Bricoler le travail social
En donnant la parole aux travailleurs du social, le présent article illustre l’écart qu’il peut exister entre les procédures du travail définies par les organisations et la réalité vécue sur le terrain. La volonté d’offrir aux usagers la réponse la plus adéquate pousse à bricoler. Cet « artisanat » au plus près des réalités sociales est sources de tensions. En effet, il s’agit, souvent, de jouer les équilibristes sur une ligne jaune et, parfois, de franchir cette ligne.
Rares sont les descriptions de fonction à l’attention des travailleurs sociaux qui n’utilisent pas la construction « entre autres » : tant l’énumération des missions que celle des objectifs de fonction et des domaines de résultats comporte assez systématiquement cette locution, permettant d’apercevoir l’infinitude des compétences exigées des travailleurs sociaux. Les offres d’emploi s’appuient sur ces descriptions de fonction et, quand un travailleur social répond à une offre d’emploi, ce qui est attendu de lui est « cadré » par ce type de listes illimitées.
Il est tout aussi inévitable de lire « vous réalisez toute autre activité nécessaire à…», ce qui laisse également penser que tout n’a pas fait l’objet d’une description dans l’offre d’emploi, que certaines dimensions du travail social ne sont pas réductibles à un inventaire. Au-delà du caractère apparemment sans limite du travail social, un « flou » plus ou moins important existe au niveau de la distinction entre ce qui est demandé, autorisé, permis, interdit, déconseillé… Ce flou permet une « certaine interprétation », une marge de manœuvre, une distance. Et si pour certains, la tentation de « franchir la ligne jaune » devenait irrésistible au point d’en devenir déviant ?
Alors, dans ces contextes, les travailleurs sociaux ne sont-ils pas tous « déviants » ? Et qu’en est-il de chacun d’entre nous dans nos fonctions au sein de nos organisations respectives, ne sommes-nous pas tous « déviants » ?
Pour esquisser une réponse à cette question, plongeons-nous dans la réalité du travail social.
Certains protagonistes ont accepté de se livrer. Yassine, Fatima, Chantal, Yaëlle, Jean-Luc, Françoise, Murielle ont une formation d’assistant social et travaillent dans un centre public d’action social (CPAS) ou dans un Service d’aide à la jeunesse (SAJ). Ils ont tous au moins une dizaine d’années d’ancienneté dans la fonction. La prise de rendez-vous s’est faite par téléphone et ils ont accepté de témoigner des difficultés rencontrées au quotidien pris entre la réalisation de leurs missions et les limites imposées par leur institution (règles, normes sociales, procédures…). Voici ce qu’ils racontent.
Du travail prescrit au travail réel
Si l’on se réfère à la sociologie du travail, dans toutes les organisations dévier plus ou moins de ce que l’employeur demande formellement est inévitable. Le contraire, suivre les prescrits à la lettre, revient à faire la grève du zèle et en assumer son cortège de perturbations : blocages, retards, files qui s’allongent, augmentation du taux de rebuts… Ce décalage entre travail réel et travail prescrit est un classique de la sociologie du travail, laquelle montre que le travail réel peut se décrire comme compromis entre prescription (souvent produite par les « maillons les plus élevés » des chaines hiérarchiques), régulation (par les supérieurs hiérarchiques directs) et appropriation (par les travailleurs) (Chabaud et de Terssac, 1987, p. 305 – 322).
