Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Brexit, l’Apocalypse ?

Numéro 6 - 2016 par Xavier Dupret

octobre 2016

Que l’on regrette ou soit, au contraire, d’accord avec la déci­sion prise, le plus démo­cra­ti­que­ment du monde, par le peuple bri­tan­nique à l’occasion du réfé­ren­dum sur l’appartenance du Royaume-Uni à l’Union euro­péenne 23 juin 2016, force est de consta­ter que le résul­tat, néga­tif pour les élites, est poin­té aujourd’hui comme un fac­teur de désta­bi­li­sa­tion de l’économie mondiale. […]

Le Mois

Que l’on regrette ou soit, au contraire, d’accord avec la déci­sion prise, le plus démo­cra­ti­que­ment du monde, par le peuple bri­tan­nique à l’occasion du réfé­ren­dum sur l’appartenance du Royaume-Uni à l’Union euro­péenne 23 juin 2016, force est de consta­ter que le résul­tat, néga­tif pour les élites, est poin­té aujourd’hui comme un fac­teur de désta­bi­li­sa­tion de l’économie mon­diale. Il faut décons­truire ce discours.

L’économie mon­diale est désta­bi­li­sée par un ensemble de fac­teurs struc­tu­rels dont l’existence remonte à une époque bien anté­rieure au Brexit. Non sans inten­tions polé­miques, on se deman­de­ra si, dans le fond, la fonc­tion du dis­cours fai­sant repo­ser l’état chao­tique de l’économie mon­diale sur les erre­ments sup­po­sés du peuple bri­tan­nique n’a pas, in fine, pour voca­tion de dif­fu­ser l’idée (pas très démo­cra­tique, au demeu­rant) qu’il vaut mieux pour l’avenir de la pla­nète que le vul­gus pecum ne s’occupe pas trop d’économie.

Le monde va changer de base

Au rayon « la fin du monde est proche », le FMI a, il y a peu, fait fort en revoyant ses sta­tis­tiques de crois­sance mon­diale à la baisse. Les bréxi­teurs fous ont donc désta­bi­li­sé le capi­ta­lisme mon­dia­li­sé qui se porte si bien depuis l’été 2007. Moins iro­ni­que­ment, on repren­dra les élé­ments de dis­cus­sion, sinon de dis­cer­ne­ment, pro­po­sés par le FMI dans son der­nier rap­port sur l’économie mondiale.

Et on ver­ra que d’après le FMI, l’économie mon­diale post-Brexit devrait croitre de 3,1% en 2016 et 3,4% en 2017, contre 3,2% et 3,5%1 esti­més d’après une pré­vi­sion datant du mois d’avril. On remar­que­ra que les éco­no­mies bri­tan­nique et euro­péenne seront les plus tou­chées par la décrois­sance de l’économie mon­diale. Et c’est ici qu’on s’interrogera. Le Brexit apporte-t-il une modi­fi­ca­tion sub­stan­tielle aux don­nées de base carac­té­ri­sant l’économie euro­péenne ? La réponse est non. Et cela, ce sont des éco­no­mistes du FMI eux-mêmes qui le disent lorsqu’ils en viennent à cri­ti­quer le néo­li­bé­ra­lisme et son objec­tion de réduc­tion de la taille de l’État. Une des manières de par­ve­nir à cet objec­tif consiste en l’«institutionnalisation de contraintes en matière de dépenses publiques pas­sant par des limites en matière de défi­cits et ce fai­sant, sur la capa­ci­té des gou­ver­ne­ments à s’endetter. L’histoire éco­no­mique récente offre de nom­breux exemples de telles limi­ta­tions comme le cri­tère de 60% d’endettement public maxi­mal fixé par le trai­té de Maas­tricht pour rejoindre la zone euro. Le besoin d’une conso­li­da­tion de nature fis­cale dans cer­tains pays ne signi­fie pas qu’un objec­tif simi­laire doive être pour­sui­vi dans tous les pays d’une Union moné­taire. […] Les mar­chés estiment hau­te­ment impro­bable une crise de la dette dans le cas de pays qui pré­sentent une tra­di­tion de poli­tiques fis­cales cohé­rentes2 ».

