouvrir ce com­merce en 1994. Quand j’ai ren­con­tré sa femme, celle-ci, afin de me prou­ver que les Grecs et les Turcs ont la même men­ta­li­té, me donne des exemples de femmes belges du quar­tier ayant des aven­tures avec d’autres hommes bien qu’étant mariées ou ayant des enfants de pères dif­fé­rents2. L’espace de com­pli­ci­té entre la patronne turque et la cliente grecque est ici condi­tion­née par la répro­ba­tion morale (à prio­ri sup­po­sée com­mune) envers ces Belges dont les valeurs fami­liales seraient tel­le­ment éloi­gnées des leurs. Selon elle, les Grecques et les Turques se plaignent de leur mari qui n’aide pas aux tâches ména­gères, mais elles ne sont pas prêtes à quit­ter le domi­cile conju­gal dès la pre­mière dis­pute. Elle me parle alors d’une Grecque qui tenait un snack dans le quar­tier : celle-ci venait sou­vent à l’épicerie pour se plaindre de son mari grec qui allait faire des courses à Schaer­beek et qui met­tait trois heures avant de reve­nir, car il en pro­fi­tait pour aller au café et jouer aux cartes. Sa connais­sance sociale des Grecs de Bruxelles, mais aus­si des Belges, est essen­tiel­le­ment liée à la vie du quar­tier, aux his­toires qui y cir­culent et aux conver­sa­tions avec ceux qui entrent dans son com­merce. Dans le pas­sé, pour les vacances, ils allaient en Tur­quie en voi­ture et ils pas­saient par la Grèce. Elle se sen­tait en sécu­ri­té là-bas, « pas comme en Ita­lie, où on man­geait près de la voi­ture, on ne s’éloignait pas » ; même chose en Bul­ga­rie, où les poli­ciers deman­daient de l’argent et les gens volaient, « on avait si peur qu’on n’allait même pas aux toi­lettes ». Mais dès qu’ils arri­vaient en Grèce, « c’était comme chez nous3 ».

Cette épi­ce­rie vend des simit, ces pains ronds et troués, aux graines de sésame. Le mari les ramène chaque matin de Schaer­beek, « on trouve tout à Schaer­beek, des pro­duits grecs, des pro­duits turcs ». Un client belge en achète un pen­dant que je dis­cute avec la pro­prié­taire ; il demande un « pain rond ». Après son départ, elle m’explique que beau­coup de ses clients belges vont en vacances en Tur­quie et qu’ainsi ils découvrent ces pro­duits locaux : « Pour faire des éco­no­mies en Tur­quie, ils mangent quinze pains ronds par jour et de l’eau, ça leur suf­fit. » Ce dis­cours, qui cri­tique l’austérité (voire l’avarice) des Belges, est éga­le­ment assez cou­rant en Grèce, où les tou­ristes d’Europe du Nord sont consi­dé­rés comme de mau­vais clients qui ne com­mandent que de la salade grecque pour le repas. À un autre moment, quand je lui dis que les gre­nades que j’ai ache­tées chez elle quelques jours aupa­ra­vant étaient un peu aigres, elle me donne sa recette : elle uti­lise le jus de gre­nade dans les soupes de légumes qu’elle pré­pare afin de leur don­ner du gout. Ce secret culi­naire est accom­pa­gné par un juge­ment sur les habi­tudes ali­men­taires des Belges : « Il faut mettre beau­coup d’ingrédients dans une soupe, pas comme les Belges qui ne mettent que de l’eau et du sel. »

