Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Bologne : l’auberge espagnole

Numéro 9 Septembre 2002 - Enseignement-enfance par Théo Hachez

septembre 2008

Le par­cours ini­tia­tique de l’é­tu­diant nomade buti­nant son savoir à tra­vers le vaste monde a long­temps rele­vé d’un modèle aris­to­cra­tique. Même s’il consti­tue encore et tou­jours l’ex­cep­tion (y com­pris à l’u­ni­ver­si­té), la vul­ga­ri­sa­tion de ce modèle cultu­rel, déjà amor­cée, s’am­pli­fie. Ce modèle four­nit ain­si le décor du der­nier film de Cédric Kla­pisch, L’au­berge espa­gnole, qui raconte de manière […]

Le par­cours ini­tia­tique de l’é­tu­diant nomade buti­nant son savoir à tra­vers le vaste monde a long­temps rele­vé d’un modèle aris­to­cra­tique. Même s’il consti­tue encore et tou­jours l’ex­cep­tion (y com­pris à l’u­ni­ver­si­té), la vul­ga­ri­sa­tion de ce modèle cultu­rel, déjà amor­cée, s’am­pli­fie. Ce modèle four­nit ain­si le décor du der­nier film de Cédric Kla­pisch, L’au­berge espa­gnole, qui raconte de manière déli­cieu­se­ment iro­nique le quo­ti­dien de quelques étu­diants, venus des quatre coins de l’Eu­rope pour suivre un pro­gramme Eras­mus en Espagne. Mal­gré son carac­tère objec­ti­ve­ment mino­ri­taire, c’est désor­mais à ce pro­to­type que se réfè­re­ra offi­ciel­le­ment la redé­fi­ni­tion de l’offre d’en­sei­gne­ment supé­rieur en Europe, amor­cée par la décla­ra­tion de la Sor­bonne en 1998, et pro­lon­gée par celle de Bologne un an plus tard.

Mais le plus sur­pre­nant, c’est la faci­li­té avec laquelle la conver­gence du supé­rieur euro­péen vers un même hori­zon d’at­tente a été déci­dée. Il n’au­ra fal­lu aucune direc­tive, aucun dik­tat pour que les res­pon­sables d’ins­ti­tu­tions uni­ver­si­taires jalouses de leur indé­pen­dance sécu­laire s’im­posent, motu pro­prio et dans un délai record, un cadre com­mun fon­dé sur une exi­gence nou­velle de mobi­li­té géné­ra­li­sée. L’ab­sence de contrainte poli­tique a pro­duit la plus grande des pres­sions. Face à une simple décla­ra­tion de ministres de l’É­du­ca­tion, cha­cun, de peur de « ne pas en être », a ten­té de prendre la tête d’une course lan­cée à la pour­suite de l’air du temps.

On peut admi­rer le tour de force que consti­tue cet ali­gne­ment géné­ra­li­sé, au vu de l’hé­té­ro­gé­néi­té du pay­sage de l’en­sei­gne­ment supé­rieur que brosse Marc Romain­ville dans ce dos­sier. Et puis, il n’y a pas à pré­tendre avoir en hor­reur ce que tout le monde désire et qui a été pré­ci­sé­ment bran­di par « Bologne » pour cette rai­son. Au vrai, que les socié­tés euro­péennes pré­tendent redé­fi­nir en com­mun les stan­dards de leurs élites et en pro­mou­voir l’in­té­gra­tion, qu’elles affirment ensemble amé­lio­rer la qua­li­té de leur ensei­gne­ment en réfor­mant en com­mun son orga­ni­sa­tion, et qu’un consen­sus rapide se dégage dans ce sens, voi­là autant de bonnes nouvelles.

