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Brésil, autopsie d’une débâcle démocratique

Numéro 5 - 2018 - Brésil économie Violence politique par Delcourt

août 2018

Fin 2011, le Bré­sil est un modèle de réus­site. En 2016, il connait une mon­tée inquié­tante de la vio­lence poli­tique. Com­ment en est-on arri­vé là ? Com­ment expli­quer cette régres­sion ? Quelles sont les causes pro­fondes de ce brusque bond en arrière ?

Dossier

Fin 2011, Luiz Iná­cio Lula da Sil­va, achève son second man­dat pré­si­den­tiel avec une popu­la­ri­té record, inédite pour un pré­sident bré­si­lien en fin d’exercice, avec plus de 85% d’o­pi­nions favo­rables. Il laisse alors à celle qu’il a dési­gnée pour reprendre en main les rênes du pays, Dil­ma Rous­seff, un héri­tage excep­tion­nel. Le pays a renoué avec une crois­sance durable. Près de 40 mil­lions de Bré­si­liens sont sor­tis de la pau­vre­té. Le taux de chô­mage est au plus bas, les salaires sont bien plus éle­vés, les pres­ta­tions sociales sont plus nom­breuses, l’ac­cès au loge­ment, aux cré­dits et aux études supé­rieures est mieux assu­ré pour les caté­go­ries les plus vul­né­rables. Pour la pre­mière fois, des espaces de dia­logue et de concer­ta­tion avec les mou­ve­ments sociaux ont été ouverts. Et, célé­bré par les ins­ti­tu­tions inter­na­tio­nales comme un modèle de réus­site, le Bré­sil, « nou­velle puis­sance émer­gée », rayonne dans le monde, déployant un acti­visme diplo­ma­tique tous azimuts.

Las, cette période semble révo­lue. Mal­me­née, la démo­cra­tie bré­si­lienne pré­sente aujourd’­hui un visage beau­coup moins relui­sant. Remi­sant ses ambi­tions inter­na­tio­nales, le pays est rede­ve­nu un nain diplo­ma­tique. Et, dans le viseur de la jus­tice — tout comme une bonne par­tie de ses ministres — le pré­sident, Michel Temer, atteint des som­mets d’im­po­pu­la­ri­té (soit près de 97% de rejet). Arri­vé au pou­voir grâce à la des­ti­tu­tion de la pré­si­dente légi­time, au terme d’un pro­cès poli­tique ubuesque, son gou­ver­ne­ment com­po­sé majo­ri­tai­re­ment d’«hommes, blancs, riches et chefs d’en­tre­prise », s’est d’emblée atte­lé à déman­te­ler l’hé­ri­tage social et les avan­cées démo­cra­tiques du « lulisme », sans aucun man­dat élec­to­ral. Les dépenses publiques ont été gelées pour une période de vingt ans. Les pres­ta­tions sociales ont été rabo­tées. Les méca­nismes de pro­tec­tion des tra­vailleurs ont été assou­plis. Les obli­ga­tions envi­ron­ne­men­tales ont été allé­gées. Les ins­ti­tu­tions actives dans la défense des droits humains, de l’en­vi­ron­ne­ment et des popu­la­tions les plus vul­né­rables ont été pri­vées d’une bonne par­tie de leur bud­get. Et le pro­ces­sus de pri­va­ti­sa­tion a été relan­cé, tan­dis que les poli­tiques de pré­ven­tion ont été aban­don­nées au pro­fit du « tout répres­sif » (Del­court, 2017).