Les rela­tions sociales qui émergent dans ce cadre mar­chand révèlent la rela­ti­vi­té de la pos­ture d’affinité : celle-ci désigne les membres du groupe qui est cultu­rel­le­ment le plus proche dans une ville cos­mo­po­lite et dans un envi­ron­ne­ment par­fois dif­fi­cile à appré­hen­der. On m’a sou­vent répé­té que Grecs et Turcs étaient unis car ils étaient « étran­gers dans un pays étran­ger ». Dans leur cas, cette atti­tude se décline dans les domaines lin­guis­tique, ali­men­taire et moral et est condi­tion­née par l’opposition aux valeurs dif­fé­rentes des femmes belges du quar­tier (consi­dé­rées non comme éman­ci­pées, mais comme fri­voles), au sen­ti­ment d’insécurité qu’on peut res­sen­tir lors de cer­taines étapes du voyage esti­val ou à la fru­ga­li­té de la cui­sine belge. De ce point de vue, la pos­ture d’affinité s’appuie sur la dif­fu­sion et la réi­fi­ca­tion des sté­réo­types autant que la pos­ture de confrontation.

Commerces « ethniques » et discours internationaliste

Emin consi­dère son épi­ce­rie comme un com­merce qui offre des pro­duits « inter­na­tio­naux » : « C’est quoi l’international ? Par exemple, le cous­cous. Par exemple, les conserves. Par exemple, le yaourt grec. […] Tout le monde connait le hou­mous, mais ils n’en connais­saient pas le pro­duit de base [le tahin], main­te­nant ils le trouvent ici, c’est comme ça. » Ce der­nier exemple montre com­ment un tel endroit, tenu par le repré­sen­tant d’une culture culi­naire qui uti­li­sait le tahin bien avant l’entrée récente du hou­mous dans les habi­tudes ali­men­taires euro­péennes, peut fami­lia­ri­ser ses clients avec des pro­duits encore peu cou­rants en Bel­gique. Ce com­mer­çant se dif­fé­ren­cie pour­tant de ces maga­sins où « quand le pro­prié­taire est maro­cain, toute la mar­chan­dise est maro­caine. Tan­dis qu’ici, il y a des pro­duits grecs, turcs, marocains ».

Le dis­cours d’un épi­cier kurde (ori­gi­naire de la ville turque de Konya) est simi­laire : il ne tient pas une épi­ce­rie « eth­nique », mais une épi­ce­rie inter­na­tio­nale, qui pro­pose des « pro­duits euro­péens » en pro­ve­nance du Maroc, d’Espagne, de Grèce. Avant l’ouverture de ce com­merce (dans le centre d’Ixelles près de la place Fla­gey) en 2006, cette famille avait déjà acquis de l’expérience dans le domaine de l’alimentation en tant que pro­prié­taire d’un snack voi­sin pen­dant onze ans. Le carac­tère inter­na­tio­nal de ces épi­ce­ries se confirme non seule­ment par les pro­duits en vente, mais aus­si par la manière dont les clients sont abor­dés. Le jeune pro­prié­taire kurde m’a salué en grec (Geia sou) à la fin de notre dis­cus­sion, tan­dis qu’Emin a salué une cliente régu­lière, sachant qu’elle est ori­gi­naire d’Arabie saou­dite, par un Sha­lam Male­kum. Grâce à quelques notions de néer­lan­dais, Emin peut aus­si mieux ser­vir ses clients néer­lan­do­phones. Si le dis­cours inter­na­tio­na­liste de ces deux épi­ciers ren­voie à la pos­ture d’indifférence, dans la mesure où tous les clients, indé­pen­dam­ment de leur ori­gine, sont bien­ve­nus dans ces com­merces et sont trai­tés de la même manière, ces formes d’échange et le fait de pro­non­cer quelques mots dans la langue du client consti­tuent des signes de cour­toi­sie et de recon­nais­sance de sa spécificité.