Mais ces acquis si bien embal­lés ne peuvent man­quer d’é­veiller la sus­pi­cion. Car, dans leurs tra­di­tions désuètes, les tours d’i­voire résistent plu­tôt mal que bien aux pres­sions tech­no­cra­tiques et mar­chandes qui ne man­que­ront pas de s’exer­cer sur les chan­ge­ments qui s’en­gagent. La mon­dia­li­sa­tion concrète des mar­chés a tôt fait de rat­tra­per l’u­ni­ver­sa­lisme abs­trait des sciences, sur­tout depuis que ces der­nières demandent à être jugées à l’aune des cri­tères d’ef­fi­ca­ci­té. Le prisme de l’é­tu­diant consom­ma­teur en quête de libre cir­cu­la­tion four­nit-il la seule mesure du cahier des charges à ren­voyer à un ensei­gne­ment supé­rieur en voie d’eu­ro­péa­ni­sa­tion ? On ne trouve dans le pro­ces­sus de Bologne aucune réponse aux limites et aux dis­tor­sions mani­festes que les sys­tèmes natio­naux en vigueur aujourd’­hui reportent l’un sur l’autre : aucune poli­tique de contin­gen­te­ment, de finan­ce­ment, de démo­cra­ti­sa­tion des études n’est évoquée.
Ain­si, les migra­tions stu­dieuses ou pro­fes­sion­nelles des per­son­nels de san­té (méde­cins, kiné­si­thé­ra­peutes, infir­mières…) témoignent d’a­bord, au plan euro­péen, de l’ab­sur­di­té de limi­ta­tions d’ac­cès na­tio­nales, tel notre nume­rus clau­sus. Bologne ne les prend tout sim­ple­ment pas en compte, y com­pris au sens lit­té­ral du terme puisque cette ges­tion myope per­met d’ex­por­ter des couts inhé­rents à la for­ma­tion. Dans ce contexte, la stan­dar­di­sa­tion et la mobi­li­té accrue que fait miroi­ter Bologne ne consti­tue­raient qu’un encou­ra­ge­ment à l’ab­sence de coordination.

Sur le plan de la démo­cra­ti­sa­tion de l’é­du­ca­tion, est-on si sûr que les élites doivent être les béné­fi­ciaires prio­ri­taires du sou­ci de qua­li­té dont se pré­valent les hori­zons de Bologne ? À ce qu’on sait, ce ne sont pas les uni­ver­si­taires qui souffrent d’a­bord du déclas­se­ment et d’une déqua­li­fi­ca­tion qui feraient peser des doutes sur la qua­li­té de la for­ma­tion qui leur est four­nie. Et ce sont, plu­tôt que les cam­pus, les quar­tiers popu­laires qui sont le théâtre de fric­tions inter­eth­niques ; ce ne sont pas non plus les étu­diants du supé­rieur qui cèdent mas­si­ve­ment au repli d’un néo­na­tio­na­lisme popu­liste et anti-euro­péen. Au contraire, à l’é­gard de telles pro­blé­ma­tiques, l’an­crage régio­nal actuel des ins­ti­tu­tions d’en­sei­gne­ment supé­rieur cris­tal­lise une forme de res­pon­sa­bi­li­té sociale des élites qui pour­rait bien se liqué­fier dans le grand mar­ché qui se pro­file. Pour ce qui est du public de ces ins­ti­tu­tions, Bologne passe com­plè­te­ment au bleu la ques­tion de la démo­cra­ti­sa­tion des études supé­rieures. Le cri d’a­larme lan­cé à ce pro­pos par le rec­teur de l’U.C.L. (sur la base d’une étude du M.O.C.) n’en est que plus révé­la­teur. Il dénonce l’ab­sence dra­ma­tique de démo­cra­ti­sa­tion de l’u­ni­ver­si­té et par­ti­cipe au même moment avec tous ses col­lègues euro­péens à la construc­tion d’un sys­tème euro­péen qui ignore cette ques­tion ; voire même pire, d’un sys­tème qui pousse à consa­crer des moyens à la concur­rence entre for­ma­tions de pointe, réser­vées par défi­ni­tion au petit nombre, ain­si qu’à s’en­ga­ger dans un pro­ces­sus de dua­li­sa­tion des ins­ti­tu­tions supé­rieures euro­péennes au seul béné­fice des plus « per­for­mantes ». Les oublis de Bologne n’ont pas fini de révé­ler les contra­dic­tions dans les­quelles s’en­ferrent dif­fé­rents acteurs. Qui sait ? Des ten­sions que cela pro­dui­ra nai­tront peut-être des prises de conscience et des réac­tions salvatrices.

