Ce site utilise des cookies afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible. Les informations sur les cookies sont stockées dans votre navigateur et remplissent des fonctions telles que vous reconnaître lorsque vous revenez sur notre site Web et aider notre équipe à comprendre les sections du site que vous trouvez les plus intéressantes et utiles.
Bolsonaro et l’héritage homophobe de la dictature brésilienne
Nous avons appris dans la nuit du 17 mars 2019 la disparition inquiétante de João, le militant LGBT brésilien qui avait témoigné dans le cadre de cet article. La Revue Nouvelle se mobilise pour soutenir les militant.e.s féministes, LGBT et antiracistes ainsi que tou.te.s les intellectuel.le.s menacé.e.s par le régime brésilien, lequel s’affirme chaque jour […]
Nous avons appris dans la nuit du 17 mars 2019 la disparition inquiétante de João, le militant LGBT brésilien qui avait témoigné dans le cadre de cet article.
La Revue Nouvelle se mobilise pour soutenir les militant.e.s féministes, LGBT et antiracistes ainsi que tou.te.s les intellectuel.le.s menacé.e.s par le régime brésilien, lequel s’affirme chaque jour un peu plus comme une dictature militaire aux orientations néofascistes.
En tant que revue intellectuelle, notre premier axe d’action est de faire connaître les exactions du régime et de suivre de près la situation pour informer au mieux voire mobiliser nos lectrices et lecteurs, raison pour laquelle nous avons libéré l’accès à cet article.
Pour suivre nos actions sur la situation brésilienne, suivez notre page Facebook.
Le Brésil renvoie à tout un imaginaire de fêtes, de carnavals, de plages de sable fin, de liesse dans les stades de football et de corps parfaits façonnés par la chirurgie esthétique. En tant que tel, il ressemble à une sorte de « paradis pour les fêtards, les esthètes, ceux qui veulent vivre la liberté, toute la liberté. Choisir son sexe, montrer ses fesses, se droguer et baiser »1. La montée en puissance du candidat d’extrême droite aux élections présidentielles, Jair Bolsonaro, défenseur d’un retour à l’ordre moral, misogyne, raciste et homophobe, est d’autant plus incompréhensible pour nombre de commentateurs étrangers. Bolsonaro s’inscrit pourtant et explicitement dans une filiation avec la dictature militaire (1964 – 1985), qui faisait des questions de morale un axe fort de sa propagande. S’il est évident que le contexte socioéconomique et la crise des gauches brésiliennes sont des facteurs déterminants de son succès2, on ne peut comprendre sa popularité et l’impact de ses « petites phrases » en faisant abstraction d’une lourde tradition de corsetage des sexualités à l’opposé de l’imaginaire touristique.
« O risco é claro… a morte », « Le risque est clair, c’est la mort », m’assure d’une voix rauque João, militant LGBT de Rio de Janeiro. À Rio, chaque manifestation contre Bolsonaro et sa politique finit en échauffourées avec des milices, parfois aidées par la police. « La dernière fois, ils sont venus sur nous avec des couteaux. Les policiers étaient à côté, ils ont regardé, ils les ont même encouragés en nous traitant de fiotte (veado), de petites putes (bichinha)…». Depuis l’annonce des résultats du premier tour du 7 octobre qui ont vu couronner Bolsonaro comme favori pour le second tour, avec pas moins de 46% des suffrages, les violences à l’égard des homosexuels se sont multipliées. À Curitiba, un coiffeur gay s’est fait battre à mort par plusieurs assaillants masqués. De nombreux témoignages affluent, des menaces proférées à l’égard d’homosexuels, des passages à tabac, des harcèlements en ligne.