Dans les témoignages que nous avons recueillis apparaissent des points de divergence entre le travail réel et le travail prescrit. Les travailleurs sociaux s’emploient dans un contexte institutionnel très présent. De surcroit, le cadre règlementaire est bel et bien omniprésent, que l’on turbine à l’aide à la jeunesse, dans un centre public d’action sociale ou dans un organisme d’intérêt public…
Yassine, assistant social dans un CPAS, donne l’exemple d’une réponse à une demande d’aide pour l’achat d’une chaudière. Pour rentrer dans les conditions d’octroi d’un prêt par un fond alimenté par le fournisseur d’énergie, un couple demandeur devait justifier d’une situation précaire et être endetté. « Nous avons donc inventé un remboursement plus ou moins fictif d’un prêt familial avec papier, attestation pour l’achat et les travaux dans leur maison. »
La situation décrite par Yassine montre la flexibilité des critères puisque l’entorse qu’il a faite a été soutenue par le comité : « Au vu de la situation d’urgence, le comité a été assez complaisant pour accepter et ce d’autant qu’à l’approche de l’hiver, le subside étant encore assez important, le comité souhaitait pouvoir l’épuiser pour pouvoir en bénéficier l’année suivante. Les personnes ont pu avoir leur chaudière qui a été remboursée sans aucun problème. »
Parfois, le comité se montre inflexible dans l’obéissance aux directives comme l’explique Chantal, accompagnatrice article 60. Chantal accompagne des personnes qui sont aidées par le CPAS dans un premier (ou un second) contrat dont le but est d’obtenir le droit aux allocations de chômage. Elle explique que le comité impose des règles « un peu en dehors de la réalité de travail » comme l’affirmation que « n’importe qui peut travailler à n’importe quelle condition. Et donc il arrive qu’ils nous imposent de prendre des personnes qui ne parlent pas le français couramment, ne savent ni lire ni écrire, mais comme ils savent tenir un balai ils peuvent travailler. » Elle prend l’exemple d’une personne obligée de travailler quel que soit l’horaire alors que cette personne suivait des cours de français. Pour permettre à cette personne de maximiser ses chances d’intégration et, ce faisant, de minimiser le risque d’un « retour à la case départ », l’assistante sociale voulait prendre en compte l’horaire imposé par les cours. Dans la marge de manœuvre, elle a trouvé la solution de proposer un travail qui lui permettait de suivre ses cours sans en informer le comité.
La structuration des différents niveaux de pouvoirs en Belgique, avec la communautarisation et la régionalisation de certaines matières, oblige les travailleurs sociaux à faire montre de créativité.
Parfois, le décalage entre le travail prescrit et le travail réel est ignoré du management comme l’indique Babeau (2008), il est étonnant que les sciences de gestion n’abordent presque jamais ce thème : « Tout se passe comme si le décalage n’existait pas, ou bien, implicitement, n’avait pas d’importance ».
Yaëlle est assistante sociale dans le secteur de l’aide à la jeunesse en Fédération Wallonie-Bruxelles. Elle reçoit un jeune de douze ans en état de crise et qui, pour elle, présentait un trouble sévère du comportement. L’enfant a été placé en urgence dans un hôpital psychiatrique. Le cumul des problématiques présentes (comportement, handicap et psychiatrie) ne permettait pas à cet hôpital de le prendre en charge. À la limite de ces trois secteurs et avec une maman se retrouvant à la rue, le rôle de l’assistante sociale était de trouver une solution. « Il fallait trouver une solution et c’était mon rôle. J’ai donc Interpelé différentes institutions, mais toutes se renvoyaient la balle. La maman n’avait pas de domicile et souhaitait se domicilier côté néerlandophone du pays ; ce qui n’était pas sans compliquer encore la situation. On avait une possibilité dans un institut médicopédagogique, aussi institut médicoéducatif (IMP), mais du côté wallon, dans une convention particulière permettant à cette institution d’obtenir des subsides supplémentaires, mais à la condition que l’enfant soit domicilié en Wallonie. Moi travaillant à Bruxelles, le dossier devait rester à Bruxelles. Dans cet imbroglio, il a fallu aussi convaincre la maman.
Avec une agence immobilière sociale nous avons aidé la maman et trouvé pour elle un appartement dans lequel elle a pu se domicilier pendant quelque mois le temps de régler les contraintes administratives. L’enfant a été domicilié à l’IMP et le dossier est resté à Bruxelles. »
En suivant strictement les règles définies par les différentes institutions, la prise en charge de ce dossier n’aurait pas pu aboutir à une solution.