Dans l’im­mé­diat, des demandes de com­pen­sa­tion finan­cière des res­tric­tions subies depuis des années y trouvent un sur­plus de légi­ti­mi­té. Mais même en admet­tant que ce refi­nan­ce­ment se réa­lise, il fau­dra encore choi­sir sur quel ver­sant de l’u­ni­ver­si­té inves­tir des moyens néces­sai­re­ment limi­tés : au béné­fice de son pro­fil social ou à l’ap­pui de ses ambi­tions d’ex­cel­lence euro­péenne et mon­diale ? Bologne n’ap­porte de toute manière pas de réponse et de garan­tie concrètes en termes de finan­ce­ment du supé­rieur. Cette absence fait d’ailleurs peser une grande inquié­tude sur l’ac­cès aux études orga­ni­sées au-delà du pre­mier cycle de trois ans, mal­gré les dis­cours solen­nels que Jean-Émile Char­lier décons­truit dans son ana­lyse. Étu­diant de près le mode de déci­sion qui a pro­duit Bologne, cet auteur dévoile les risques de pri­va­ti­sa­tion ram­pante des for­ma­tions par le biais du sys­tème de cer­ti­fi­ca­tion. Et de fait, les pro­blèmes de finan­ce­ment qui s’ag­gravent par­ti­cu­liè­re­ment en Com­mu­nau­té fran­çaise font craindre qu’il faille à terme choi­sir, au mieux, entre une aug­men­ta­tion du report des moyens que draine le pre­mier cycle vers les cycles supé­rieurs et une sélec­tion finan­cière après le pre­mier cycle. Voire, au pire, cumu­ler les deux.

Bref, une série de défis com­muns et urgents des socié­tés euro­péennes ne sont pas ren­con­trés ni même évo­qués. Et nous n’a­vons même pas par­lé des risques que fait cou­rir à sa fonc­tion cri­tique une concep­tion de l’en­sei­gne­ment sou­mise à l’employabilité des étu­diants. La décla­ra­tion de Bologne témoigne en fait d’un bas­cu­le­ment pré­ci­pi­té. C’est que la cer­ti­tude d’al­ler dans le sens de l’His­toire a relé­gué les doutes en péri­phé­rie d’une pro­fes­sion de foi dont les uns et les autres craignent que leur tié­deur les repousse dans une mar­gi­na­li­té fri­leuse ou les entraine dans un déclas­se­ment fatal. Ce train fou que l’on n’ose plus appe­ler le pro­grès tant le mot est deve­nu sus­pect, tout le monde veut y mon­ter avec un ticket vali­dé en bonne et due forme.

L’hymne com­mence par un refrain qui évoque l’af­fi­ni­té élec­tive d’une moder­ni­té post­na­tio­nale avec les idéaux d’ou­ver­ture dont se reven­diquent les uni­ver­si­tés. Mais n’est-ce pas jus­te­ment le retard entre ces pro­cla­ma­tions et leur mise en œuvre qui a ouvert une brèche ? Les cou­plets ne sont pas moins radieux : les fron­tières du savoir, des langues à cas­ser, l’Eu­rope tou­jours à faire, la saine ému­la­tion avec les autres conti­nents et l’at­trac­tion main­te­nue pour les can­di­dats du tiers monde, la trans­pa­rence de l’offre et l’har­mo­ni­sa­tion des cur­sus dues au res­pect d’un étu­diant-consom­ma­teur. Der­rière tout cela, c’est l’im­pé­ra­tif tech­no­cra­tique et son tem­po nor­ma­li­sa­teur qui donnent la mesure avec une rage concur­ren­tielle. La richesse cultu­relle d’un patri­moine sera-t-elle bien­tôt rava­lée au rang d’at­trait folk­lo­rique, sous l’œil impas­sible du mar­ché ? La ques­tion se pose par­ti­cu­liè­re­ment pour notre Com­mu­nau­té où, comme l’ex­plique Fré­dé­ric Moens, les vieilles iden­ti­tés de piliers ont été réac­ti­vées face à la lutte concur­ren­tielle accrue qui s’an­nonce. Sans pour autant sur­mon­ter au béné­fice de tous d’autres cli­vages struc­tu­rant notre ensei­gne­ment : hautes écoles ver­sus uni­ver­si­tés, type court ver­sus type long. C’est à un tel dépas­se­ment qu’ap­pelle Majo Han­sotte en pro­po­sant de pas­ser, pour ce faire, par l’« éva­lua­tion ter­ri­to­riale et citoyenne » des poli­tiques d’en­sei­gne­ment supé­rieur. Ouvrir le débat à d’autres attentes que celles qui sont dic­tées par la peur de ne pas être concur­ren­tiel ne pour­ra que nous aider à sor­tir de l’im­passe d’une poli­tique réac­tive, par défaut, qui carac­té­rise depuis des années les déci­sions prises par les fran­co­phones belges pour ce niveau d’enseignement.