La recrudescence des violences politiques au Brésil est devenue évidente le 14 mars, avec l’assassinat de Marielle Franco, conseillère municipale de Rio. Féministe, militante des droits humains et des LGBTQI+, très impliquée dans la lutte contre le racisme, cette élue du Parti socialisme et liberté (PSOL) était extrêmement reconnue tant dans les quartiers populaires (favélas) dont elle était issue que dans les milieux intellectuels. Les premiers éléments de l’enquête indiquent que son assassinat fait suite aux propos qu’elle a tenus et à la publication d’une tribune où elle critiquait les agissements de la police militaire dans les favélas3. Cet assassinat a par ailleurs inquiété le Haut-commissariat aux droits de l’homme des Nations unies, qui a dépêché un groupe d’experts sur place. Leurs conclusions sont implacables : « cet assassinat est alarmant car il vise à intimider tous les défenseurs des droits humains et de l’État de droit au Brésil »4.
Le 3 octobre, Rodrigo Amorim, candidat du parti de Jair Bolsonaro, a détruit lors d’un rassemblement la plaque commémorative de Marielle Franco. Vêtu d’un T‑shirt à l’effigie de Bolsonaro, il a lancé à une foule galvanisée « Toute cette merde, c’est fini. Et maintenant c’est Bolsonaro », tout en décrochant puis en cassant d’un coup sec du genou la plaque en deux. La photographie, qu’il a ensuite partagée sur les réseaux sociaux, le représentant souriant, brandissant les deux morceaux et arborant toujours son T‑shirt est devenue virale. Amorim a été élu député de l’État de Rio avec quelque 140.000 voix le 7 octobre, réussissant le meilleur score personnel. Sous la photographie, des milliers de commentaires homophobes, appelant à « tuer les gouines », « casser les fiottes », etc.
Bien plus largement, les supporteurs de Bolsonaro, les bolsonaristas, sont coutumiers de la publication de vidéos homophobes sur Youtube. L’une d’entre elles représente une équipe de supporteurs de football chantant un hymne dont le refrain principal est « Bolsonaro va tuer les homos ».
« Les autres sont violents »
Bolsonaro se défend cependant de toute homophobie dans ses interventions publiques enregistrées. Revenant sur son interview dans PlayBoy en 2011 où il avait affirmé qu’il ne pourrait pas « aimer un fils gay » et qu’il préfèrerait que son fils « meure dans un accident plutôt que de le voir avec un moustachu », il insiste sur la faible qualité de la retranscription, suggère que le journaliste voulait lui nuire ou encore affirme avoir changé d’avis depuis. Cependant, le 9 octobre, sommé par des journalistes de s’expliquer sur les violences commises par ses supporteurs notamment vis-à-vis des journalistes, des militants de gauche et des LGBT, il n’a pas hésité à indiquer : « Un gars avec mon T‑shirt va trop loin ? Mais qu’est-ce que cela a à voir avec moi ? » Rappelant la tentative d’assassinat du 6 septembre dont il était la cible, il a ensuite précisé : « la violence n’est pas chez moi, elle est dans l’autre camp ».
Toutefois, Bolsonaro n’a pas manqué, tout au long de sa campagne, d’afficher une violence verbale assumée. L’un de ses slogans était « je ne suis pas un candidat peace and love », qui résumait en une phrase sa détestation pour les discours pacifistes et antimilitaristes, mais réaffirmait aussi sa volonté d’user de la force pour parvenir à ses fins. Plus encore, Bolsonaro joue très largement sur deux registres : lorsqu’il se sait enregistré, il offre un discours bien plus policé. Plusieurs de ses rassemblements dans des stades de football ont fait l’objet d’interdiction de filmer ou d’enregistrer. À ces occasions, il a tenu des propos bien plus préoccupants.
