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Vous reprendrez bien 20 ans d’austérité ?

Blog - Délits d’initiés - emploi travail par Olivier Derruine

février 2017

Début jan­vier, en guise de vœux pour la nou­velle année, le gou­ver­ne­ment fédé­ral a dépo­sé au Par­le­ment trois pro­jets de loi qui touchent au cœur de notre modèle social. Sont visés : la Sécu, la loi sala­riale de 1996 et le « tra­vail fai­sable et maniable » (dans un texte four­re­tout cou­vrant le cal­cul des heures de tra­vail, le […]

Délits d’initiés

Début jan­vier, en guise de vœux pour la nou­velle année, le gou­ver­ne­ment fédé­ral a dépo­sé au Par­le­ment trois pro­jets de loi qui touchent au cœur de notre modèle social. Sont visés : la Sécu, la loi sala­riale de 1996 et le « tra­vail fai­sable et maniable » (dans un texte four­re­tout cou­vrant le cal­cul des heures de tra­vail, le don de congé conven­tion­nel, les temps par­tiels, les grou­pe­ments d’employeurs…).

Ces textes sont de nature à bou­le­ver­ser notre orga­ni­sa­tion sociale et éco­no­mique et consti­tuent d’importants reculs qui, s’ils avaient vu le jour en Grèce (pen­sons à la Troï­ka) ou en France (sou­ve­nons-nous de la « loi tra­vail »), auraient sus­ci­té dénon­cia­tions et mobi­li­sa­tions citoyennes. 

Heu­reu­se­ment pour le gou­ver­ne­ment belge, l’attention du bon peuple a été détour­née jusqu’ici par l’arrivée de Donald Trump à la Mai­son blanche et par son exer­cice ahu­ris­sant du pou­voir. Ne négli­geons pas non plus le énième scan­dale lié à l’avidité et au népo­tisme de man­da­taires des par­tis tra­di­tion­nels. Ceci explique sans doute que ces pro­jets de lois vivent leur vie par­le­men­taire hors du radar des médias. 

Cet article entend lever le voile sur l’un d’entre eux : le texte qui modi­fie la loi de 1996 défi­nis­sant la manière dont les salaires évo­luent dans le sec­teur pri­vé. Un pro­jet qui, à ce titre, concerne près de 2,5 mil­lions de travailleurs.

Pour rap­pel, la loi de 1996 sti­pule que les salaires belges (expri­més en couts sala­riaux horaires) ne peuvent pas aug­men­ter plus rapi­de­ment que les hausses pro­je­tées chez nos trois prin­ci­paux par­te­naires — mais aus­si concur­rents — com­mer­ciaux : l’Allemagne, la France et les Pays-Bas. Si tel devait être le cas, nai­trait ou se creu­se­rait un han­di­cap sala­rial, notre compétitivité(-cout) serait éro­dée et, dit-on, cela pose­rait un pro­blème pour l’emploi et l’attractivité de la Bel­gique aux yeux des inves­tis­seurs étran­gers. La loi pré­voit des moda­li­tés pour résor­ber le han­di­cap sala­rial. Les aug­men­ta­tions sala­riales sont donc com­prises dans une four­chette entre l’indexation (le mini­mum garan­ti par la loi, avec les aug­men­ta­tions baré­miques) et les hausses sala­riales dans ces pays. Une réduc­tion des coti­sa­tions sociales patro­nales déci­dées par le gou­ver­ne­ment ne peut ser­vir pour rele­ver les aug­men­ta­tions sala­riales. (Un pré­cé­dent billet dis­cu­tait déjà de l’index et du han­di­cap sala­rial à l’aide d’exemples chiffrés.) 

Le pro­jet de loi actuel­le­ment en dis­cus­sion au Par­le­ment fédé­ral enfonce le clou en repre­nant, en fili­grane, la ligne d’attaque de la FEB qui gonfle sys­té­ma­ti­que­ment le han­di­cap sala­rial offi­ciel (c’est-à-dire cal­cu­lé sur la base de la loi de 1996). La FEB a tou­jours pré­ten­du que le fos­sé sala­rial avec les autres pays devait être cal­cu­lé en pre­nant en compte la période anté­rieure à 1996, c’est-à-dire des années ne ren­trant pas dans le cadre de la loi. 

L’enjeu n’est pas mince : le han­di­cap sala­rial (cal­cu­lé selon la loi de 1996) fut le plus éle­vé en 2008, avec 4,8%. La dif­fu­sion de ce chiffre trau­ma­ti­sa les inter­lo­cu­teurs sociaux et le gou­ver­ne­ment. Or, la FEB éva­lue à « envi­ron 12,5 points de pour­cen­tage [le han­di­cap qui] date d’a­vant la loi de 1996 ». Le gou­ver­ne­ment relaie pure­ment et sim­ple­ment cette concep­tion patro­nale du han­di­cap puisque son pro­jet de loi intro­duit en effet ce tout nou­veau concept de « han­di­cap his­to­rique des couts sala­riaux » défi­ni comme « le han­di­cap res­tant après l’élimination du han­di­cap des couts sala­riaux encou­ru depuis 1996 ».