Incon­tes­ta­ble­ment, la des­ti­tu­tion de Dil­ma Rous­seff, en 2016, marque un point de rup­ture dans l’histoire de la jeune démo­cra­tie bré­si­lienne. Qua­li­fiée avec rai­son de coup d’É­tat par­le­men­taire, elle a brus­que­ment inter­rom­pu le cycle poli­tique enclen­ché par l’ar­ri­vée au pou­voir de la gauche dans le pays. Symp­to­ma­tique de la ruine du sys­tème poli­tique bré­si­lien et de l’in­di­gence de ses repré­sen­tants poli­tiques, elle a remis au centre du jeu les vieilles oli­gar­chies cor­rom­pues et les forces poli­tiques les plus rétro­grades. Et, en per­met­tant la mise en œuvre de réformes dites de « fim do mun­do » (de fin du monde), visant les couches popu­laires, elle a don­né le coup d’en­voi d’un bru­tal pro­ces­sus de régres­sion sociale et démo­cra­tique, dans un contexte de forte réces­sion éco­no­mique, d’ex­plo­sion de la vio­lence cri­mi­nelle, d’in­to­lé­rance sociale et de haine poli­tique exacerbée.

Révé­la­teur de ce back­lash, Lula, le grand favo­ri des son­dages, a été condam­né à neuf ans de pri­son, peine rele­vée à douze ans en appel, sur la base de convic­tions hasar­deuses, direc­te­ment écroué, confi­né à l’i­so­le­ment et pri­vé de parole publique à la demande d’un juge bien déci­dé depuis le début à avoir la peau de la figure de proue de la gauche bré­si­lienne, quitte à uti­li­ser des méthodes à la limite de la léga­li­té. Paral­lè­le­ment à ce qui appa­rait comme une ten­ta­tive d’empêcher le très popu­laire ex-pré­sident de se por­ter can­di­dat aux pro­chaines élec­tions pré­si­den­tielles d’oc­tobre 2018, le pays connait une mon­tée inquié­tante de la vio­lence poli­tique. L’as­sas­si­nat en mars der­nier à Rio de Janei­ro d’une jeune élue du Psol (Par­ti socia­lisme et liber­té), Marielle Fran­co, a certes été lar­ge­ment com­men­té dans les médias, mais bien d’autres crimes poli­tiques sont res­tés dans l’ombre du pro­jec­teur média­tique. Ain­si, au cours de la seule année 2017, près de sep­tante-et-un mili­tants (pay­sans sans terre, indi­gènes, éco­lo­gistes, etc.) ont été assas­si­nés, dénonce la Com­mis­sion pas­to­rale de la Terre (CPT), soit le chiffre le plus éle­vé depuis qua­torze ans et l’hécatombe s’est pour­sui­vie en 2018 (Vigna, 2018 ; CPT, 2018).

Com­ment en est-on arri­vé là ? Com­ment expli­quer cette régres­sion ? Quelles sont les causes pro­fondes de ce brusque bond en arrière ? Assu­ré­ment, ce « golpe » n’est pas l’aboutissement d’une conju­ra­tion concer­tée, pla­ni­fiée de longue date et réus­sie des droites, mais bien le résul­tat non pro­gram­mé d’un ensemble net­te­ment plus com­plexe de fac­teurs, de rai­sons et d’in­ten­tions, dans des cir­cons­tances et des contextes d’op­por­tu­ni­té chan­geants. Nous retien­drons ici en par­ti­cu­lier trois conjonc­tions de fac­teurs qui ont ren­du pos­sible cette situa­tion : la rup­ture du pacte social mis en place par Lula, sous l’ef­fet d’une crise éco­no­mique, sociale et ins­ti­tu­tion­nelle d’une excep­tion­nelle gra­vi­té, la vague conser­va­trice qui déferle actuel­le­ment sur le pays et la crise que tra­versent actuel­le­ment les gauches, sociales et poli­tiques, révé­la­trice des chan­ge­ments socio­po­li­tiques et cultu­rels pro­fonds dans la socié­té brésilienne.