Du métier à la profession
Lorsque l’on demande « Pourquoi travaille-t-on ? », d’emblée se pose la question de la reconnaissance, pas uniquement salariale — encore qu’échanger sa peine contre une rémunération revêt un caractère vital. Pour Maulini (2010, p. 23), ce qui fait la valeur du travail n’est pas seulement le salaire qu’on reçoit de l’extérieur. C’est d’abord la satisfaction intérieure de faire du « bon travail » : un travail utile, un vrai travail, du beau travail.
Particulièrement pour les métiers dont les activités consistent à s’occuper des autres, les normes ont petit à petit été définies par le collectif des gens de métier laissant aux spécialistes le soin de définir par eux-mêmes et pour eux-mêmes ce que l’on entend par un travail bien réalisé.
La notion de métier renvoie à un travail manuel, technique ou mécanique qui repose sur un ensemble de savoirs incorporés et dont l’habileté s’acquiert par l’expérience, l’entrainement, la répétition, voire la routine. Le métier est un ouvrage qui se fait à l’intérieur d’un cadre.
La notion de profession renvoie à une activité qui fait appel à des savoirs savants. La profession sort du cadre, prend de la hauteur par rapport à celui-ci.
Lorsque l’on entend « métier », on entend « capacité» ; alors que « profession » renvoie plutôt à la notion de « compétence ».
Assistante sociale au sein d’un CPAS chargée de l’engagement de personnes sous contrat de travail de type « article 60 §7 » (qui ouvre le droit au chômage), Fatima a été confrontée aux réticences de son institution à proposer ce type de solutions aux personnes ayant un titre de séjour de moins de cinq ans, donc des personnes étrangères ou arrivées en Belgique au travers d’un regroupement familial. L’institution justifiait son opposition par sa crainte de ne pas recevoir des subsides en pareil cas.
« Moi je trouvais cela injuste parce que chaque personne a droit à l’aide ou au revenu d’intégration. Et le principe d’équité est une valeur très importante pour moi. D’autant plus que les personnes dont je m’occupais avaient le profil pour bénéficier de ce type de contrat de travail. Et donc sans hésitation, j’ai mis la candidature de trois personnes, je suis passé au-dessus de tout et c’est passé. J’ai eu de la chance et j’ai bien défendu mon dossier aussi. Ces personnes ont pu bénéficier de ce contrat qui a débouché sur un autre contrat par la suite donc pour moi c’est une réussite. Mais en passant outre les instructions de mon institution. »
C’est la tension entre le cadre défini du métier et les attentes sociales de la profession qui s’exprime ici.
Jean-Luc est agent d’insertion dans un CPAS et d’emblée il dit que « mon métier, c’est tordre le cadre et mettre de l’huile dans les rouages ». D’après lui, les « situations en contradiction » sont le quotidien des travailleurs sociaux. « L’injonction assez stricte de mise à l’emploi rapide n’a pas de sens pour une personne présentant un retard mental grand comme un bras, ce n’est pas la bonne idée. »
Dans le même ordre d’idée, Jean-Luc pense à cette personne à qui le comité avait refusé une reprise d’étude et qui présentait une grosse problématique de santé mentale. « La personne n’est pas capable de travailler parce qu’elle est inconstante dans son rapport à l’autre, elle est directement dans le conflit par rapport à l’autre, il y a une pathologie présente. Et je me rends compte qu’en cachette elle fait quand même ses études. Évidemment je ne l’ai pas dit, je ne l’ai pas dénoncée, parce que ces études-là au bout du compte, c’est ce qui la structurait et ce qui lui permettait de tenir et d’éviter la psychiatrie ou quelque chose de plus grave. Et je pense que c’est la bonne solution. C’est la solution qui est à la fois bonne pour la personne, bonne pour l’institution, et pour la société. »
L’administratif prend parfois le pas sur l’aspect humain. Françoise parle de lourdeur administrative dans la répétition des procédures imposée par son administration. Elle ressent une tension entre l’administratif et la relation d’aide qui, pour elle, se base sur une confiance réciproque.