Les rap­ports d’Emin avec la clien­tèle sont for­mels : il ne connait que les noms de famille de ceux à qui il fait des livrai­sons. Il ne connait pas non plus leur situa­tion fami­liale : il sait s’ils ont des enfants seule­ment s’ils viennent au maga­sin avec eux ou s’ils achètent des pro­duits spé­ci­fiques. Comme j’ai pu le consta­ter lors de mes enquêtes de ter­rain, dans ce type de com­merces de proxi­mi­té, les rap­ports sont, à la fois, per­son­nels et ano­nymes. La connais­sance sociale que les com­mer­çants ont de leurs clients est basée sur des élé­ments liés au monde mar­chand. Tan­dis qu’Emin connait le nom de famille de mon amie belge, celle-ci l’appelle sim­ple­ment « Mon­sieur » ou elle le désigne, quand il n’est pas pré­sent, comme l’« épi­cier turc ». Ce qui montre toute l’importance que l’appartenance natio­nale acquiert dans ce contexte de rela­tions conven­tion­nelles. En effet, l’origine du client et du com­mer­çant consti­tue un fac­teur impor­tant dans la mesure où on sait sou­vent, avec plus ou moins de cer­ti­tude, si la per­sonne en face est turque, grecque, belge ou pakis­ta­naise4, sans pour autant connaitre son nom ou d’autres élé­ments de sa vie pri­vée (par exemple, dans le cas des immi­grés, s’ils ont été natu­ra­li­sés ou non). Le dis­cours inter­na­tio­na­liste consti­tue, d’une part, un effort de « déseth­ni­ci­ser » ces rela­tions com­mer­ciales ; et, d’autre part, un reflet de la réa­li­té mul­ti­cul­tu­relle d’une ville comme Bruxelles qui vit à l’heure de la globalisation.

L’inscription dans le quartier

En refu­sant l’étiquette de la « niche eth­nique », les épi­ciers turcs se posi­tionnent comme des acteurs éco­no­miques qui offrent aux ache­teurs les pro­duits inter­na­tio­naux qu’ils ne peuvent pas trou­ver dans un super­mar­ché clas­sique. Assez sou­vent, leur ins­crip­tion dans le quar­tier passe par le lieu de tra­vail (l’épicerie) et non le lieu d’habitation : par exemple, Emin habite à Lae­ken, à la limite de la com­mune de Schaer­beek. Comme il me l’a dit, son com­merce se trouve à onze kilo­mètres de son habi­ta­tion. Afin d’éviter les sol­li­ci­ta­tions, quand il a des pro­duits inven­dables ou inven­dus, il ne les offre pas aux habi­tants du quar­tier de son épi­ce­rie : il pré­fère les dis­tri­buer aux voi­sins du quar­tier où il habite, ce qui lui per­met aus­si de main­te­nir et de ren­for­cer ces liens. Cette pra­tique concré­tise la dis­so­cia­tion des espaces domes­tique et pro­fes­sion­nel. Selon Bas­te­nier (1981), « Le migrant s’identifie et est iden­ti­fié par les autoch­tones plus avec son domi­cile qu’avec son lieu de tra­vail ». Ces épi­ce­ries changent la donne, en impo­sant dans le pay­sage urbain une nou­velle image du migrant turc, basée sur la com­pé­tence pro­fes­sion­nelle, la socia­bi­li­té, l’ouverture et la capa­ci­té à avoir des échanges avec les dif­fé­rentes couches sociales de la socié­té belge.

Le quar­tier où se trouve son com­merce étant entou­ré d’ambassades, Emin a conscience d’avoir une clien­tèle très mobile : il avait un client grec qui ache­tait le café grec par paquets, mais un jour il a dis­pa­ru, ayant pro­ba­ble­ment quit­té le quar­tier. Il vend tou­jours du café grec, mais il en com­mande main­te­nant des quan­ti­tés moins impor­tantes qu’auparavant. Une fois confir­mé, le départ d’un client du quar­tier conduit à la modi­fi­ca­tion des com­mandes, ce qui montre le rap­port étroit entre les clients, le rythme de leur fré­quen­ta­tion et leurs pré­fé­rences, et les pro­duits sélec­tion­nés par l’épicier.