Crise économique, « lava jato » et rupture du pacte social

Fruits de nom­breuses trac­ta­tions, le « lulisme » s’est appuyé sur un nou­veau « pacte de classes » entre les milieux popu­laires et les élites éco­no­miques bré­si­liennes. Le jour­na­liste et poli­to­logue Gil­ber­to Marin­go­ni (2011) rap­pelle les bases de ce pacte : « des taux d’in­té­rêt très rému­né­ra­teurs pour le capi­tal, des aug­men­ta­tions de salaire mini­males et des poli­tiques sociales ciblées ». Afin de s’as­su­rer l’as­sise la plus large pos­sible au Congrès, indis­pen­sable pour gou­ver­ner au Bré­sil, dans le cadre du pré­si­den­tia­lisme de coa­li­tion, le gou­ver­ne­ment du très popu­laire ex-syn­di­ca­liste et talen­tueux négo­cia­teur avait fait de nom­breux com­pro­mis et noué de nom­breuses alliances, y com­pris avec cer­taines des forces poli­tiques les plus à droite, quitte à renon­cer en par­tie à son pro­jet ini­tial. En a résul­té un modèle de déve­lop­pe­ment hybride mêlant orien­ta­tions macroé­co­no­miques ortho­doxes, poli­tiques de sti­mu­la­tion du mar­ché inté­rieur au moyen d’in­ves­tis­se­ments publics, de géné­reux cré­dits, de hausses de salaire et d’allocations sociales et de mesures de sou­tien aux sec­teurs expor­ta­teurs et aux mul­ti­na­tio­nales bré­si­liennes. En période de boni, ce modèle « néo­de­ve­lop­pe­men­tiste » conten­tait certes tout le monde, les plus riches comme les plus pauvres, mais ce mariage de rai­son, qui a long­temps fait le suc­cès du « lulisme », ne pou­vait résis­ter ni aux effets de la crise éco­no­mique ni à l’af­faire du « lava jato » (lavage express)1.

Dès le pre­mier man­dat de Dil­ma Rous­seff (2012 – 2014), en effet, les nuages s’a­mon­cèlent dans le ciel éco­no­mique bré­si­lien. Les reve­nus d’ex­por­ta­tion chutent brus­que­ment en rai­son de la baisse des cours des matières pre­mières, la crois­sance stagne, la dette se creuse, la ten­dance à la dés­in­dus­tria­li­sa­tion et à la repri­ma­ri­sa­tion de l’é­co­no­mie se pré­cise, et le chô­mage repart à la hausse. Anti­ci­pant avec crainte une baisse des taux de pro­fits, les milieux éco­no­miques et finan­ciers pressent alors la pré­si­dente d’adopter une poli­tique de rigueur ain­si que des réformes struc­tu­relles de fond. Mes­sage fina­le­ment enten­du par Dil­ma Rous­seff qui, après avoir fon­dé sa cam­pagne sur un pro­gramme réso­lu­ment de gauche, cède à leurs exi­gences, au len­de­main des élec­tions pré­si­den­tielles d’octobre 2014 et nomme un ban­quier d’af­faires, Joa­quim Levy, à la tête du minis­tère des Finances (Alt­man, 2015 ; Sala­ma 2016). Mais ce virage libé­ral et vers plus d’austérité ne fait qu’ag­gra­ver les effets de la crise. Loin d’a­pai­ser le monde des affaires, ce dont témoigne la forte impli­ca­tion de ses lob­bies dans la cam­pagne menée pour l’impeach­ment de la pré­si­dente2, il lui aliène une bonne par­tie des classes moyennes et des caté­go­ries sociales les plus affec­tées par la crise. Ren­dant de plus en plus dif­fi­cile le main­tien de la coa­li­tion gou­ver­ne­men­tale, il ali­mente aus­si un fort sen­ti­ment de tra­hi­son à gauche, y com­pris au sein du Par­ti des tra­vailleurs (PT) et mine la cré­di­bi­li­té de la pré­si­dente (Sala­ma, 2016).