Le 18 février 2018, lors d’un rassemblement à Salvador do Bahia, la quatrième plus grande ville du pays, des militants du Grupo Gay do Bahia, l’une des plus anciennes associations de défense des LGBT brésiliennes et l’une des plus connues dans le pays, s’affichent avec des pancartes arborant le hashtag #eleñao, #paslui, devenu le mot de ralliement de l’ensemble des opposants au candidat d’extrême droite. Les militants se sont immédiatement fait arrêter par la police militaire et confisquer leurs téléphones portables. Mais piqué au vif, Bolsonaro leur aurait répondu depuis la tribune, après avoir demandé à l’assistance de ne pas enregistrer : « Les homosexuels, ces cafards qui rongent la société de l’intérieur, détruisent les familles, propagent la corruption des mœurs et des âmes, n’ont pas de place dans une nation saine ». Il aurait ajouté, quelques minutes plus tard : « Emilio Garrastazu Médici c’était un homme qui savait qu’il fallait purger la société de cette corruption homosexuelle, il avait compris cela. Mais il était trop brutal, trop direct. Il faut éliminer la corruption morale par une combinaison équilibrée d’éducation et de sanctions5. »
Bolsonaro ne cache pas son admiration pour la junte militaire et en particulier le maréchal Emilio Garrastazu Médici, qui prit la tête de la dictature militaire entre 1969 et 1974. Son règne fut une période particulièrement violente, marquée par des rafles de civils, les disparitions et les exécutions des leadeurs des mouvements sociaux (notamment des étudiants, mais aussi des prêtres et même des parlementaires du seul parti d’opposition), etc. Un ensemble de documents prouvant l’usage systématique de la torture a été rendu public en 1980 par l’archidiocèse de São Paulo dans un rapport intitulé « Brazil : Nunca Mais » (Brésil, plus jamais ça). Ces archives permettent de constater qu’alors même que Médici affirmait publiquement « réprouver l’usage de la torture » et s’inquiétait de « l’existence de milices qui agissent à la place de l’État »6, il était en réalité l’instigateur des campagnes de violence, dont la coordination était certes déléguée à l’armée et sa police, mais il recevait des rapports réguliers, incluant des décomptes d’arrestations, d’interrogatoires et de décès7. Médici symbolise l’aboutissement de la transition d’une logique de « coup » (golpe) rapide défendue par Humberto Castelo Branco, premier dirigeant militaire de la dictature vers une logique de « purge permanente ».
Pourtant, Bolsonaro n’hésite pas à s’y référer car Médici a au moins deux caractéristiques dont Bolsonaro s’inspire : sa capacité à se rendre populaire, notamment en s’appuyant sur l’exhibition de ses embrassades avec des joueurs de football, alors qu’il était peu connu du public avant son arrivée au pouvoir8, et sa défense d’un « État au-dessus du peuple », c’est-à-dire géré par des technocrates, supposé amener un dynamisme économique9.
Médici est en effet responsable de ce que d’aucuns ont nommé le « miracle économique brésilien ». Durant les cinq années de son administration, la croissance annuelle moyenne avoisina les 10%, des projets pharaoniques furent lancés (les autoroutes transamazoniennes et le barrage d’Itaipú sont les plus connus), contribuant à améliorer le taux d’emploi, bien que les inégalités se soient significativement aggravées et qu’en pratique, la majorité de la population ait connu une perte violente de « pouvoir d’achat » liée aux obligations imposées par le FMI pour limiter l’inflation10. Une grande partie de ce « miracle » reposait en effet sur des emprunts massifs auprès du FMI et d’autres organismes internationaux, ainsi que sur l’ouverture du Brésil aux investissements étrangers et à la spéculation la plus féroce. Le choc pétrolier fit éclater les bulles spéculatives en 1974 et la croissance du pays déclina rapidement pour devenir négative dès le dernier trimestre de la même année. Mais Médici se retira juste avant le désastre, si bien qu’il garde aujourd’hui une certaine popularité, notamment dans les milieux d’affaires.
La déviance et les communistes
Entre le régime de Médici et le programme de Bolsonaro, il y a un lien évident dès lors que l’on considère la question de la sexualité. Lorsque Médici est arrivé au pouvoir, il a rapidement intensifié le discours sur la nécessaire purification de la société pour éviter sa dissolution (dissolução). Ce discours était largement produit par les théoriciens de l’Escola Superior de Guerra, think tank et lieu de formation des élites du régime, créé dans le but explicite de construire et de propager la ligne idéologique de la dictature11.
