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Boston ou la diagonale du fou

Numéro 6 Juin 2013 par Jean-Claude Willame

juin 2013

Bos­ton, haut lieu de l’intelligentsia et des plus grandes uni­ver­si­tés amé­ri­caines (Har­vard, MIT, etc.), mais aus­si d’un mara­thon de qua­­rante-deux kilo­mètres qui remonte à 1897, a donc été la proie de défer­le­ments — voire de dérives — média­tiques, poli­ciers, poli­tiques et judi­ciaires. Ses quelque six-cent-mille habi­tants ont été cloi­trés chez eux pen­dant cinq jours dans la fou­lée d’un atten­tat odieux qui […]

Bos­ton, haut lieu de l’intelligentsia et des plus grandes uni­ver­si­tés amé­ri­caines (Har­vard, MIT, etc.), mais aus­si d’un mara­thon de qua­rante-deux kilo­mètres qui remonte à 1897, a donc été la proie de défer­le­ments — voire de dérives — média­tiques, poli­ciers, poli­tiques et judi­ciaires. Ses quelque six-cent-mille habi­tants ont été cloi­trés chez eux pen­dant cinq jours dans la fou­lée d’un atten­tat odieux qui en rap­pelle d’autres plus spec­ta­cu­laires en termes de nombre de vic­times peut-être, mais tout aus­si dra­ma­tique et inquié­tant dans son dérou­le­ment et son impact.

Défer­le­ments média­tiques d’abord. La presse audio­vi­suelle, mais aus­si les réseaux sociaux s’en sont don­nés à cœur joie pour dif­fu­ser des images de pré­su­més « ter­ro­ristes » dont cer­tains — notam­ment un Saou­dien sus­pec­té par un com­men­ta­teur de la chaine très contes­tée, Fox News, d’être un des acteurs d’une conspi­ra­tion anti­amé­ri­caine — furent inter­pe­lés par la police et qui se révé­lèrent tota­le­ment étran­gers à l’attentat. Tout à fait para­doxa­le­ment, ces mêmes réseaux sociaux ain­si que les mil­liers de pho­to­gra­phies, d’échanges sur iPhones et de films pris par les spec­ta­teurs mon­trèrent leur uti­li­té en aidant les ser­vices de ren­sei­gne­ment à iden­ti­fier puis à arrê­ter la cavale des deux auteurs pré­su­més qui se révé­lèrent fina­le­ment être d’incroyables amateurs.

Défer­le­ments poli­ciers ensuite. Seuls auto­ri­sés à cir­cu­ler (avec la presse), plus de dix-mille d’entre eux rele­vant de toutes sortes de ser­vices — FBI, CIA, police locale, police régio­nale, ser­vices spé­ciaux divers — furent omni­pré­sents dans une chasse à l’homme qui se déploya pen­dant deux jours et demi. Véhi­cules bana­li­sés ou non, ambu­lances, voi­tures de pom­piers, petits blin­dés sillon­nèrent, sirènes hur­lantes, les dif­fé­rentes sec­tions de la ville sui­vis par des meutes de jour­na­listes. Des cen­taines de coups de feu furent tirées lors des traques qui abou­tirent à la mort d’un des « ter­ro­ristes » et à l’arrestation hol­ly­woo­dienne de l’autre qui, gra­ve­ment bles­sé, n’avait plus aucune arme sur lui. Aux États-Unis, pays du « Wild Wild West », on ne fait jamais dans le détail.

Défer­le­ments de décla­ra­tions poli­tiques hâtives, sur­tout de notables du par­ti répu­bli­cain ou du Tea Par­ty, nihi­listes jusqu’au bout. Le mot « ter­ro­risme » fut très vite lâché. Le pré­sident Oba­ma qui, dans un pre­mier temps, s’était abs­te­nu de l’utiliser, ne put fina­le­ment résis­ter à son emploi tout en posant in fine la bonne ques­tion : « Pour­quoi des jeunes hommes qui ont gran­di et ont été édu­qués ici, qui font par­tie de nos com­mu­nau­tés ont-ils per­pé­tré de telles vio­lences ?» Des com­men­ta­teurs avi­sés firent valoir à juste titre que le mot ne fut jamais uti­li­sé pour décrire les mas­sacres de Tuc­son, d’Aurora, de San­dy Hooks, de Colum­bine et d’autres plus anciens qui entrai­nèrent beau­coup plus de victimes.

Défer­le­ments enfin de pro­po­si­tions en matière de pour­suite et de dénon­cia­tions de man­que­ments en termes de pré­ven­tion. Ici encore, des poli­ti­ciens répu­bli­cains s’illustrèrent sur le devant de la scène média­tique et ne firent pas dans la den­telle. Oui, il faut « condam­ner l’islam ». Oui, il faut uti­li­ser pour le « ter­ro­riste » sur­vi­vant la pro­cé­dure d’«ennemi com­bat­tant » telle qu’elle est uti­li­sée pour les pri­son­niers de Guan­ta­na­mo, ce lieu que Barack Oba­ma n’a pas été capable de fer­mer mal­gré ses pro­messes. Oui, il faut inter­ro­ger ce « ter­ro­riste » qui a uti­li­sé des « armes de des­truc­tion mas­sive » sans qu’il lui soit per­mis de recou­rir à un avo­cat. Dans le même temps, ces mêmes répu­bli­cains sai­sirent la balle au bond en met­tant en cause le « laxisme » du FBI et des ser­vices d’immigration « qui auraient dû savoir ».