En la matière, les obses­sions de la Com­mis­sion euro­péenne ne sont pas pré­ser­vées de bien déses­pé­rantes sur­prises. C’est ain­si que des États ne pré­sen­tant aucun pro­blème sur le plan macroé­co­no­mique sont mis sous pres­sion. Le site de la Confé­dé­ra­tion euro­péenne des syn­di­cats (CES) consti­tue, à ce sujet, une pré­cieuse mine d’informations. On sera sur­pris d’y apprendre que le Luxem­bourg met en œuvre un pro­gramme d’austérité. À prio­ri, rien ne jus­ti­fie que notre petit voi­sin adopte de telles mesures. La dette publique s’y élève à 21% du PIB. C’est-à-dire tout sauf une situa­tion pro­blé­ma­tique au regard des cri­tères de Maas­tricht. Pour­tant, le Grand-Duché applique, depuis 2010, un pro­gramme dras­tique de rabo­tage des pres­ta­tions sociales. Les allo­ca­tions fami­liales et la prime pour les enfants à par­tir de vingt-et-un ans ont été sup­pri­mées et rem­pla­cées par un sys­tème de bourses et d’emprunts pour les étu­diants. Ces mesures concernent éga­le­ment, et sans excep­tions, les jeunes gens fré­quen­tant l’école secon­daire. Par ailleurs, le gou­ver­ne­ment grand-ducal se montre dési­reux de geler les niveaux des pen­sions jusqu’à 2014. De même, des coupes sont signa­lées dans les ser­vices et les inves­tis­se­ments publics3. Cette situa­tion absurde a déjà été dénon­cée dans un pas­sé récent par le FMI lui-même.

FMI, officine bolchévique ?

Oli­vier Blan­chard, éco­no­miste en chef du FMI, l’a admis, sans ambages, au début de l’année 2013. Le FMI se serait, d’après lui, trom­pé quant aux inci­dences éco­no­miques de l’austérité. Le fond du pro­blème rési­de­rait dans la sous-esti­ma­tion sys­té­ma­tique de l’action de l’État sur l’économie par les spé­cia­listes du FMI. Tenant pour acquis que l’action de l’État sur l’économie était négli­geable, voire, dans cer­tains cas, dan­ge­reuse. Les éco­no­mistes du FMI ont pro­fon­dé­ment sous-esti­mé l’effet dépri­mant des coupes bud­gé­taires sur les pays les plus tou­chés par la crise de la dette en Europe (Grèce, Espagne, Irlande, Por­tu­gal). Et Oli­vier Blan­chard d’établir, dans un rap­port qui, gageons-le, fera date, que les pré­vi­sion­nistes du FMI ont « lour­de­ment sous-esti­mé l’augmentation du chô­mage et le déclin tant de la consom­ma­tion pri­vée résul­tant de l’application de poli­tiques d’austérité4 ».

Les obser­va­tions de Blan­chard se basent sur le concept de mul­ti­pli­ca­teur. En éco­no­mie, un mul­ti­pli­ca­teur désigne le cas de figure dans lequel la modi­fi­ca­tion d’une variable éco­no­mique entraine une modi­fi­ca­tion plus que pro­por­tion­nelle (à la hausse comme à la baisse) d’une autre variable. Les modèles du FMI étaient basés sur une hypo­thèse éta­blis­sant uni­for­mé­ment le mul­ti­pli­ca­teur du bud­get de l’État à 0,5. Si l’on suit cette hypo­thèse, en retran­chant 4 mil­liards d’euros du bud­get de l’État, il en résulte une réduc­tion du pro­duit inté­rieur brut de 2 mil­liards. On remar­que­ra, au pas­sage, le dog­ma­tisme de cette hypo­thèse. Le com­por­te­ment des mul­ti­pli­ca­teurs bud­gé­taires varie, en réa­li­té, selon la conjonc­ture éco­no­mique. Les poli­tiques de conso­li­da­tion bud­gé­taire s’avèrent par­ti­cu­liè­re­ment pro­blé­ma­tiques voire car­ré­ment nocives lorsqu’une éco­no­mie est à l’arrêt. Les scé­na­rios de conso­li­da­tion n’ont, dès lors, de sens que dans des périodes de reprise éco­no­mique. C’est donc fon­da­men­ta­le­ment à l’aune de la crois­sance que l’on doit éva­luer les pro­grammes d’austérité. Deux cher­cheurs de l’université de Ber­ke­ley, Alan Auer­bach et Yuriy Gorod­ni­chen­ko, ont démon­tré, il y a quelques années déjà, qu’une contrac­tion de la dépense publique engendre, en retour, une contrac­tion de l’activité éco­no­mique quatre fois supé­rieure en période de faible crois­sance qu’en période de haute conjonc­ture5.