C’est dans ce contexte, et au moment même où la popu­la­ri­té de Dil­ma Rous­seff est au plus bas, qu’é­clate le gigan­tesque scan­dale du « lava jato ». Révé­la­tion après révé­la­tion, l’af­faire déclenche un « sauf-qui-peut » géné­ra­li­sé dans le monde poli­tique. À ce moment, les dés sont jetés. Dési­gnés d’emblée par des médias natio­naux, très anti­pé­tistes, comme étant les prin­ci­paux archi­tectes de ce sys­tème de cor­rup­tion, le PT et son ex-pré­sident font alors figure de boucs émis­saires tout trou­vés. Il n’en faut pas plus pour que le Par­ti du mou­ve­ment démo­cra­tique bré­si­lien (PMDB), le grand par­te­naire de la coa­li­tion, pris lui aus­si dans la tour­mente du « lava jato », lâche le PT pour se rap­pro­cher du Par­ti de la social-démo­cra­tie bré­si­lienne (PSDB), le grand par­ti de l’op­po­si­tion, bien déci­dé lui aus­si à reprendre la main après avoir été écar­té à quatre reprises par les urnes. Cette volte-face per­met­tra, d’une part, d’é­car­ter une pré­si­dente deve­nue gênante et, d’autre part, d’ou­vrir la porte à la for­ma­tion d’une coa­li­tion alter­na­tive avec, à la clé, l’op­por­tu­ni­té aus­si pour les deux for­ma­tions et leurs alliés au Congrès d’é­chap­per à une enquête qui se rap­pro­chait dan­ge­reu­se­ment d’eux3.

La déferlante réactionnaire

La crise éco­no­mique et le « lava jato » ont certes fra­gi­li­sé la posi­tion de la pré­si­dente, lami­né sa cré­di­bi­li­té et pré­ci­pi­té sa chute. Mais sa des­ti­tu­tion et le retour aux com­mandes des vieilles oli­gar­chies sont aus­si l’a­bou­tis­se­ment d’une double offen­sive réac­tion­naire menée à la fois au Congrès natio­nal et dans la rue, avec l’ap­pui des grands médias natio­naux (Del­court, 2016 ; 2017 ; Alter­na­tives Sud, 2018).

Insis­tant sur le fait que la des­ti­tu­tion de Dil­ma Rous­seff res­pecte à prio­ri les pro­cé­dures démo­cra­tiques et s’ap­puie sur des méca­nismes for­mels pré­vus par la Consti­tu­tion de 1988, cer­tains nient la réa­li­té du coup d’É­tat au Bré­sil. Mais, au-delà de ses aspects for­mels et juri­diques, l’impeach­ment doit aus­si être ana­ly­sé à l’aune des rap­ports de force réels qui struc­turent le champ poli­tique brésilien.

Sur ce plan, les élec­tions d’oc­tobre 2014 n’au­gurent rien de bon pour la pré­si­dente en dépit de sa vic­toire. Elles débouchent en effet sur la mise en place du Congrès le plus réac­tion­naire depuis le retour de la démo­cra­tie dans les années 1980. Dans cette assem­blée, tra­di­tion­nel­le­ment très à droite, consi­dé­rée comme le bas­tion des élites depuis la pre­mière répu­blique, les ten­dances poli­tiques les plus rétro­grades ont vu leur poids, et donc leur capa­ci­té de nui­sance, se ren­for­cer, au détri­ment des « ban­ca­das » (lit­té­ra­le­ment ran­gée de bancs, groupes par­le­men­taires) pro­gres­sistes. Le lob­by des pro­prié­taires ter­riens compte désor­mais plus de 220 dépu­tés (sur 513), tan­dis que celui des évan­gé­listes est repré­sen­té par près de 87 par­le­men­taires (contre 73 en 2010, 59 en 2002 et 18 à peine en 1986). Autre­ment dit, avec d’autres groupes réac­tion­naires (défen­seurs des armes à feu et d’une poli­tique sécu­ri­taire et pénale dure, défen­seurs de la libre entre­prise, etc.), eux aus­si en pro­gres­sion, ils sont actuel­le­ment ultra-majo­ri­taires au sein du Par­le­ment (Del­court, 2017 ; Oua­la­lou, 2018).