L’idée maitresse de ce discours était de pointer que les communistes utilisaient la sexualité comme arme de guerre, que la « corruption des mœurs » augurait de la « corruption politique ». En subvertissant « l’ordre moral naturel », l’évolution des mœurs augurait du délitement de la société permettant aux « ennemis communistes » de préparer leur révolution. Parallèlement, les jeunes brésiliens étaient systématiquement considérés comme des enfants innocents, un peu irrationnels, qu’il fallait à tout prix protéger de la séduction et de la tentation tout en les éduquant avec rigueur pour forger leurs valeurs morales. Il en était par ailleurs de même pour les femmes, risquant à tout moment de se laisser séduire par les forces de la subversion12. Évidemment, le niveau socioéconomique jouait également un rôle, la méfiance devant être plus grande vis-à-vis des pauvres. Une note des services de renseignement produite aux alentours de 1975 résume parfaitement la logique du régime : « Le bas niveau socioéconomique (et d’autres motifs) parachève un cercle vicieux de prostitution, de vice, d’une pratique sexuelle libre qui, fatalement, conduit à l’indifférence, ouvrant la voie à la subversion »13.
Il faut noter qu’en 1964, des franges importantes de la population brésilienne avaient soutenu la « révolution » de Castelo Branco et la dépossession du président João Goulart car il était notamment accusé d’avoir insulté l’Église et la religion catholique14 et de préparer une révolution communiste. Le lien entre « valeurs morales » et « risque communiste » était absolument explicite dans ces mouvements qui amenèrent l’armée à se sentir autorisée à agir.
Peu après les révoltes d’étudiants et d’artistes de 1968, qui virent plusieurs centaines de milliers de personnes défiler contre la dictature militaire, la censure des médias fut très largement intensifiée, à la suite du passage de « l’Acte institutionnel n° 5 » (AI‑5) qui accordait notamment au président de la République désigné par la junte la possibilité de suspendre, « sans les limitations prévues par la Constitution », les droits politiques et civils (article 4) de n’importe quel citoyen, dont la liberté d’opinion (article 5, c), et suspendait l’habeas corpus dans le cas de crimes « contre la sécurité nationale, l’ordre social et économique, et l’économie du peuple » (art 10). Concrètement, la Division de censure des divertissements publics, qui existait depuis les années 1940 au sein du ministère de la Justice, reçut comme mission d’exercer un contrôle intensif, en ce compris politique, de l’ensemble des productions artistiques, culturelles et médiatiques. On trouve dans les archives de ce service de nombreuses lettres adressées par des associations de femmes à la « chère Censure » pour s’inquiéter de la « pollution du sexe », de « l’anarchie sexuelle » des émissions de télévision et des productions théâtrales, et le risque de « contamination de la jeunesse »15, singulièrement entre 1969 et 1974. Là encore, le lien semble évident : la libération sexuelle amène à la destruction de la société et à la possibilité pour les ennemis (de l’intérieur et de l’extérieur) d’arriver à leurs fins.
De nombreux universitaires jouèrent un rôle crucial pour donner un vernis scientifique à ces théories. Reprenant les antiennes des grands eugénistes brésiliens du début du XXe siècle16, plusieurs psychiatres publièrent des travaux et donnèrent nombre de conférences sur la « dégradation morale de la jeunesse ». L’un des plus célèbres et influents, Jose Leme Lopes, défendit dès 1970 l’idée que « ce n’est que lorsque les jeunes gens fonctionnent enfin, à l’issue de leur croissance et de leur éducation, comme des adultes hétérosexuels accomplis, que s’éloigne leur propension à la violence et à la subversion17 ». En 1974, il proposa lors d’une conférence à l’Escola Superior de Guerra la même hypothèse, insistant sur le fait que c’est la « fonction reproductive » de la sexualité hétérosexuelle qui permet l’apaisement de la susceptibilité à la subversion18. En conséquence, Jose Leme Lopes suggéra notamment « d’écarter soigneusement la jeunesse de la corruption homosexuelle19 ».
La traque des homosexuels au Brésil reste peu documentée, notamment en raison du passage de la Loi d’amnistie en 1979, lors de la « transition vers la démocratie ». Il faut cependant noter qu’elle prit des formes très diverses : si les plus fortunés étaient relativement peu inquiétés (notamment les patrons des clubs qui se sont développés dès le début des années 1970), plusieurs opérations ciblèrent durement les prostitués et les universitaires homosexuels.
