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Bombardements de Gaza et conquêtes de l’État islamique, une aubaine pour les dictatures du Moyen-Orient ?

Numéro 9/10 septembre/octobre 2014 - guerre Irak Israël Palestine Syrie par Pierre Coopman

septembre 2014

Alors que de nom­breux articles à pro­pos des bom­bar­de­ments de Gaza s’indignent du nombre de vic­times inno­centes ou les regrettent pour jus­ti­fier néan­moins le droit d’Israël à se défendre, peu d’écrits élar­gissent le champ de l’analyse aux pers­pec­tives géo­po­li­tiques du Moyen-Orient. Sauf quelques excep­tions, notam­ment une tri­bune de David D. Kirk­pa­trick, le cor­res­pon­dant du New York Times […]

Alors que de nom­breux articles à pro­pos des bom­bar­de­ments de Gaza s’indignent du nombre de vic­times inno­centes ou les regrettent pour jus­ti­fier néan­moins le droit d’Israël à se défendre, peu d’écrits élar­gissent le champ de l’analyse aux pers­pec­tives géo­po­li­tiques du Moyen-Orient. Sauf quelques excep­tions, notam­ment une tri­bune de David D. Kirk­pa­trick, le cor­res­pon­dant du New York Times au Caire, parue le 30 juillet, inti­tu­lée sans détours : « Arab Lea­ders, Vie­wing Hamas as Worse Than Israel, Stay Silent ». 

David D. Kirk­pa­trick limite cepen­dant son accu­sa­tion de com­pli­ci­té des régimes arabes à l’Égypte, l’Arabie saou­dite, les Émi­rats et autres monar­chies du Golfe. Ses cri­tiques sont en par­tie per­ti­nentes : cer­tains inté­rêts de l’Égypte du géné­ral Sis­si, oppo­sée aux Frères musul­mans, rejoignent en effet ceux d’Israël, mal­gré les ten­ta­tives de l’Égypte de se pré­sen­ter comme un acteur impar­tial offrant sa média­tion entre le Hamas et Israël. Le cor­res­pon­dant du New York Times rap­pelle que l’Égypte endosse géné­ra­le­ment toutes les condi­tions israé­liennes à l’entame des négo­cia­tions indi­rectes avec le Hamas. En résu­mé : l’Égypte, les monar­chies du Golfe per­sique, l’Arabie saou­dite, les Émi­rats arabes, se retrouvent en situa­tion d’alliance tacite avec Israël dans leur oppo­si­tion aux Frères musul­mans égyp­tiens et pales­ti­niens ain­si que dans leur bras de fer avec l’Iran, le bailleur et pour­voyeur d’armes du Hamas. 

Que dire dès lors du régime qui se main­tient en Syrie et de ses pro­tec­teurs russes et ira­niens ? Il s’agit de l’angle mort de l’article de David D. Kirk­pa­trick trop rapi­de­ment contour­né en oppo­sant l’Égypte et consorts à l’axe ira­nien pro­tec­teur du Hamas et du pou­voir syrien. Le Hamas est iso­lé depuis l’éviction du pré­sident Mor­si en Égypte. Les revers subis par la rébel­lion syrienne, à laquelle il avait appor­té publi­que­ment son sou­tien en février 2012, l’ont obli­gé à apla­nir ses dif­fé­rends avec l’Iran à pro­pos de la guerre en Syrie. L’acteur le plus faible est en mau­vaise pos­ture, il n’est déran­geant pour per­sonne qu’il soit atta­qué… Le New York Times ne va donc pas assez loin quand il nomme les membres de la coa­li­tion pro­ba­ble­ment peu impor­tu­née par les coups qu’encaisse actuel­le­ment le Hamas. La liste est incom­plète, il faut y ajou­ter la Syrie, l’Iran, la Rus­sie et même l’Algérie. Pour ce qui concerne les États-Unis et l’Union euro­péenne, per­sonne n’oublie géné­ra­le­ment de les asso­cier à la liste des puis­sances défiantes envers le Hamas… 

