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Bonne retraite, Maggie !

Numéro 5 Août 2024 par Anathème

août 2024

Mag­gie De Block a mar­qué l’histoire de notre pays. Au cours des deux der­nières décen­nies, elle fut une per­son­na­li­té poli­tique remar­quable, ins­ti­ga­trice de poli­tiques éner­giques qui ont concrè­te­ment chan­gé la vie des gens. Que l’on songe par exemple à la manière dont, en tant que secré­taire d’État à l’asile et à l’immigration, elle a pesé sur les des­tins indi­vi­duels en durcissant […]

Billet d’humeur

Mag­gie De Block a mar­qué l’histoire de notre pays. Au cours des deux der­nières décen­nies, elle fut une per­son­na­li­té poli­tique remar­quable, ins­ti­ga­trice de poli­tiques éner­giques qui ont concrè­te­ment chan­gé la vie des gens.

Que l’on songe par exemple à la manière dont, en tant que secré­taire d’État à l’asile et à l’immigration, elle a pesé sur les des­tins indi­vi­duels en dur­cis­sant la poli­tique migra­toire et ren­dant plus dif­fi­cile – pour les misé­reux – l’accès à notre pays. Des mil­liers de familles lui doivent d’avoir été ren­voyées dans leur pays d’origine ou de vivre aujourd’hui dans la clan­des­ti­ni­té. D’innombrables enfants ont, grâce à elle, connu le confort douillet de nos centres fer­més pour deman­deurs d’asile. Et ne par­lons pas des per­sonnes dont le pre­mier contact avec la Bel­gique fut un mes­sage les invi­tant à res­ter chez eux (ou n’importe où, tant que c’est ailleurs que chez nous) et les assu­rant que nous n’étions en rien prêts à les accueillir.

Son action, en tant que ministre des Affaires sociales, fut aus­si mar­quante, notam­ment avec l’élévation de l’âge du départ à la pen­sion, de 65 à 67 ans ou la défense opi­niâtre de la limi­ta­tion du nombre de numé­ros INAMI. Des mil­liers d’étudiants ambi­tion­nant de deve­nir méde­cins – et capables de le deve­nir – lui doivent la réorien­ta­tion de leur par­cours de vie et des mil­liers de patients, leurs dif­fi­cul­tés à obte­nir un ren­dez-vous avec un généraliste.

Mal­heu­reu­se­ment, s’il est ques­tion d’elle ces temps-ci, ce n’est pas parce qu’elle a accé­dé à de nou­velles res­pon­sa­bi­li­tés lui per­met­tant d’encore peser sur la vie de nos conci­toyens. Ce n’est pas davan­tage à l’occasion d’hommages qui salue­raient le tra­vail qu’elle a accom­pli. Pas le moins du monde. On reparle d’elle parce qu’elle est sur le point de prendre sa retraite et que cer­tains mau­vais cou­cheurs font obser­ver qu’elle ces­se­ra de tra­vailler à 62 ans et en déduisent qu’elle est moins avare du tra­vail des autres que du sien.

Voi­là qui s’appelle aller vite en besogne et n’avoir que peu confiance en la bon­té humaine. Et si, pré­ci­sé­ment, cette bon­té était l’explication de cette retraite précoce ?

Je sou­tiens que l’hypothèse la plus vrai­sem­blable est que Madame De Block – que je suis ten­té d’appeler par son pré­nom, pour huma­ni­ser cette figure incom­prise – que Mag­gie, donc, est aujourd’hui ame­née à prendre sa retraite tôt du seul fait de la péni­bi­li­té de son tra­vail. Ima­gine-t-on les souf­frances vécues par quelqu’un qui est res­pon­sable de la pro­lon­ga­tion de l’errance de familles migrantes, de la per­sé­cu­tion de per­sonnes oppri­mées ren­voyées dans le pays où étaient bafoués leurs droits, de la répu­ta­tion d’égoïsme et de xéno­pho­bie de la Bel­gique à l’étranger ? Qui dira l’angoisse de pen­ser, le soir, en mâchon­nant sans appé­tit une bou­chée d’ortolan aux truffes et asperges vertes, aux dou­leurs des aspi­rants méde­cins appre­nant que, jamais, ils ne pour­ront vivre leur pas­sion ? N’y a‑t-il pas de quoi gâcher votre Chassagne-Montrachet ?

Et qui donc dira la dou­leur morale et phy­sique –oui, phy­sique ! – de savoir que des maçons se cas­se­ront le dos deux ans de plus et que cer­tains, durant cette période, chu­te­ront de leur écha­fau­dage pour ne jamais se rele­ver, que des net­toyeuses s’abimeront les mains, que des aides-soi­gnantes pei­ne­ront, que des ensei­gnants dépri­me­ront, et que des jeunes diplô­més atten­dront un poste, vivront chez leurs parents, post­po­se­ront leurs pro­jets ? Sommes-nous deve­nus tel­le­ment inhu­mains qu’il nous est impos­sible de com­pa­tir aux tour­ments de celle qui, avec abné­ga­tion, a accep­té de faire le sale mais indis­pen­sable bou­lot – dont nous refu­se­rions de nous char­ger – pour le bien de tous, celui des citoyens bien dans leurs papiers comme des méde­cins ins­tal­lés ? Sommes-nous tel­le­ment indif­fé­rents que nous sommes prêts à exi­ger de tout le monde l’exceptionnelle endu­rance d’Elio Di Rupo ?

Alors oui, mille fois oui, il faut recon­naitre la péni­bi­li­té de ses fonc­tions pas­sées, l’usure psy­chique, les dérè­gle­ments phy­siques qui ne peuvent qu’en décou­ler, et admettre que ce sont autant de jus­ti­fi­ca­tions de son départ à la retraite à 62 ans. Si nous avions le cou­rage de leur expli­quer que c’est pour finan­cer l’heureuse retraite de tra­vailleurs réel­le­ment méri­tants, il ne fait aucun doute à mes yeux que c’est avec joie que les ven­deuses sup­por­te­raient deux ans de plus leurs pieds gon­flés, les ser­veurs leurs genoux dou­lou­reux, les cais­sières leurs poi­gnets arthri­tiques et les chauf­feurs de poids lourd leur fatigue chro­nique. Nous n’avons pas de rai­son de leur sup­po­ser moins de bon­té et de gran­deur d’âme qu’à Maggie.

Dès lors, au nom de la Nation tout entière, sou­hai­tons-lui une heu­reuse retraite. Qu’elle se res­serve de Chas­sagne-Mon­tra­chet à notre santé !

Anathème


Auteur

Autrefois roi des rats, puis citoyen ordinaire du Bosquet Joyeux, Anathème s'est vite lassé de la campagne. Revenu à la ville, il pose aujourd'hui le regard lucide d'un monarque sans royaume sur un Royaume sans… enfin, sur le monde des hommes. Son expérience du pouvoir l'incite à la sympathie pour les dirigeants et les puissants, lesquels ont bien de la peine à maintenir un semblant d'ordre dans ce monde qui va à vau-l'eau.