Bref, l’austérité, c’est mau­vais en période de crise. Le plus drôle dans l’histoire, c’est que tout le monde le sait depuis des années. Et la mise en œuvre des poli­tiques d’austérité sur le vieux conti­nent est bien anté­rieure au Brexit. Le rap­pel de ce petit fait tout simple devrait inci­ter à rela­ti­vi­ser l’impact du Brexit sur la crois­sance struc­tu­rel­le­ment dépri­mée en Europe.

Planète Brexit ?

Quant à attri­buer une influence à ce point fon­da­men­tale au Brexit pour ce qui est des cahots de l’économie mon­diale, on pren­dra quelque recul en rap­pe­lant une don­née qui échappe de moins en moins aux obser­va­teurs, même lorsqu’il leur arrive de tra­vailler dans des lieux plu­tôt domi­nants comme l’OCDE. En l’occurrence, la ten­dance à la baisse des salaires au sein des PIB à l’échelle mondiale.

graph1-3.jpg

Et par­tant, une plus petite part pour les reve­nus du tra­vail. Ce dont témoigne le gra­phique ci-des­sous. En moyenne, dans les pays de l’OCDE, la part des salaires repré­sen­tait 68% du PIB contre 60% en 2004.

L’existence de cette masse impor­tante de capi­taux, cou­plée avec les pos­si­bi­li­tés de cir­cu­la­tion qui lui sont offertes, change les rap­ports de pro­duc­tion. Jusque dans le milieu des années 2000, le déve­lop­pe­ment du cré­dit a per­mis de finan­cer un double mou­ve­ment cumu­lant une extrac­tion de valeur en pro­ve­nance de nou­velles zones d’industrialisation (à com­men­cer par la Chine) et le déve­lop­pe­ment de la consom­ma­tion à cré­dit par les ménages des nations déve­lop­pées. À ce sujet, un bon gra­phique vaut mieux qu’une longue expli­ca­tion. Le gra­phique ci-des­sous détaille l’évolution, durant les périodes d’expansion éco­no­mique, de la répar­ti­tion des fruits de la crois­sance aux États-Unis depuis 1949.

graph2-3.jpg

Entre 1949 et 1979, les 90% les plus pauvres ont tou­jours béné­fi­cié de la part la plus impor­tante des fruits de la crois­sance. Cepen­dant, cette part est allée décrois­sante avec le temps. Elle passe de 80% dans les années 1950 à 60% durant la seconde moi­tié des années 1970. Les années 1980 (les années du néo­li­bé­ra­lisme triom­phant) ont vu les fruits de la crois­sance être acca­pa­rés par le décile (les 10%) le plus riche de la popu­la­tion amé­ri­caine. Une petite amé­lio­ra­tion est à signa­ler lors de la phase expan­sive de 1991 à 1997. La situa­tion s’aggrave à par­tir de 2001. Entre 2001 et 2007, les reve­nus de la plus grande par­tie de la popu­la­tion stag­nent alors que le décile le plus favo­ri­sé pompe la qua­si-tota­li­té des fruits de la crois­sance. Entre 2009 et 2012, les reve­nus et le patri­moine de la majo­ri­té de la popu­la­tion dimi­nuent en dépit du contexte de crois­sance tan­dis que le « top ten » de la popu­la­tion amé­ri­caine voit ses reve­nus pro­gres­ser comme ce ne fut jamais le cas depuis 1945.