Une majo­ri­té qu’ils ne se sont pas pri­vés d’utiliser pour impo­ser leur agen­da poli­tique, voter à une écra­sante majo­ri­té la des­ti­tu­tion de Dil­ma Rous­seff, sur la base d’un hypo­thé­tique crime de res­pon­sa­bi­li­té et pour adou­ber, sans autre forme de pro­cès, son vice-pré­sident, Michel Temer, en échange d’a­van­ta­geuses conces­sions (Del­court, 2017). À ce pro­pos, on ne sau­rait être plus expli­cite que Nel­son Mar­que­zel­li, l’un des chefs de file des par­le­men­taires « rura­listes » qui déclare sans ambages dans un docu­men­taire dif­fu­sé sur Arte : « l’a­gri­cul­ture est la base du pays. Si vous ne lui don­nez pas de ministre qui parle la même langue que le front rural, il ne reste pas “très” long­temps. Ni le ministre ni même la pré­si­dente…» (Arte, Bré­sil. Le Grand bond en arrière, dif­fu­sé le 10 avril 2017).

Reste que les par­le­men­taires qui ont voté contre la pré­si­dente, en invo­quant au pas­sage leur église, leur famille, le dan­ger du com­mu­nisme ou la mémoire d’un ancien tor­tion­naire, ont trou­vé aus­si dans la cla­meur de la rue un allié oppor­tun. Rap­pe­lons-le, cet affli­geant vote-spec­tacle a été pré­cé­dé par une vague de mobi­li­sa­tion sans pré­cé­dent depuis les mani­fes­ta­tions géantes en faveur de l’é­lec­tion pré­si­den­tielle directe (les Dire­tas já) en 1983 – 1984. Entre juin 2013 et mars 2016, les rues des grandes villes bré­si­liennes voient défi­ler des cen­taines de mil­liers de per­sonnes. Lan­cé par des groupes auto­no­mistes de gauche pour récla­mer des ser­vices publics moins oné­reux et de meilleure qua­li­té, ce cycle de mobi­li­sa­tion a très vite pris une colo­ra­tion fran­che­ment conser­va­trice à mesure que la pro­tes­ta­tion s’est éten­due à d’autres milieux, a drai­né d’autres publics et s’est foca­li­sée sur la cor­rup­tion, pour se trans­for­mer enfin, à par­tir de mars 2014, en une vio­lente cam­pagne de pro­tes­ta­tion anti­spé­ciste et pro-impeach­ment.

Aux anti­podes de l’i­mage qui en a été don­née par les médias natio­naux et inter­na­tio­naux, à savoir celle du réveil démo­cra­tique et citoyen de tout un peuple bien déci­dé à en finir avec la cor­rup­tion, ce mou­ve­ment pro-impeach­ment s’ap­pa­ren­tait bien plus aux « Marches des familles avec Dieu pour la liber­té » qui, en 1964, avaient pré­cé­dé sinon pré­ci­pi­té le coup d’É­tat mili­taire ou encore à une ver­sion tro­pi­cale du Tea Par­ty aux États-Unis. Le pro­fil social des mani­fes­tants (classe moyenne à haute), l’i­déo­lo­gie des orga­ni­sa­tions mobi­li­sa­trices (ultra­li­bé­rales, liber­ta­riennes, pro-vie, pro-armes à feu, nos­tal­giques du régime mili­taire, etc.), les slo­gans pro­fé­rés (pour la sup­pres­sion des aides sociales, pour la dimi­nu­tion des impôts, pour des poli­tiques sécu­ri­taires plus dures, pour une inter­ven­tion mili­taire, contre le com­mu­nisme, pour une mora­li­sa­tion de la vie col­lec­tive et indi­vi­duelle, etc.) ne laissent en effet pla­ner aucun doute sur le carac­tère réac­tion­naire de ce (contre)mouvement (Del­court, 2016 ; Alter­na­tives Sud, 2018).

Sa mon­tée en puis­sance peut certes s’ex­pli­quer par l’ap­pui reçu de la part de puis­sants relais dans le monde poli­tique, éco­no­mique, média­tique et juri­dique, sou­vent mar­qués très à droite. Mais elle tra­duit cer­tai­ne­ment aus­si des chan­ge­ments socio­cul­tu­rels plus pro­fonds dont témoignent, entre autres, la stu­pé­fiante mon­tée en puis­sance des églises évan­gé­liques et un vaste mou­ve­ment de re-mobi­li­sa­tion (tout autant que de désaf­fi­lia­tion) poli­tique des classes moyennes, sur fond de crise des gauches, et de muta­tion de la mili­tance (Oua­la­lou, 2018 ; Alter­na­tives Sud, 2018).