La censure elle-même ne s’abattait pas avec la même violence sur toutes les productions culturelles : alors que certains romans populaires étaient censurés pour des allusions à la sodomie, que des chars jugés « trop homosexuels » étaient interdits lors des carnavals20, un musical comme Applause, dont un personnage est un coiffeur gay, était joué dans un théâtre de Rio fréquenté par l’élite financière en 1972 (en importation directe de Broadway).
Les homosexuels, censeurs et corrupteurs
La fin du régime militaire s’est accompagnée d’une large libération pour les homosexuels brésiliens. Dès la fin des années 1970, des associations se sont constituées et des publications militantes ont commencé à être diffusées.
Le journaliste et scénariste Aguinaldo Silva lance avec quelques autres artistes et intellectuels le journal homosexuel et militant O Lampião da Esquina, entre 1978 et 1981. Joao Silverio Trivesan, auteur d’un livre devenu « classique » sur l’homosexualité au Brésil, Des pervers au Paradis, publie dans O Lampião des tribunes virulentes, attaquant ouvertement les théoriciens de la junte. Si le journal est censuré en 1981 et son éditeur responsable poursuivi, sa fermeture en fait une véritable légende et, paradoxalement, augmente encore la diffusion des anciens numéros.
Il sort du cadre de cet article de décrire le mouvement d’émancipation LGBTQI brésilien, mais on notera toutefois que des progrès (comme l’interdiction des discriminations sur la base de l’orientation sexuelle introduite en 1989 dans les constitutions des États du Mato Grosso et du Sergipe ou l’interdiction de l’usage des psychothérapies de conversion en 1999) furent relativement rapidement obtenus à la suite de la multiplication des organisations militantes21. Sous la présidence de Lula, la lutte contre les discriminations accéléra largement, notamment à la suite de plusieurs rapports publiés entre 2003 et 2004 faisant état de centaines de violences et de meurtres homophobes entre 2000 et 2003. Ces actes de violence étaient cependant le fait d’une minorité très active, le sentiment homophobe ayant largement chuté dans la majorité de la population, d’après plusieurs enquêtes d’opinion menées depuis 201022.
Il faut souligner que l’ouverture dont a fait preuve Lula, comme nombre d’autres militants des organisations syndicales et de gauche poursuivis par le régime sous les années de plomb, tranche avec le climat général qui régnait dans ces organisations à l’époque de la dictature. En effet, les socialistes comme les communistes considéraient officiellement l’homosexualité comme une dégénérescence petite-bourgeoise et craignaient le phénomène de « desbunde », c’est-à-dire « d’abandon de la lutte » pour une « vie faite de drogue, de sexe et de fête »23. Si le lien entre « libération sexuelle » et « péril communiste » agité par la dictature était plutôt de l’ordre du fantasme (bien que des alliances objectives et des écarts entre ligne officielle et pratiques existaient), l’évolution des figures de la résistance à la dictature sur cette question permet à Bolsonaro, aujourd’hui, de reconstruire ce lien essentiellement imaginaire.
L’axe central du discours de Bolsonaro est la dénonciation de la corruption du gouvernement de Lula et de Dilma Rousseff et il joue sur les différents registres sémantiques du terme pour associer corruption politique et corruption « des mœurs ». Partant du principe que « toute mesure prise par le Parti des travailleurs (PT) n’a été que mensonge et volonté de corrompus d’étendre leur corruption à toute la société », comme il l’affirmait sur Twitter le 3 septembre de cette année, il recycle en réalité un vieux fantasme de la dictature.