En réa­li­té, le modèle d’accumulation par octroi du cré­dit est deve­nu impra­ti­cable depuis une petite dizaine d’années. C’est la conclu­sion à laquelle doit logi­que­ment conduire toute ten­ta­tive d’explication de la sur­ve­nance de la crise de 2007 – 2008. La baisse de la part des salaires et la perte de pou­voir d’achat de la classe moyenne dans les nations déve­lop­pées consti­tuent des don­nées bien anté­rieures au Brexit.

Seul un esprit étri­qué qua­li­fie­rait l’analyse qui pré­cède d’économiciste. Il ne faut, en effet, pas être grand clerc pour voir que de manière glo­bale, les élites poli­tiques sont, en rai­son de la crise, minées dans leur légi­ti­mi­té dans la plu­part des nations occi­den­tales. La ques­tion du lien avec les inéga­li­tés saute aux yeux dès lors qu’on s’apercevra que les mou­ve­ments anti­es­ta­blish­ment sont les plus viru­lents en Grande-Bre­tagne et aux États-Unis, soit les pays occi­den­taux les plus clai­re­ment inéga­li­taires. De ce point de vue, le Brexit consti­tue un épi­sode qui vient s’ajouter à d’autres moments de remise en cause de l’idéologie domi­nante comme l’élection de Jere­my Cor­byn à la tête du Labour ou encore la cam­pagne de Ber­nie San­ders aux États-Unis6. Cette onde de choc pour­rait, d’ailleurs, tou­cher la Bel­gique fran­co­phone si le PTB confir­mait à l’occasion des élec­tions de 2019 les son­dages qui le placent, pour l’heure, devant le CDH et Écolo.

À une véri­té plate et ténue, Pou­ch­kine confes­sait pré­fé­rer un men­songe exal­tant. Le Brexit prouve que ce n’est plus ain­si que l’on pour­ra tenir les peuples de nos jours…

  1. IMF, World eco­no­mic out­look, juillet 2016 et IMF, World eco­no­mic out­look, avril 2016.
  2. Jona­than D. Ostry, Pra­kash Loun­ga­ni et Davide Fur­ce­ri, Neo­li­be­ra­lism : Over­sold ?, Finance & Deve­lop­ment, juin 2016, vol. 53, n° 2, p. 40.
  3. Confé­dé­ra­tion euro­péenne des syn­di­cats, Poli­tiques éco­no­miques et de l’emploi — Europe 2020 / Focus : Crise éco­no­mique et sociale / Non à l’austérité.
  4. Blan­chard Oli­vier et Leigh Daniel, Growth fore­casts errors and fis­cal mul­ti­pliers, FMI, IMF wor­king paper, WP/13/1, jan­vier 2013, p. 5.
  5. Auer­bach Alan J. et Gorod­ni­chen­ko Yuriy, Mea­su­ring the Out­put Res­ponses to Fis­cal Poli­cy, NBER Wor­king Paper n° 16311, Natio­nal Bureau of Eco­no­mic Research, Cam­bridge, aout 2010. L’auteur de cet article a déjà détaillé les résul­tats de cette étude dans une revue du mou­ve­ment ouvrier socia­liste (« Un autre point de vue sur l’austérité », Les Cahiers du Fil rouge, n° 19, décembre 2013).
  6. Concer­nant les dimen­sions davan­tage phi­lo­so­phiques de l’opposition « peuple ver­sus élites », on se réfè­re­ra uti­le­ment aux tra­vaux d’Ernesto Laclau, pro­fes­seur de théo­rie poli­tique auprès de l’université de l’Essex (en par­ti­cu­lier, La razón popu­lis­ta, Ed.FCE, Bue­nos Aires, 2005).

Xavier Dupret


Auteur

chercheur auprès de l’association culturelle Joseph Jacquemotte et doctorant en économie à l’université de Nancy (France)