Dans le cadre d’une aide sociale d’une durée de trois mois qu’il convient de renouveler lors d’un maintien de l’aide, l’institution impose de procéder à une nouvelle rencontre avec la personne et de refaire une enquête sociale avec toutes les pièces justificatives. Le plus souvent, elles sont les mêmes qu’il y a trois mois puisqu’en général, la situation de la personne n’a pas changé. « On nous oblige à faire plusieurs fois la même chose et les gens m’ont dit clairement qu’ils en avaient marre, vous ne nous faites pas confiance ? »
Coincée entre l’obligation inhérente à son travail et le désir de construire une relation de confiance, Françoise dit : « Donc au bout d’un moment je leur disais après trois mois vous m’apportez les documents et pour la visite à domicile, je sonne, vous sortez la tête et c’est bon. »
De la qualification à la compétence
Pour les ergonomes, la part du travail qui pèse probablement le plus sur les travailleurs est moins le travail qu’ils ont à faire que le travail visé, mais empêché (Clot, 1999), celui qu’ils aimeraient faire, mais que des contraintes ou des directives contraires viennent annihiler.
À propos d’un artiste pour lequel le comité avait décidé de procéder à une recherche d’emploi alimentaire (vite à l’emploi), Murielle, persuadée qu’il s’agissait d’un vrai artiste qui mettra du temps à percer, a décidé de temporiser. « Ce n’est pas quelqu’un qui gratte deux accords sur une guitare. Il mettra du temps à percer. Donc, j’ai toujours joué avec les failles du système pour ne pas lui imposer un emploi alimentaire et donc il a été en maladie pendant une bonne année. J’ai joué avec son certificat, pour qu’il puisse développer son activité. »
Loin de lui procurer de la satisfaction, Murielle nous en dit plus sur son état d’esprit lorsqu’elle profite d’une faille dans le système. Elle n’est pas bien avec cet écart et elle est consciente des risques qu’elle encourt (être appelée à se justifier et peut-être recevoir un avertissement). L’état d’esprit n’est pas à comparer avec un travailleur social fraudant en ouvrant des dossiers fictifs.
Geneviève a vécu une situation professionnelle de suspicion de maltraitance dans une famille de neuf enfants.
La mère est partie et le père s’est mis
à boire.
En temps normal, il est déjà très difficile de trouver une place dans une institution. Cette difficulté est accentuée par l’obligation de rentrer un « projet d’institution », condition d’octroi du subside. En découlent des spécialisations en termes d’âge ou de spécificité d’institution, plus ou moins spécialisée à accueillir des enfants ou des adolescents, mais refusant aussi ceux qui ne correspondent pas aux critères déterminés par le « projet ».
« Heureusement, un directeur a dépanné en les prenant tous (les neuf) dans son institution. Ce directeur engagé n’a pas été payé puisque son institution n’était pas agréée pour tous les enfants. »
Geneviève souligne que « Si on s’accroche à toutes les règles ce n’est pas dans l’intérêt des bénéficiaires ».
Si Geneviève avait suivi rigoureusement ce que son institution lui demande, elle n’aurait jamais trouvé d’hébergement pour ces enfants. A contrario, elle a utilisé d’autres compétences acquises au cours de son expérience et lui permettant de résoudre le problème auquel elle a été confrontée.
À ce sujet, certains auteurs définissent la compétence professionnelle comme la ressource nécessaire à combler l’écart entre le travail prescrit et le travail réel.
Le travail réel (Berthet et Cru, 2003, p. 85 – 96) est aussi appelé le travail invisible. Il regroupe l’ensemble des tâches qui ont conduit à la non-réussite, mais ont permis des apprentissages, ce que l’on aurait voulu faire, mais que l’on n’a pas pu, l’équilibre sans cesse à réinventer entre les tâches demandées et l’ensemble des éléments extérieurs : le contexte de travail qui oblige à prioriser, les collaborations avec les différentes parties prenantes, etc. Pour reprendre la comparaison faite par Davezies : l’intelligence théorique ne demande que l’application de la demande managériale, l’intelligence pratique est celle de l’action ! (Dejours, 2002, chapitre 3).
L’humain sur le terrain devra faire montre de qualités comme : interpréter, improviser, ruser, bricoler… bref un ensemble de compétences qui vont au-delà du prescrit du métier.