Restauration en vue 

La guerre contre le Hamas est-elle du pain bénit pour les fos­soyeurs des prin­temps arabes ? Le Hamas et les Frères musul­mans, d’obédience conser­va­trice, n’ont évi­dem­ment pas été les ini­tia­teurs des révoltes de 2011. Mais pour les contre­ré­vo­lu­tion­naires (à sup­po­ser qu’il y ait eu « révo­lu­tion »), cette guerre tombe à point nom­mé afin de détour­ner l’attention de la répres­sion qu’ils font subir chez eux dans le but d’enterrer défi­ni­ti­ve­ment les prin­temps arabes. Si, dans les consciences, le peuple pales­ti­nien reprend sa place de cham­pion des vic­times et Israël son rôle de cham­pion de l’injustice, on res­taure l’ordre ancien, on revient à l’univers ras­su­rant des dic­ta­teurs utiles pou­vant dis­si­mu­ler leurs dérives der­rière la néces­si­té de com­battre deux enne­mis plus grands encore : l’épouvantail israé­lien et la pieuvre jihadiste. 

Tout va bien pour les chefs d’État de la région, y com­pris syrien et ira­nien. Le monde occi­den­tal a non seule­ment bra­qué les pro­jec­teurs sur Gaza, il sera éga­le­ment contraint d’intervenir contre le ten­ta­cu­laire État isla­mique en Irak et au Levant. Une logique ancienne, confor­table pour les dic­ta­teurs (anciens ou futurs), se remet en marche, celle qui rend une inter­ven­tion occi­den­tale inévi­table pour pou­voir la dénon­cer dere­chef comme injuste, inté­res­sée et dés­équi­li­brée par rap­port aux pri­vi­lèges d’Israël. Sui­vant un scé­na­rio bien rodé, les pou­voirs auto­ri­taires peuvent dès lors s’imposer au nom de l’impérieuse néces­si­té. Et Israël n’est fina­le­ment jamais tout à fait mécon­tent de voir s’établir à sa péri­phé­rie des régimes main­te­nant la ten­sion à un niveau juste assez éle­vé… ni trop ni trop peu, car, on ne sait jamais, cela pour­rait être pire. Ima­gi­nez donc, l’État isla­mique en Irak et au Levant n’est pas seule­ment à quelques enca­blures de Bag­dad, il est aus­si à moins de 300 kilo­mètres de la fron­tière israélienne… 

Syrien ne change tout va bien

Ce mau­vais jeu de mots à pro­pos de la Syrie évoque un leit­mo­tiv à l’œuvre depuis qua­rante ans. Dans les années 1970, c’est en ver­tu de la néces­si­té de frei­ner l’influence de l’Organisation de libé­ra­tion de la Pales­tine (OLP) au Liban, que Syriens et Israé­liens se sont indi­rec­te­ment par­ta­gé les rôles. Dès octobre 1976 la Force arabe de dis­sua­sion (FAD), créée par la Ligue arabe pour s’interposer dans la guerre civile liba­naise, enté­rine l’hégémonie syrienne au Liban. La FAD est à l’époque com­po­sée à 80 % de mili­taires syriens. Le sub­ter­fuge de la FAD ne sera même plus néces­saire à la suite des évè­ne­ments de 1982 : l’invasion israé­lienne du Liban, l’intervention d’une force mul­ti­na­tio­nale (Amé­ri­cains, Fran­çais et Ita­liens) et le retrait israé­lien, en 1983, sur une zone de sécu­ri­té du Sud-Liban. Dans les années qui sui­vront, au nom d’un endi­gue­ment équi­li­bré (ni trop ni trop peu) des diverses mou­vances pales­ti­niennes et liba­naises, Syriens et Israé­liens accor­de­ront leurs vio­lons pour contrô­ler le Liban. La mani­pu­la­tion idéo­lo­gique fera croire aux opi­nions publiques que Tel Aviv et Damas sont de féroces enne­mis, mal­gré un sta­tu­quo signi­fiant clai­re­ment qu’ils sont les meilleurs enne­mis du monde, qua­si des alliés de fac­to. La tran­quilli­té qui pré­vaut depuis qua­rante ans dans le Golan syrien annexé par Israël est une autre indi­ca­tion que les ani­mo­si­tés décla­rées ne sont que le pré­texte utile pour faire du busi­ness as usual, au sens propre, la zone de sécu­ri­té du Sud-Liban, par exemple, ayant pro­ba­ble­ment été durant vingt-deux ans (de 1978 à 2000) une région de rela­tions offi­cieuses et de tran­sit de toutes sortes de mar­chan­dises « non déclarées ». 

