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Vous reprendrez bien 20 ans d’austérité ?
Début janvier, en guise de vœux pour la nouvelle année, le gouvernement fédéral a déposé au Parlement trois projets de loi qui touchent au cœur de notre modèle social. Sont visés : la Sécu, la loi salariale de 1996 et le « travail faisable et maniable » (dans un texte fourretout couvrant le calcul des heures de travail, le […]
Début janvier, en guise de vœux pour la nouvelle année, le gouvernement fédéral a déposé au Parlement trois projets de loi qui touchent au cœur de notre modèle social. Sont visés : la Sécu, la loi salariale de 1996 et le « travail faisable et maniable » (dans un texte fourretout couvrant le calcul des heures de travail, le don de congé conventionnel, les temps partiels, les groupements d’employeurs…).
Ces textes sont de nature à bouleverser notre organisation sociale et économique et constituent d’importants reculs qui, s’ils avaient vu le jour en Grèce (pensons à la Troïka) ou en France (souvenons-nous de la « loi travail »), auraient suscité dénonciations et mobilisations citoyennes.
Heureusement pour le gouvernement belge, l’attention du bon peuple a été détournée jusqu’ici par l’arrivée de Donald Trump à la Maison blanche et par son exercice ahurissant du pouvoir. Ne négligeons pas non plus le énième scandale lié à l’avidité et au népotisme de mandataires des partis traditionnels. Ceci explique sans doute que ces projets de lois vivent leur vie parlementaire hors du radar des médias.
Cet article entend lever le voile sur l’un d’entre eux : le texte qui modifie la loi de 1996 définissant la manière dont les salaires évoluent dans le secteur privé. Un projet qui, à ce titre, concerne près de 2,5 millions de travailleurs.
Pour rappel, la loi de 1996 stipule que les salaires belges (exprimés en couts salariaux horaires) ne peuvent pas augmenter plus rapidement que les hausses projetées chez nos trois principaux partenaires — mais aussi concurrents — commerciaux : l’Allemagne, la France et les Pays-Bas. Si tel devait être le cas, naitrait ou se creuserait un handicap salarial, notre compétitivité(-cout) serait érodée et, dit-on, cela poserait un problème pour l’emploi et l’attractivité de la Belgique aux yeux des investisseurs étrangers. La loi prévoit des modalités pour résorber le handicap salarial. Les augmentations salariales sont donc comprises dans une fourchette entre l’indexation (le minimum garanti par la loi, avec les augmentations barémiques) et les hausses salariales dans ces pays. Une réduction des cotisations sociales patronales décidées par le gouvernement ne peut servir pour relever les augmentations salariales. (Un précédent billet discutait déjà de l’index et du handicap salarial à l’aide d’exemples chiffrés.)
Le projet de loi actuellement en discussion au Parlement fédéral enfonce le clou en reprenant, en filigrane, la ligne d’attaque de la FEB qui gonfle systématiquement le handicap salarial officiel (c’est-à-dire calculé sur la base de la loi de 1996). La FEB a toujours prétendu que le fossé salarial avec les autres pays devait être calculé en prenant en compte la période antérieure à 1996, c’est-à-dire des années ne rentrant pas dans le cadre de la loi.
L’enjeu n’est pas mince : le handicap salarial (calculé selon la loi de 1996) fut le plus élevé en 2008, avec 4,8%. La diffusion de ce chiffre traumatisa les interlocuteurs sociaux et le gouvernement. Or, la FEB évalue à « environ 12,5 points de pourcentage [le handicap qui] date d’avant la loi de 1996 ». Le gouvernement relaie purement et simplement cette conception patronale du handicap puisque son projet de loi introduit en effet ce tout nouveau concept de « handicap historique des couts salariaux » défini comme « le handicap restant après l’élimination du handicap des couts salariaux encouru depuis 1996 ».
Le handicap salarial de la loi de 1996 a fondu depuis 2008 à la suite de la mise en place de l’austérité salariale et de divers bidouillages de l’indice-santé (décidés par le gouvernement Di Rupo). Il est désormais effacé dans une large mesure et le patronat ne peut plus s’en prévaloir pour exiger des concessions syndicales. Le gouvernement reprend donc le flambeau pour changer les règles du jeu et modifier la période sur laquelle est calculé le « dérapage salarial ». C’est un peu comme si, depuis le bord de la piste d’athlétisme, le juge criait au sprinteur qui s’apprête à franchir la ligne des 100 mètres qu’il doit en fait continuer à courir et réaliser un 400 mètres haies.
Cadenasser l’austérité salariale
Afin de cadenasser l’austérité salariale et d’empêcher légalement la négociation par les syndicats de hausses salariales (en sus de l’index et des augmentations barémiques), le gouvernement ruse en intégrant dans la formule des augmentations salariales (cf. algorithme ci-dessous) deux concepts : le « terme de correction » et la « marge de sécurité ». Celle-ci sera de 25 % de la marge restante après application des diminutions à la suite des indexations et au « terme de correction », avec un minimum de 0,5 point de pourcentage.
Puisque les hausses du salaire réel (c’est-à-dire hors indexation) décrochées par les syndicats ont été de 0,4 % par an en moyenne sur la décennie écoulée, on comprend vite que le projet de loi avec cette marge de sécurité pouvant aller jusque 0,5 point de % annihile toute augmentation allant au-delà de l’index et des hausses barémiques qui devront toujours être octroyées – comme c’est le cas depuis 1996.
Le mécanisme s’appliquera jusqu’à ce que le « handicap historique » soit entièrement résorbé. Si l’on prend pour argent comptant (sic) le « handicap historique » de 12,5 points et sachant que cela a pris 8 ans (2008 – 2016) pour résorber le handicap salarial de 4,8 points, nous entrons dans une période de plus de 20 ans de quasi-gel des salaires réels !