L’art de faire bricolage
Le bricolage est en effet une pratique valorisée par les assistants sociaux, leur permettant de s’adapter à toutes les situations auxquelles ils font face (Géraud, 2006).
L’implicite manifeste structure de plus en plus le travail social et la description du travail social se traduit par l’art de faire bricolage.
Le concept de bricolage a été mis en évidence par l’anthropologue Claude Lévi-Strauss dans le premier chapitre de son ouvrage La pensée sauvage publié en 1962. Manifeste dans les sociétés dites « primitives », le bricolage possède aussi une place de choix dans les sociétés occidentales.
Le bricolage est une façon de penser le monde (Keck, 2004) consistant à « s’exprimer à l’aide d’un répertoire dont la composition est hétéroclite et qui, bien qu’étendu, reste tout de même limité » (Lévi-Strauss, 1962, p. 26). Il s’agit d’opérer en utilisant ce que l’on a sous la main. Il s’agit, donc, d’une « sorte de bricolage intellectuel » (Lévi-Strauss, 1962) pouvant mener à des aboutissements ingénieux et inattendus. Le bricoleur1 est capable d’effectuer un grand nombre de tâches en utilisant un nombre d’outils limité, son univers étant instrumentalement clos. Ainsi, « la règle de son jeu est de toujours s’arranger avec les “moyens du bord”» (Lévi-Strauss, 1962, p. 27). Le bricoleur utilise des moyens en fonction des instruments qu’il a à sa disposition et qu’il conserve en raison de leur utilité potentielle. Les instruments du bricoleur sont utilisés de manière créative sans être astreints « à un emploi précis et déterminé » (Lévi-Strauss, 1962). Le bricolage passe par un effort réflectif consistant en une analyse des instruments disponibles afin d’en adopter certains permettant de répondre à une situation problématique. Les actions du bricoleur sont réglées : il lui faut « commencer par inventorier un ensemble prédéterminé de connaissances théoriques et pratiques, de moyens techniques, qui restreignent les solutions possibles » (Lévi-Strauss, 1962, p. 29). Les instruments du bricoleur sont soigneusement collectionnés en vue de répondre à toute situation inédite à laquelle il ferait face. Le bricoleur reconstruit sans cesse de nouvelles solutions à l’aide des moyens à sa disposition. Il n’occupe pas une place extérieure par rapport à l’utilisation de ses instruments, au contraire, il « y met toujours quelque chose de soi » (Lévi-Strauss, 1962, p. 32) en faisant usage de sa personnalité (Dekens, 2010). De ce fait, le bricoleur visualise le monde d’une façon détournée (Keck, 2004). Il intervient ponctuellement et occasionnellement et agit en amateur sans utiliser de connaissance spécifique (Henaff, 1991). De plus, « les résultats sont incertains et jamais identiques, donc difficilement reproductibles » (Henaff, 1991, p. 231).
Du bricolage social au bricolage psychologique
La notion de bricolage psychologique permet d’appréhender les processus sous-tendant la créativité (Sanchez-Burks, Karlesky & Lee, 2015, p. 93 – 102). La cognition créative (creative cognition), c’est-à-dire l’étude de la façon dont les personnes s’engagent cognitivement dans un processus de recombinaison inédit d’ensembles de connaissances, apporte un éclairage permettant de relier le bricolage psychologique et les identités sociales multiples des individus. Dans le processus d’affirmation de leur identité, les individus se présentent souvent en fonction de leur appartenance à des groupes : appartenance religieuse, politique, familiale, professionnelle, etc.
Les diverses appartenances d’un individu influencent la manière dont il pense, dont il sait et dont il agit. Chaque identité sociale est attachée à des expériences spécifiques au sein de contextes sociaux, professionnels ou culturels distincts. Au total, les diverses identités sociales des individus ainsi que leurs expériences spécifiques associées, seront sans doute le terreau permettant le bricolage psychologique.
Une autre caractéristique du bricolage psychologique réside dans le défi auquel celui-ci fait face lorsqu’il lui faut assembler des identités distinctes ou en conflit, souvent les identités personnelles et professionnelles.