Tout se passe comme prévu

L’équilibre de la peur et de la ten­sion contrô­lée qui régit les poli­tiques du Moyen-Orient est par­fois expli­ci­té sans fard et au pre­mier degré par cer­tains chefs d’État. On se rap­pelle ces pro­pos tran­quilles confiés par Bachar Al-Assad dans l’intimité d’une mai­son damas­cène à Alain Gresh, du Monde diplo­ma­tique, en juillet 2008 : « Le ter­ro­risme est une menace pour toute l’humanité. Al-Qai­da n’est pas une orga­ni­sa­tion, mais un état d’esprit qu’aucune fron­tière ne peut arrê­ter. » Dans son dis­cours légen­daire du 22 février 2011 retrans­mis par Alja­ma­hi­riya TV, le diri­geant libyen Mouam­mar Kadha­fi menace ceux qui s’opposent à lui : « Que vou­lez-vous à la fin, Al-Qai­da, c’est ça que vous vou­lez ? » Il uti­li­se­ra les mêmes argu­ments le 2 mars 2011 au cours d’une der­nière inter­view avec la BBC. 

Les pro­phé­ties auto-réa­li­sa­trices sont une aubaine pour les « dic­ta­teurs utiles ». Le mal­heur de Kadha­fi, atro­ce­ment assas­si­né, était son iso­le­ment, dému­ni de sou­tiens déci­sifs, il était une cible facile. Mais rien n’interdit d’imaginer que ses héri­tiers réfu­giés en Algé­rie se réjouissent aujourd’hui de la réa­li­sa­tion rapide de la pro­phé­tie du dis­cours de février 2011. Que la Libye soit à feu et à sang est une bonne affaire. Tout se passe comme pré­vu. Le pré­sident algé­rien Bou­te­fli­ka ne peut que se délec­ter. Il détient le record de lon­gé­vi­té à la tête de l’Algérie. Sa réélec­tion ubuesque en 2014 a par nature besoin de l’instabilité régio­nale et de la démons­tra­tion que les prin­temps arabes étaient catas­tro­phiques pour être rece­vable. L’accord de tran­si­tion paci­fique conclu en 2014 entre les dif­fé­rents par­tis tuni­siens pour ten­ter de résoudre démo­cra­ti­que­ment la crise déclen­chée par deux assas­si­nats poli­tiques et d’organiser des élec­tions trans­pa­rentes d’ici la fin 2014 devrait cepen­dant tra­cas­ser Bou­te­fli­ka… Mais en Tuni­sie, comme ailleurs, les par­ti­sans de la res­tau­ra­tion n’ont peut-être pas dit leur der­nier mot. 

Rien de neuf donc : durant des décen­nies, la répres­sion du natio­na­lisme pales­ti­nien par Israël était rela­ti­ve­ment accep­table pour des régimes auto­ri­taires au Moyen-Orient dési­rant en pro­fi­ter en pro­cla­mant cyni­que­ment l’impérieuse néces­si­té de leur sur­vie pour la réus­site du pro­jet natio­nal pales­ti­nien. On sait ce qu’il en est adve­nu. Aujourd’hui ceux qui veulent res­tau­rer des régimes par­fai­te­ment iden­tiques aux pré­cé­dents (ce qui est déjà réa­li­sé en Égypte) ne devraient pas trop s’inquiéter de la cam­pagne de bom­bar­de­ments de Gaza et de l’expansion effrayante de l’État isla­mique en Irak et au Levant (qu’ont rejoint plu­sieurs anciens offi­ciers de l’armée de Sad­dam Hus­sein), qui ne peut que mener à une inter­ven­tion occi­den­tale qu’ils s’empresseront de dénon­cer… Peu à peu, la tra­gé­die impose que l’ordre ancien se réta­blisse. Les socié­tés arabes auront besoin d’un élan sur­puis­sant si elles veulent voir reve­nir le printemps.

Le 15 aout 2014

Pierre Coopman


Auteur

Pierre Coopman a étudié le journalisme à l'ULB et la langue arabe à la KUL, au Liban et au Maroc. Pour La Revue nouvelle, depuis 2003, il a écrit des articles concernant le monde arabe, la Syrie et le Liban . Depuis 1997, il est le rédacteur en chef de la revue Défis Sud publiée par l'ONG belge SOS Faim. À ce titre, il a également publié des articles dans La Revue nouvelle sur la coopération au développement et l'agriculture en Afrique et en Amérique latine.