Comme nous l’avons évoqué, à l’instar de Médici à l’époque, Bolsonaro s’affiche en fan éperdu de football et le milieu du football n’hésite pas à lui rendre la pareille, puisqu’il bénéficie du soutien explicite des super stars brésiliennes, dont Ronaldinho. Cette affection du milieu du football (et des affaires liées à ce marché qui est gigantesque au Brésil) s’explique également par l’appartenance évangéliste d’une partie de ces joueurs brésiliens, se traduisant notamment par des dérapages homophobes de quelques-uns d’entre eux. Plus encore, lorsque les supporteurs du Mexique et du Brésil entonnèrent des chants homophobes pendant la Coupe du monde de 2014, Bolsonaro n’hésita pas à commenter l’affaire sur les réseaux sociaux pour soutenir « la liberté d’expression des supporteurs » et affirmer que « le football c’est l’excès ». Ces tweets furent repartagés notamment par des responsables de clubs et des joueurs. Il ne s’agit que d’un exemple, mais il représente bien une première technique de Bolsonaro pour cultiver l’homophobie : assimiler systématiquement la lutte contre l’homophobie à de la censure, utilisant ce faisant un stratagème rhétorique classique de l’extrême droite.
Dans une interview donnée au Time le 23 aout 2018, Bolsonaro se défend de toute homophobie. Mais face à l’insistance du journaliste, il finit par préciser sa pensée : « Je n’embrasse pas ma femme dans la rue. Pourquoi toujours montrer tout à la société ? Pourquoi amener cela jusque dans les écoles ? Des petits enfants de six, sept ans, obligés de voir deux hommes s’embrasser, voilà ce que le gouvernement voudrait qu’il arrive. Est-ce cela la démocratie ? » Il ajoute ensuite « De toute façon, les gays vont voter pour moi. Mais quoi ? Faut-il respecter les droits des pédophiles à avoir des relations sexuelles avec un enfant de deux ans ? Est-ce que cela unira le Brésil ? » Ceci illustre la seconde technique de Bolsonaro, qui est de systématiquement lier homosexualité et risque pour les enfants (pédophilie, « contamination » par l’exemple). Bien sûr, il s’agit là aussi d’un stratagème classique de l’extrême droite (et de la droite radicale), mais au Brésil il prend une dimension particulière. Comme nous l’avons vu, la peur d’une « corruption de la jeunesse » est un fantôme doctrinaire de la dictature.
Qu’arrivera-t-il demain ?
En 2014, le Grupo Gay do Bahia recensait 435 décès à la suite d’agressions homophobes, ce qui place le Brésil comme l’un des pays au monde où l’homophobie tue le plus. Si le pays est marqué par une culture viriliste qui favorise l’homophobie, il n’en reste pas moins que les violences sont le fait de groupes minoritaires. La montée en puissance du candidat d’extrême droite s’explique bien plus par le fait qu’il capitalise sur le ressentiment profond et le désespoir créé par les échecs économiques de la gauche de gouvernement, le scandale du lava jato24 et par le soutien d’une partie de la « classe médiatique »25 (laquelle eut, en son temps, un rôle important dans l’installation de la dictature), que par une homophobie latente d’une large majorité de la population. Cela n’empêche évidemment pas que son discours amplifie l’homophobie, notamment au travers de ses « petites phrases » qui participent à faire basculer les représentations collectives26. D’après João, si l’explosion des violences politiques depuis le « coup parlementaire » contre Dilma Rousseff en 2016 s’est accompagnée d’un déchainement de violences homophobes, qui se sont intensifiées tout au long de la campagne présidentielle, pour culminer après le premier tour, c’est bien parce que « Bolsonaro donne aux agresseurs le sentiment de légitimité ».
Dans une interview le 28 septembre, Bolsonara n’a pas caché qu’il n’accepterait aucun autre résultat au scrutin présidentiel que son élection, et que « l’armée serait d’accord » avec lui. Il n’a pas non plus hésité à suggérer qu’il ferait tout « pour renforcer le pouvoir présidentiel » et que d’après lui « de toute façon, l’opposition de gauche est juste bonne à fusiller ». Il est loin d’être inconcevable que ce à quoi nous assistons est le retour d’un régime dictatorial au Brésil. Mais il faut rappeler cette vieille caractéristique du régime dictatorial à la brésilienne : il garde toujours une apparence de démocratie. C’est pour cette raison que les dictateurs militaires étaient des présidents « élus » par la junte, qu’un parlement fantoche était maintenu et que les opérations de la police militaire étaient maquillées en opération de « milices autonomes ». Dénoncer publiquement les effets de ses propres ordres était une habitude des dirigeants militaires brésiliens. Kissinger, qui travailla avec Médici à déstabiliser la région et à installer des dictatures dans les autres pays d’Amérique latine27, note dans The White House Years que « les “présidents” brésiliens ont fait de l’hypocrisie leur outil de gouvernement ».