Des gauches brésiliennes en crise, en perte de vitesse et d’assise

Face à cette per­cée conser­va­trice, les gauches bré­si­liennes se sont trou­vées désar­çon­nées. Affai­blies et divi­sées, elles n’ont pu lui résis­ter. Comme le montre le suc­cès des droites mili­tantes capables désor­mais de mobi­li­ser des mil­liers de per­sonnes, elles n’ont même plus le mono­pole de la rue.

Pri­vé de son lea­deur, le PT n’est plus que l’ombre de lui-même. Grand per­dant des élec­tions muni­ci­pales d’oc­tobre 2016, il paie aujourd’­hui le prix de ses alliances contre nature, de l’a­ban­don d’une bonne par­tie de son pro­gramme de trans­for­ma­tion sociale au pro­fit d’une ges­tion tech­no­cra­tique et d’une vision éco­no­mique étri­quée, de la fuite en avant libé­rale du second gou­ver­ne­ment Rous­seff et, bien enten­du, de l’im­pli­ca­tion de plu­sieurs de ses hauts res­pon­sables poli­tiques dans le scan­dale du « lava jato ». Tout cela a fini par décré­di­bi­li­ser son pro­gramme poli­tique et ali­men­ter un très large sen­ti­ment de dés­illu­sion, de tra­hi­son voire de révolte qui a éro­dé sa base élec­to­rale, réduit son ancrage social et démo­bi­li­sé ses militants.

De fait, le PT porte aus­si une part de res­pon­sa­bi­li­té dans ce grand bond en arrière. « Le pou­voir a fait très mal au PT », note le jour­na­liste et poli­to­logue de gauche, Aldo For­na­zie­ri, dans un pam­phlet appe­lant le par­ti à faire son auto­cri­tique : « les struc­tures diri­geantes du par­ti se sont lais­sé cor­rompre, les mili­tants se sont lais­sé domes­ti­quer et les mou­ve­ments sociaux, autre­fois en orbite autour du PT, se sont trou­vés pro­pul­sés en orbite autour de l’É­tat […] per­dant leur éner­gie com­bat­tive dans leur lutte pour les droits et la jus­tice sociale […]» (2016). Expo­sé à la vin­dicte en tant que pre­mier par­ti de gou­ver­ne­ment, dia­bo­li­sé comme tou­jours dans les médias, celui qui se vou­lait un « exemple d’ad­mi­nis­tra­tion cor­recte de la chose publique », un « ciment éthique » et le pro­mo­teur d’une démo­cra­tie éten­due en est ain­si venu à concen­trer sur lui une haine tenace au sein d’une bonne par­tie de la popu­la­tion, et en par­ti­cu­lier au sein de couches moyennes trau­ma­ti­sées par la réces­sion éco­no­mique (Del­court 2016 ; 2018).

Mais la crise qui touche le PT est aus­si celle de l’en­semble des gauches bré­si­liennes, sociales et poli­tiques. Aucune de ses com­po­santes ne semble aujourd’­hui en mesure de prendre la relève. En cause, la géné­ra­li­sa­tion d’une culture indi­vi­dua­liste et consu­mé­riste le vide d’ap­par­te­nance idéo­lo­gique, le déclin du mou­ve­ment syn­di­cal, la dis­so­lu­tion des iden­ti­tés de classes, la cor­ro­sion des liens asso­cia­tifs, le vieillis­se­ment des mili­tants, le rétré­cis­se­ment de ses espaces tra­di­tion­nels de socia­li­sa­tion poli­tique ou encore la mon­tée ful­gu­rante de l’in­sé­cu­ri­té qui ont fait beau­coup de mal aux gauches bré­si­liennes. Ces dyna­miques ont créé tan­tôt les condi­tions pro­pices à un repli sur soi, tan­tôt ont ame­né de plus en plus de Bré­si­liens à adhé­rer aux solu­tions mora­li­sa­trices et sécu­ri­taires des très conser­va­trices églises pen­te­cô­tistes, aujourd’­hui en plein essor dans les quar­tiers popu­laires, ou aux slo­gans sim­plistes d’en­tre­pre­neurs poli­tiques mar­qués à droite, voire à l’ex­trême droite, à l’ins­tar du très popu­laire dépu­té miso­gyne, homo­phobe et xéno­phobe, Jair Bolsonaro.