Les AS confrontés à une réalité de terrain qu’ils maitrisent très bien, se trouvent d’autant mieux armés quand ils ont la possibilité de puiser dans leurs (nombreux) vécus et sont soutenus par la créativité collective avec leurs collègues.
Enfin, les assistants sociaux sont loin d’être passifs dans leurs activités. Munis d’une formation de base solide, ils se sont forgé un savoir-faire tout au long de leur parcours professionnel émaillé de textes règlementaires, de normes sociales formant l’ADN de leurs institutions, mais surtout de pratiques professionnelles où se côtoient, ruses, débrouillardises, constitution de réseau… Les différents témoignages vont dans ce sens.
Peu à peu, ils se sont (ré) approprié le travail social pour construire de nouvelles significations. Ils ont remis ainsi en question l’idée selon laquelle ils étaient passifs devant le contenu de leur description de fonction. Ils interprètent activement leurs missions en faisant usage de leurs compétences singulières et en projetant sur leur métier, désirs et attentes. Par ce travail d’interprétation, il donne au travail social une signification qui ne préexiste jamais à l’acte libre, mais est toujours comme négociée avec lui (de Certeau, 1990).
Conclusion
Bricoler n’est pas une activité sans risque, ni pour le système, ni pour les travailleurs sociaux.
Il provoque du mal être et de la souffrance. Les tensions décrites dans cet article et illustrées de témoignages conduisent à une perte de sens du travail social. Il est à craindre que cette perte de sens ne s’étende à toutes les actions du social.
Si la souffrance provient d’une impossibilité de pouvoir assumer les missions qui sont confiées, il convient de s’interroger sur la confusion entre profession et métier. Si un métier a un cadre, une pratique qui se traduit par des savoirs faire ; le professionnel doit être compétent, il doit agir en professionnel (Le Boterf, 2011). Il en va du métier comme du métier à tisser, il est délimité par un cadre. La profession ne se limite pas à ce cadre, elle s’ouvre sur l’infini, sur une quête.
Pour ce qui est du travail social, les attentes s’expriment en termes de profession et moins en termes de métier. Il faut des professionnels de l’action sociale. Le discours social porté par la société, par les employeurs, est un discours de plus en plus professionnel, puisqu’il se structure à partir des compétences, c’est-à-dire du savoir-être et alors que le métier s’exprime en termes de qualification. Ainsi, la demande sociale adressée aux travailleurs sociaux s’exprime de cette manière : il faut du bienêtre.
Or, les mécanismes de sanction, d’évaluation font référence à un cadre de référence et à un métier.
Il n’existe pas de définition absolue de la notion de profession et de métier. Ces notions sont culturellement et disciplinairement marquées. Les définitions sont ici proposées précisément pour mettre en évidence la tension vécue par les travailleurs sociaux, jusque dans leurs dénominations.
Pour survivre à ce double discours, il n’y a parfois pas d’autres solutions que de bricoler, et certains de ces bricolages supposent un écart à la norme de l’institution. Dans ce qu’ils témoignent, ce n’est jamais de gaité de cœur que le travailleur social agit en s’écartant de la norme imposée par son contexte institutionnel. Au contraire, conscient de dévier, il est inquiet par le risque d’une sanction. Loin de soulager le travailleur social, ces écarts lui coutent et l’on peut se demander si ce n’est pas de la souffrance rajoutée à de la souffrance. Les maux ne se soustraient pas, ils s’additionnent !
Au-delà de la souffrance des travailleurs sociaux, l’enjeu est le sens même du travail social, mais aussi les réponses des politiques à l’impossibilité de le gérer. En attendant, entre « bricolage » et « durcissement du contrôle », les travailleurs sociaux jouent très souvent les équilibristes.
- Lévi-Strauss place la figure du bricoleur en opposition à celle de l’ingénieur qui « construit de façon purement extérieure au monde, par une combinaison entre un ensemble limité d’opérateurs logiques abstraits, un dessein qui ne doit rien au monde, mais qui va devoir s’y réaliser » (Keck, 2004, p. 48).