João est formel, « si Bolsonaro est élu, il y aura beaucoup de morts. Et cette fois-ci, les policiers ne feront pas que nous insulter. Ils participeront à la bastonnade. Nous n’aurons pas de choix : il faudra fuir le Brésil, ou mourir. »
- J. Trevisan, Perverts in Paradise, Millivres-Prowler, 1986, p. 24.
- Voir Delcourt L., « Brésil, autopsie d’une débâcle démocratique », La Revue nouvelle, n°5, p. 25 – 30.
- « Detienen en Brasil a sospechosos del asesinato de Marielle Franco », Telesur, 25 juillet 2018.
- Communiqué du 26 mars 2018.
- Merci à João pour son témoignage.
- Skidmore T.E., The Politics of Military Rule in Brazil 1964 – 1985, Oxford University Press, 1988, p. 125.
- Joan Dassin (ed.), Torture in Brazil : A Shocking Report on the Pervasive Use of Torture by Brazilian Military Governments, 1964 – 1979, Secretly Prepared by the Archiodese of São Paulo, University of Texas Press, 1998.
- Drosdoff D., Linha dura no Brasil : O Governo Médici, 1969 – 1974, Global, 1985, p. 30 – 32.
- Skidmore, T.E., op. cit., p. 112.
- Skidmore, T.E., op. cit.; Drosdoff D., op. cit.; Baer W., The Brazilian Economy : Growth and Development, Lynne Riener Publishers, 2008, p. 75 – 80.
- Pour une sorte de chronique de la montée en force de l’ESG, voir Stepan A., The Military in Politics : Changing Patterns in Brazil, Princeton University Press, 1971, p. 100 et sq.
- Cowan B., « Sex and the Security State : Gender, Sexuality and “Subversion” at Brazil’s Escola Superior de Guerra, 1964 – 1985 », Journal of the History of Sexuality, 16(3), p. 459 – 481.
- Fico C., op. cit., p. 164.
- Fico C., La classe média brésilienne face au régime militaire, Du soutien à la désaffection (1964 – 1985), Vingtième siècle, 2010, 105 (1), p. 155 – 168, p. 158.
- Fico C., op. cit., p. 163.
- Pour appréhender leur influence sur le débat public et le développement rapide de corpus de lois sur la morale au début du XXe siècle, voir S. Caulfield, In Defense of Honor : Sexual Morality, Modernity, and Nation in Early-Twentieth-Century Brazil, Duke University Press, 2000.
- Lemes LepesJ., A moral da juventude, Instituto de Psiquiatria da Universidade Federal do Rio de Janeiro, avril 1970, p. 2.
- Cowan B., op. cit., p. 467.
- Lepes J. L., op. cit., p. 5.
- Green J. N., Beyond Carnival : Male Homosexuality in the Twentieth Century Brazil, University of Chicago Press, 1999, p. 242 – 266.
- On renverra le lecteur vers Green J.N., « More Love and More Desire : The Building of the Brazilian Movement », dans B. Adam, J.W. Duyvendak & A. Krouwel, The Global Emergence of Gay and Lesbian Politics : National Imprints of a Worldwide Movement, Temple University Press, 1999.
- Costa A. B., R. O. Peroni, D. R. Bandeira & Henrique C. Nardi, « Homophobia or sexism ? A systematic review of prejudice against nonheterosexual orientation in Brazil », International Journal of Psychology, 2013, 48(5), p. 900 – 909.
- Green J. N., op. cit., p. 438 sq.
- Voir Delcourt L., op. cit.
- Nous utilisons l’expression au sens de C. Fico, op. cit.
- Krieg-Planque A., « Les « petites phrases » : un objet pour l’analyse des discours politiques et médiatiques », Communication & langages, 2011, 168(2), p. 23 – 41.
- Ils discutèrent ensemble de l’installation d’un régime militaire au Chili lors de la visite d’État de 1971.