Emin vend des pro­duits à base de porc, même si lui-même n’en mange pas et ne peut donc pas gou­ter pour tes­ter leur qua­li­té, comme il le fait avec le reste de la mar­chan­dise : ce sont donc ses clients qui l’orientent vers l’achat d’une marque en par­ti­cu­lier. Ce com­mer­çant a déve­lop­pé, au tout début, un sys­tème de listes lui per­met­tant d’identifier les pro­duits que les ache­teurs sou­hai­taient trou­ver dans son épi­ce­rie : chaque fois que quelqu’un com­man­dait un nou­vel article, il le notait et atten­dait que quatre ou cinq autres clients fassent la même demande avant de le com­man­der. Les pro­duits qu’il pro­pose reflètent ain­si les gouts et les besoins de ses clients régu­liers ; avec ces listes, il a lais­sé la demande pré­cé­der l’offre, sans vou­loir impo­ser des pro­duits incon­nus à l’ensemble de la clien­tèle. Dans ce cas, l’épicier est celui qui peut satis­faire les exi­gences de ses clients, après les avoir « grou­pées » et avoir exa­mi­né la ren­ta­bi­li­té de l’opération. Comme il me l’a dit : « La com­mande de cinq ou six per­sonnes suf­fi­sait, dix per­sonnes c’était trop, car quand dix per­sonnes connaissent le pro­duit, ce sont cin­quante qui vont l’acheter pour l’essayer. » Ces listes consti­tuaient un dis­po­si­tif inter­ac­tif per­met­tant, à la fois, de réduire l’incertitude qui carac­té­rise les échanges mar­chands et de créer des rela­tions stables. En revanche, cette pra­tique, qui consti­tuait une forme d’apprentissage, n’était plus néces­saire du moment où Emin a gagné en assu­rance et en expérience.

Le paramètre générationnel

Dans un article sur la rue Mali­bran, Francq (2001) cite des témoi­gnages consi­dé­rant les com­mer­çants étran­gers comme des enva­his­seurs que l’on évite afin de pri­vi­lé­gier des com­mer­çants belges qui ris­que­raient, sinon, de dis­pa­raitre. À cette ten­dance qui carac­té­ri­se­rait les per­sonnes âgées, Francq oppose le mode de vie de jeunes adultes qui recon­naissent que les com­mer­çants étran­gers offrent plus de choix et favo­risent la diver­si­té. Néan­moins, sa recherche socio­lo­gique basée sur l’hypothèse que les com­mer­çants occupent une place média­trice entre la popu­la­tion habi­tant le quar­tier depuis plus de vingt ans et les jeunes adultes de pas­sage, a mon­tré que « Plu­tôt que média­teurs, les com­mer­çants se sont plu­tôt défi­nis comme des acteurs faibles, régis par des rap­ports de concur­rence dans une situa­tion de rare­té ou de pré­ca­ri­sa­tion de la popu­la­tion environnante ».

Selon Kes­te­loot et Mis­tiaen (1997), les rési­dents de l’auberge de jeu­nesse dans le quar­tier « turc » ont été les pre­miers à fré­quen­ter les éta­blis­se­ments turcs à la fin des années 1970, contri­buant ain­si à leur popu­la­ri­sa­tion à Bruxelles. Le rôle que les jeunes jouent dans la bana­li­sa­tion des « com­merces eth­niques » n’a pas encore été sys­té­ma­ti­que­ment étu­dié. En géné­ral, les jeunes sont plus ouverts à la consom­ma­tion de nou­veaux pro­duits, comme cette infor­ma­trice belge qui a ache­té pour la pre­mière fois un yaourt turc dans une épi­ce­rie turque de son quar­tier, afin de réa­li­ser une recette qu’elle avait trou­vée sur inter­net. Mais il serait erro­né de consi­dé­rer que les jeunes fré­quentent plus ce type de com­merces que les per­sonnes âgées5. D’une part, les jeunes consti­tuent une clien­tèle vola­tile, qui peut être faci­le­ment atti­rée, mais dif­fi­ci­le­ment rete­nue ; en revanche, les per­sonnes âgées, une fois deve­nues des habi­tués, tissent des liens durables et s’accrochent à leurs habi­tudes. D’autre part, à cause d’une mobi­li­té réduite, ces der­niers sont plus atta­chés aux com­merces du quar­tier, et cela mal­gré leurs prix sou­vent éle­vés. L’amie belge qui m’a fait connaitre Emin en consti­tue un bon exemple : âgée de sep­tante ans et souf­frant d’une aller­gie au lac­tose, elle appré­cie ce com­mer­çant pour sa capa­ci­té à lui indi­quer les pro­duits appro­priés à son régime. Sou­vent, ils s’assoient ensemble sur un banc, près de l’épicerie, en face de l’église Saint-Adrien. La pre­mière fois qu’elle l’a invi­té à venir fumer une ciga­rette avec elle, « il fai­sait très chaud et le banc était à l’ombre. […] C’est ain­si qu’on a com­men­cé à par­ler, lui du Coran et moi de la Bible. […] Je lui ai deman­dé : “Est-ce que vous faites le Rama­dan ?” “Non, parce que mes horaires et mon âge font que…”. “Je connais quelqu’un qui est dia­bé­tique et qui fait le Rama­dan.” Et il me dit : “Mais c’est de la folie. Le Coran n’est pas comme ça.” » Elle me rap­porte cette conver­sa­tion pour me mon­trer l’ouverture d’esprit de cet épi­cier, qui est le seul dans le quar­tier avec qui elle entre­tient une rela­tion si particulière.