Dans l’im­mé­diat, il fau­dra sans doute suivre le rythme endia­blé de Bologne. Résis­ter aux pres­sions qui s’y exercent ne suf­fi­ra pas à écar­ter les risques évo­qués dans ces lignes. Entrer dans la danse du chan­ge­ment ouvre au contraire des pers­pec­tives que l’im­mo­bi­lisme ferme irré­mé­dia­ble­ment. Ce dos­sier consti­tue une intro­duc­tion à tous ces défis de l’en­sei­gne­ment supé­rieur que Bologne pose à nou­veaux frais : la « pro­fes­sion­na­li­sa­tion » des études, sa com­pa­ti­bi­li­té avec la fonc­tion cri­tique de l’en­sei­gne­ment, la lutte contre l’é­chec, les pas­se­relles entre divers modes de for­ma­tion, les cri­tères de qua­li­té des « centres d’ex­cel­lence », la défi­ni­tion des conte­nus des pro­grammes, la ren­contre des attentes du monde étu­diant, la mar­chan­di­sa­tion de l’en­sei­gne­ment… La Revue nou­velle y revien­dra dans de pro­chains numéros.

La revue des dif­fé­rents cri­tères de com­pa­rai­son et de dif­fé­ren­cia­tion des sys­tèmes d’en­sei­gne­ment supé­rieur euro­péens qu’o­père Marc Romain­ville nous rap­pelle qu’il y a loin de la coupe aux lèvres et que l’har­mo­ni­sa­tion, der­nière étape de l’é­vo­lu­tion d’un pro­ces­sus dont il retrace l’his­toire, doit encore s’ins­crire concrè­te­ment dans cha­cune des réa­li­tés natio­nales. Les jeux ne sont donc pas défi­ni­ti­ve­ment faits. Mais ce qui res­sort de la contri­bu­tion de Jean-Émile Char­lier, c’est que s’emparer de Bologne pour ren­con­trer des demandes sociales adres­sées au supé­rieur ne pour­ra se faire sans pilo­ter ce pro­ces­sus. Il sera donc néces­saire d’in­ves­tir un pou­voir démo­cra­tique de la capa­ci­té d’ac­com­pa­gner cette trans­for­ma­tion. L’U­nion euro­péenne, à laquelle échoit natu­rel­le­ment ce rôle, semble pour­tant hors-jeu pour cause de défi­cit démo­cra­tique et de méfiance géné­ra­li­sée due aux accès de fièvre com­pé­ti­ti­viste de sa Com­mis­sion. Sur ce plan, les ministres euro­péens se trouvent en fait coin­cés entre l’ab­sence de com­pé­tence de l’U­nion euro­péenne et l’au­to­no­mie des ins­ti­tu­tions supé­rieures. C’est cette auto­no­mie, d’ha­bi­tude plu­tôt encline à la résis­tance au chan­ge­ment, qui a don­né une réelle force d’en­trai­ne­ment à la décla­ra­tion de Bologne. Mais la liber­té aca­dé­mique pour­rait aus­si contri­buer à régu­ler le mou­ve­ment enta­mé en s’or­ga­ni­sant pour garan­tir la diver­si­té cultu­relle qu’elle permet.

En atten­dant ces prises de res­pon­sa­bi­li­té élé­men­taire, ce que l’on va faire exac­te­ment de Bologne reste ouvert mais… échappe en par­tie à la mai­trise col­lec­tive. C’est là la limite d’une auberge espa­gnole. Puis­qu’on n’y trouve que ce que l’on a soi-même appor­té, il est dif­fi­cile d’y impo­ser un menu mini­mal obli­ga­toire, et les plus nan­tis y seront donc cer­tai­ne­ment les mieux ser­vis. Mais par ailleurs, il n’est inter­dit à per­sonne d’es­sayer d’y ame­ner tout ce qu’il sou­haite y trouver.

Théo Hachez


Auteur