Tout ce cha­ri­va­ri était sans doute, pour l’Américain ordi­naire, à la hau­teur d’un évè­ne­ment peu com­pré­hen­sible et dif­fi­ci­le­ment expli­cable. Car com­ment rendre compte de l’acte posé par ces deux jeunes d’origine tchét­chène de vingt-six et dix-neuf ans, dont l’un était deve­nu citoyen amé­ri­cain par natu­ra­li­sa­tion et l’autre résident légal ? On nous a expli­qué que le pre­mier était par­fai­te­ment inté­gré, avait bon nombre d’amis, et était très popu­laire sur le cam­pus de son uni­ver­si­té, tan­dis que l’autre était un ath­lète connu loca­le­ment, bien qu’il décla­rait sur son réseau social « ne pas com­prendre les Amé­ri­cains ». On nous a aus­si infor­més que le plus jeune aurait été « aspi­ré » par l’idéologie meur­trière de son ainé qui pro­je­tait aus­si, disait-on, un atten­tat à Times Square à New York.

Déjà, « experts » et « spé­cia­listes » ne manquent pas de glo­ser sur les moti­va­tions des deux « ter­ro­ristes » et l’arrière-plan his­to­rique dans lequel leur acte se situe : iden­ti­té mal assu­mée, inter­fé­rence de la nébu­leuse d’Al Quai­da dans la fou­lée du voyage de l’un dans son pays d’origine, ven­geance de Tchét­chènes cau­ca­siens mas­sa­crés et dépor­tés en masse par Sta­line… Un célèbre jour­na­liste amé­ri­cain, A.B. Lie­bling, écri­vit un jour qu’il y a trois sortes de jour­na­listes : le repor­ter qui dit ce qu’il a vu, le jour­na­liste-inter­prète qui dit ce qu’il pense à pro­pos de ce qu’il a vu, et l’expert qui dit ce qu’il pense d’un évè­ne­ment qu’il n’a pas vu. Le der­nier groupe n’a ces­sé de croitre : « Nous sommes une nation d’experts, avec des mil­lions de gens qui connaissent la signi­fi­ca­tion de ce qu’ils n’ont jamais expérimenté. »

Voi­ci donc une nou­velle « eth­nie » qui s’ajoute à la liste des « ter­ro­ristes » poten­tiels, une eth­nie que la plu­part des Amé­ri­cains ne pour­ront même pas situer sur une carte : les Tchét­chènes… qui ont sur­tout été pour­chas­sés par la guerre de Pou­tine laquelle a « pro­duit » des dizaines de mil­liers de réfu­giés en Occi­dent. À la ques­tion de savoir s’il y aurait eu un « com­plot ter­ro­riste », dont l’Amérique est tou­jours friande lorsqu’elle ne com­prend pas, la police de Bos­ton a répon­du en arrê­tant trois étu­diants — dont (tiens donc) deux Kaza­khs — qui auraient « aidé » le sus­pect sur­vi­vant « à enle­ver cer­taines affaires de sa chambre uni­ver­si­taire après l’attentat » et en « s’intéressant » à la veuve de son frère dont les traces ADN auraient été décou­vertes sur l’une des cocottes-minute trans­for­mées en bombe par les auteurs de l’attentat. Plu­tôt faibles comme indices de complot !

Voi­ci par ailleurs un nou­veau sérieux coup por­té à l’ouverture que le pré­sident Oba­ma, ce fils d’immigré musul­man, avait impul­sée dans son dis­cours du Caire en 2009 dans lequel il avait réus­si à ins­crire l’islam dans le mel­ting-pot reli­gieux amé­ri­cain. La peur de « nou­veaux 9/11 » peut à nou­veau éclore dans cette Amé­rique qui, outre qu’elle ne veut tou­jours rien entendre sur le contrôle et la cir­cu­la­tion des armes, a man­qué son ren­dez-vous avec un début de règle­ment du conflit israé­lo-pales­ti­nien qui est tout de même une des racines de la jihad. Car, l’arrogance d’un pou­voir israé­lien, qui n’est plus que nomi­na­le­ment démo­cra­tique, ses pra­tiques d’apartheid au nom d’un mes­sia­nisme juif blo­qué sur lui-même, son obs­ti­na­tion à mul­ti­plier illé­ga­le­ment les implan­ta­tions de colons, dont cer­tains en Judée-Sama­rie pour­raient béné­fi­cier, selon une pro­po­si­tion de loi à l’examen, de tirer à vue contre « des van­dales et des intrus sus­pects », sont autant de menaces de nou­veaux coups ter­ro­ristes per­pé­trés par d’autres « frères Tsar­naev » sui­vant leur « dia­go­nale du fou ».

Jean-Claude Willame


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