Supprimer la confrontation

Tan­dis que les rap­ports entre Grecs et Turcs ont été défi­nis par des dis­tinc­tions telles qu’ami, voi­sin, enne­mi, ceux entre clients et épi­ciers turcs se posi­tionnent prin­ci­pa­le­ment autour d’un autre axe : le carac­tère mul­ti­cul­tu­rel d’une ville comme Bruxelles, qui va gran­dis­sant et qui paraît aux uns pro­met­teur et aux autres mena­çant. Si, pour une par­tie de la popu­la­tion bruxel­loise, les com­mer­çants turcs offrent une touche d’exotisme, d’autres les évitent et pré­fèrent sou­te­nir les com­merces belges par habi­tude, par conser­va­tisme, par xéno­pho­bie ou par patrio­tisme éco­no­mique. Comme pour les rap­ports entre Grecs et Turcs, la fas­ci­na­tion pour la diver­si­té ou, au contraire, sa condam­na­tion dépendent des opi­nions poli­tiques des indi­vi­dus, de leur sta­tut social et de leur mode de vie.

Ce ter­rain per­met de sai­sir tant la por­tée sociale des sté­réo­types que la com­plexi­té de la copré­sence de plu­sieurs cultures sur un même ter­ri­toire. Les épi­ce­ries sont le cadre d’interactions quo­ti­diennes où le « vivre ensemble » est conso­li­dé, même s’il est aus­si quel­que­fois mis à l’épreuve. Dans cet article, je me suis plus inté­res­sée à la pre­mière pos­si­bi­li­té. Mais des pra­tiques d’évitement liées à la pos­ture de confron­ta­tion sont tou­jours de mise, comme dans le cas de ces Armé­niens qui évitent de venir ache­ter dans l’épicerie d’Emin. En revanche, l’épicier kurde m’a expli­qué qu’il n’a jamais eu de pro­blème de ce genre, car « les Kurdes n’ont pas d’ennemis », sug­gé­rant que cela les dif­fé­ren­cie des Turcs.

Ces com­merces sont tant des lieux d’interactions com­mer­ciales que des endroits où des dis­cours iden­ti­taires autour des dif­fé­rents groupes habi­tant le même quar­tier s’élaborent. Ces repré­sen­ta­tions d’ordre moral (comme nous l’avons vu avec l’évocation de l’avarice des Belges et de leur absence de jalou­sie) s’inscrivent dans des registres axio­lo­giques impo­sant l’appartenance natio­nale comme un prin­cipe per­ti­nent pour l’organisation de la vie sociale. L’existence des « sté­réo­types natio­naux », qui caté­go­risent les habi­tants bruxel­lois en tant que « Belges », « Grecs » et « Turcs », montre que le « vivre ensemble » doit se construire en pre­nant en compte cette réa­li­té : l’objectif à atteindre n’est pas tant la dis­pa­ri­tion de ces « sté­réo­types natio­naux » dont la viva­ci­té per­siste mal­gré la durée d’installation en Bel­gique, que l’élimination de la confron­ta­tion. En effet, cette pos­ture, qui pousse à l’évitement, empêche les ren­contres per­son­nelles qui offrent sou­vent l’opportunité de mettre en cause cer­taines idées reçues.