Sa deuxième place dans les son­dages, à la veille de l’é­lec­tion pré­si­den­tielle, l’ar­ri­vée à la mai­rie de Rio, deuxième ville du pays, de l’ul­tra-conser­va­teur pas­teur évan­gé­lique de l’É­glise uni­ver­selle du règne de Dieu, Mar­ce­lo Cri­vel­la, et le suc­cès ren­con­tré par le mou­ve­ment pro-impeach­ment et ses orga­ni­sa­tions phares (Movi­men­to Bra­sil Live, Vem pra Rua, etc.) sonnent comme un solide aver­tis­se­ment pour des gauches qui peinent de plus en plus à mobi­li­ser leurs bases. Cette onde réac­tion­naire qui tra­verse la socié­té bré­si­lienne est incon­tes­ta­ble­ment le signe d’une perte de ter­rain des acteurs pro­gres­sistes au pro­fit de droites mili­tantes, habiles à cap­ter les res­sen­ti­ments de la rue (Del­court, 2016 ; Oua­la­lou 2018 ; Alter­na­tives Sud, 2018).

C’est dire com­bien les chan­tiers sont nom­breux pour les gauches bré­si­liennes. À l’avenir, elles devront impé­ra­ti­ve­ment réin­ves­tir la rue, renouer avec le ter­reau popu­laire, créer de nou­velles syner­gies et se (re)positionner comme une force convain­cante de pro­po­si­tions et de chan­ge­ment, sous peine de voir leur mar­gi­na­li­sa­tion se pour­suivre et le pro­ces­sus de régres­sion sociale gagner du ter­rain. Inca­pables de s’en­tendre sur une can­di­da­ture unique et un pro­gramme com­mun en vue des pro­chaines élec­tions pré­si­den­tielles, le pari est cepen­dant loin d’être gagné.

  1. Le scan­dale du « lava jato » désigne un vaste sys­tème de cor­rup­tion et de finan­ce­ment illé­gal des par­tis poli­tiques impli­quant la Petro­bras, des entre­prises du BTC (Ode­brecht, prin­ci­pa­le­ment) et de nom­breux hauts res­pon­sables poli­tiques, de la majo­ri­té comme de l’opposition. Il a été mis à jour après une banale enquête por­tant sur une affaire de blan­chi­ment d’argent dans des sta­tions de lavage de voiture.
  2. La pre­mière fédé­ra­tion d’industriels du pays, la Fiesp (Fédé­ra­tion des indus­tries de Sao Pau­lo) a ain­si été l’un des prin­ci­paux pro­ta­go­nistes du mou­ve­ment pro-impeach­ment, ache­tant de vastes encarts publi­ci­taires dans les jour­naux bré­si­liens pour pla­cer ses slo­gans, équi­pant des chars publi­ci­taires durant les mani­fes­ta­tions et dis­tri­buant des col­la­tions et des cali­cots aux mili­tants. Son sym­bole était un gigan­tesque canard en plas­tique, qui est peu à peu deve­nu le signe de ral­lie­ment, avec la vareuse de la sele­ção, des mani­fes­tants pro-impeach­ment.
  3. Une conver­sa­tion télé­pho­nique, enre­gis­trée à l’insu d’une des poin­tures du PMDB, Rome­ro Jucá, et révé­lée publi­que­ment, conforte cette thèse : « La des­ti­tu­tion est néces­saire, explique-t-il à son inter­lo­cu­teur. Il faut résoudre toute cette merde. Il faut chan­ger le gou­ver­ne­ment pour stop­per l’hémorragie » (voir Green­wald, Fish­man, Miran­da, 2016).

Delcourt


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sociologue et historien, chargé d’étude au Cetri