Et en tout état de cause, si le gouvernement (la FEB ?) estime que les choses ne vont pas suffisamment vite à son gout, il pourra prendre des « mesures additionnelles », sans que le projet de loi ne spécifie ni leur forme ni leurs limites : tout est sous contrôle.
Enfin, alors que la loi traitait habituellement des augmentations salariales, le projet de texte en discussion amorce un débat plus profond portant non plus sur l’évolution, mais sur le niveau absolu des salaires : « Le rapport [du Conseil central de l’économie] comprend également une analyse du respect de la paix sociale et de l’influence de l’ancienneté sur les salaires, ainsi qu’une analyse de l’impact des niveaux de salaires sur le fonctionnement du marché du travail en général et, en particulier, sur l’intégration des groupes à risques sur le marché du travail. »
Ainsi, en cas de reconduction de l’actuelle majorité fédérale de droite, cette disposition pourrait donner lieu à un nouveau durcissement de l’austérité salariale : le gouvernement et les patrons pourraient s’appuyer sur cette loi pour rapprocher les salaires belges de leur niveau dans les pays voisins. Concrètement, cela irait plus loin qu’un quasi-gel salarial ; un tel rapprochement impliquerait tout bonnement une baisse des salaires réels et l’instauration de sauts d’index. Peu importe le fait que la productivité soit bien meilleure en Belgique, ou qu’une partie des couts salariaux soit utilisée au financement de notre sécurité sociale…
Conclusions
Le projet de loi ne laisse plus la moindre place à la négociation : puisque les augmentations barémiques et l’indexation sont légalement fixées, l’ensemble de la détermination des salaires est gravé dans le marbre et la marge de négociation se réduit à rien. En cas d’adoption du projet de loi, un processus technocratique se substituerait aux discussions entre le patronat et les syndicats. Plus fondamentalement, c’est l’existence même des syndicats qui serait en question : quelle serait en effet leur utilité dès lors qu’aucune hausse ne pourrait plus être négociée ? De ce fait, le pacte social de 1944 prévoyant une juste répartition des gains de productivité entre les patrons et les travailleurs ne serait plus qu’une coquille vide, et les raisons de s’affilier à un syndicat s’amenuiseraient d’autant.
Le dialogue social dans son ensemble serait gravement menacé par les dommages collatéraux de la future loi. En effet, « l’ampleur de ce handicap [historique sera] fixé par le Conseil central de l’économie ». Le CCE est un organe dont le programme de travail est défini conjointement par les interlocuteurs sociaux. Son secrétariat est composé de fonctionnaires dont un certain nombre effectue des travaux de rédaction et de recherche pour nourrir les réflexions des représentants syndicaux et patronaux et pour concilier les points de vue dans l’obtention d’un avis adressé au gouvernement. Dans la mesure où le CCE, ou plus précisément son secrétariat, sera chargé de définir ce concept de handicap historique, le projet de loi risque de créer des crispations et tensions des syndicats à l’égard du secrétariat, ce qui pourrait compromettre le travail mené par cet organe consultatif. Les déflagrations pourraient être ressenties par le Conseil national du travail (hébergé dans le même bâtiment de l’avenue de la Joyeuse Entrée que le CCE) où se négocient les conventions collectives et où les interlocuteurs sociaux remettent des avis sur différents questions relevant de la politique de l’emploi.
Enfin, le texte en discussion reflète une vision dépassée de la compétitivité dans la mesure où l’accent est mis sur le contrôle des couts salariaux. Or, il existe d’autres types de couts1 et, surtout, les couts ne sont plus la question prédominante ! Dans le monde actuel, la compétitivité d’un pays est surtout liée à la qualité des infrastructures, au niveau de formation du personnel, à la pertinence des règlementations, aux choix stratégiques des biens à exporter et à leurs destinations, etc. (Nous avions démarré cette discussion dans un billet remontant à 2014). Le projet de loi ne fait qu’effleurer tous ces éléments, pour lesquels on ne prévoit pas de mécanisme de supervision d’indicateurs-clés ou de recommandations…
Cela nous amène à poser cette alternative.
Soit le gouvernement ignore l’importance de la compétitivité structurelle, auquel cas il est incompétent.
Soit, il en a conscience, auquel cas le bridage des salaires ne poursuit d’autres buts que de démanteler la concertation sociale fédérale, d’affaiblir les syndicats jugés trop puissants par certains membres du gouvernement et de perpétuer l’austérité. Dans ce cas, la demande intérieure serait affaiblie pour longtemps et, comme l’a montré le Fonds monétaire international, les inégalités se creuseraient encore. Il ne s’agirait pas de bonnes nouvelles dans la perspective de l’assainissement des finances publiques.
Le gouvernement (qui a toujours été sourd à l’argument que les travailleurs méritent de bons salaires dans la mesure où ils sont aussi des clients des entreprises belges et paient des taxes) verrait dans ces évolutions socio-économiques une justification pour poursuivre des réformes structurelles. Or, on le sait, celles-ci ont pour effet de désosser l’État en réduisant comme peau de chagrin son rôle dans la sphère économique et sociale. Elles garantiraient en outre à la N‑VA que, même dans le cas de son éjection de la majorité fédérale à l’issue des élections de 2019, les réformes néolibérales engagées continueraient d’affaiblir l’État fédéral et, surtout, les mécanismes de solidarité dont celui-ci est garant. Bref, la fin de la Belgique dont rêvent les nationalistes du Nord du pays…