Cet article a été docu­men­té des enquêtes de ter­rain qui ont débu­té en automne 2012, dans le cadre d’une bourse de recherche en tant que junior Eurias fel­low au Vlaams Aca­de­misch Cen­trum de Bruxelles.

  1. Ces termes géné­riques (« Grecs » et « Turcs ») sont, bien évi­dem­ment, tra­ver­sés par des cli­vages poli­tiques, régio­naux, socioé­co­no­miques et reli­gieux (Seraï­da­ri, 2012).
  2. Pour des dis­cours simi­laires, tenus par les pro­prié­taires grecs d’un snack de la « rue des pit­tas », voir Seraï­da­ri (2012). Man­del (2008) cite une dis­cus­sion avec la femme d’un épi­cier turc dans son quar­tier ber­li­nois : elle asso­cie la ten­dance des Alle­mands à avoir fré­quem­ment des rela­tions extracon­ju­gales et à ne pas éprou­ver de la jalou­sie avec leur consom­ma­tion de porc, le porc étant un ani­mal qui n’est pas jaloux ; selon ce témoi­gnage, ceux qui consomment cette viande finissent par acqué­rir les pro­prié­tés de l’animal, voire par lui res­sem­bler. Ce com­mé­rage, pro­duit par les femmes d’épiciers turcs en Bel­gique ou en Alle­magne, ne par­vient pas pour autant à ins­tau­rer des normes sociales géné­ra­le­ment accep­tées, car cette popu­la­tion migrante est mino­ri­taire. Étant capable de pro­duire un effet d’auto-exaltation, ce genre de com­mé­rage consti­tue sur­tout une forme de cri­tique sociale des mœurs autoch­tones. En revanche, pour une par­tie de la socié­té d’accueil, ces dis­cours prouvent l’esprit tra­di­tio­na­liste et rétro­grade de ces groupes immigrés.
  3. Un cer­tain nombre d’informateurs turcs tiennent des dis­cours ana­logues. Néan­moins, quelques Grecs ont insis­té sur la crainte que des Turcs qu’ils connais­saient éprou­vaient quand ils tra­ver­saient la Grèce, pré­fé­rant par­fois pas­ser par la Bul­ga­rie mal­gré le détour que cela occa­sion­nait. Si ceux qui se sentent en Grèce comme « chez eux » adoptent la pos­ture d’affinité, ceux qui consi­dèrent ce voyage dan­ge­reux sont plus orien­tés vers la pos­ture de confron­ta­tion, car ceux qui optent pour celle-ci traitent l’Autre comme un enne­mi, en ayant la cer­ti­tude qu’il par­tage cet avis.
  4. Le déve­lop­pe­ment des acti­vi­tés com­mer­ciales de ce groupe a don­né lieu à une expres­sion sté­réo­ty­pée que les jeunes Belges uti­lisent beau­coup et qui exprime bien cette ten­dance à « eth­ni­ci­ser » ces lieux de tra­vail que sont les épi­ce­ries : « Aller chez le Paki ».
  5. Même si leurs capa­ci­tés à s’adapter à des don­nées nou­velles sont plus limi­tées. Comme le disent Zukin et Has­soun (2006), « Cet espace vécu de la glo­ba­li­sa­tion n’émerge pas sans confu­sion ni qui­pro­quos. Il sus­cite aus­si, par­fois, la résis­tance de quelques vieux habi­tants. Ceux-ci se sentent mal à l’aise lorsqu’ils ne peuvent com­prendre le lan­gage qu’ils entendent dans les cafés ou qu’ils ne peuvent iden­ti­fier net­te­ment les pro­duits ven­dus dans les épiceries. »

Katerina Seraïdari


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