Le han­di­cap sala­rial de la loi de 1996 a fon­du depuis 2008 à la suite de la mise en place de l’austérité sala­riale et de divers bidouillages de l’indice-santé (déci­dés par le gou­ver­ne­ment Di Rupo). Il est désor­mais effa­cé dans une large mesure et le patro­nat ne peut plus s’en pré­va­loir pour exi­ger des conces­sions syn­di­cales. Le gou­ver­ne­ment reprend donc le flam­beau pour chan­ger les règles du jeu et modi­fier la période sur laquelle est cal­cu­lé le « déra­page sala­rial ». C’est un peu comme si, depuis le bord de la piste d’athlétisme, le juge criait au sprin­teur qui s’apprête à fran­chir la ligne des 100 mètres qu’il doit en fait conti­nuer à cou­rir et réa­li­ser un 400 mètres haies. 

Cadenasser l’austérité salariale

Afin de cade­nas­ser l’austérité sala­riale et d’empêcher léga­le­ment la négo­cia­tion par les syn­di­cats de hausses sala­riales (en sus de l’index et des aug­men­ta­tions baré­miques), le gou­ver­ne­ment ruse en inté­grant dans la for­mule des aug­men­ta­tions sala­riales (cf. algo­rithme ci-des­sous) deux concepts : le « terme de cor­rec­tion » et la « marge de sécu­ri­té ». Celle-ci sera de 25 % de la marge res­tante après appli­ca­tion des dimi­nu­tions à la suite des indexa­tions et au « terme de cor­rec­tion », avec un mini­mum de 0,5 point de pourcentage. 

Puisque les hausses du salaire réel (c’est-à-dire hors indexa­tion) décro­chées par les syn­di­cats ont été de 0,4 % par an en moyenne sur la décen­nie écou­lée, on com­prend vite que le pro­jet de loi avec cette marge de sécu­ri­té pou­vant aller jusque 0,5 point de % anni­hile toute aug­men­ta­tion allant au-delà de l’index et des hausses baré­miques qui devront tou­jours être octroyées – comme c’est le cas depuis 1996. 

Le méca­nisme s’appliquera jusqu’à ce que le « han­di­cap his­to­rique » soit entiè­re­ment résor­bé. Si l’on prend pour argent comp­tant (sic) le « han­di­cap his­to­rique » de 12,5 points et sachant que cela a pris 8 ans (2008 – 2016) pour résor­ber le han­di­cap sala­rial de 4,8 points, nous entrons dans une période de plus de 20 ans de qua­si-gel des salaires réels !

Et en tout état de cause, si le gou­ver­ne­ment (la FEB ?) estime que les choses ne vont pas suf­fi­sam­ment vite à son gout, il pour­ra prendre des « mesures addi­tion­nelles », sans que le pro­jet de loi ne spé­ci­fie ni leur forme ni leurs limites : tout est sous contrôle.

Enfin, alors que la loi trai­tait habi­tuel­le­ment des aug­men­ta­tions sala­riales, le pro­jet de texte en dis­cus­sion amorce un débat plus pro­fond por­tant non plus sur l’évolution, mais sur le niveau abso­lu des salaires : « Le rap­port [du Conseil cen­tral de l’économie] com­prend éga­le­ment une ana­lyse du res­pect de la paix sociale et de l’influence de l’ancienneté sur les salaires, ain­si qu’une ana­lyse de l’impact des niveaux de salaires sur le fonc­tion­ne­ment du mar­ché du tra­vail en géné­ral et, en par­ti­cu­lier, sur l’intégration des groupes à risques sur le mar­ché du travail. » 

Ain­si, en cas de recon­duc­tion de l’actuelle majo­ri­té fédé­rale de droite, cette dis­po­si­tion pour­rait don­ner lieu à un nou­veau dur­cis­se­ment de l’austérité sala­riale : le gou­ver­ne­ment et les patrons pour­raient s’appuyer sur cette loi pour rap­pro­cher les salaires belges de leur niveau dans les pays voi­sins. Concrè­te­ment, cela irait plus loin qu’un qua­si-gel sala­rial ; un tel rap­pro­che­ment impli­que­rait tout bon­ne­ment une baisse des salaires réels et l’instauration de sauts d’index. Peu importe le fait que la pro­duc­ti­vi­té soit bien meilleure en Bel­gique, ou qu’une par­tie des couts sala­riaux soit uti­li­sée au finan­ce­ment de notre sécu­ri­té sociale… 

Conclusions

Le pro­jet de loi ne laisse plus la moindre place à la négo­cia­tion : puisque les aug­men­ta­tions baré­miques et l’indexation sont léga­le­ment fixées, l’ensemble de la déter­mi­na­tion des salaires est gra­vé dans le marbre et la marge de négo­cia­tion se réduit à rien. En cas d’adoption du pro­jet de loi, un pro­ces­sus tech­no­cra­tique se sub­sti­tue­rait aux dis­cus­sions entre le patro­nat et les syn­di­cats. Plus fon­da­men­ta­le­ment, c’est l’existence même des syn­di­cats qui serait en ques­tion : quelle serait en effet leur uti­li­té dès lors qu’aucune hausse ne pour­rait plus être négo­ciée ? De ce fait, le pacte social de 1944 pré­voyant une juste répar­ti­tion des gains de pro­duc­ti­vi­té entre les patrons et les tra­vailleurs ne serait plus qu’une coquille vide, et les rai­sons de s’affilier à un syn­di­cat s’amenuiseraient d’autant.

Le dia­logue social dans son ensemble serait gra­ve­ment mena­cé par les dom­mages col­la­té­raux de la future loi. En effet, « l’ampleur de ce han­di­cap [his­to­rique sera] fixé par le Conseil cen­tral de l’économie ». Le CCE est un organe dont le pro­gramme de tra­vail est défi­ni conjoin­te­ment par les inter­lo­cu­teurs sociaux. Son secré­ta­riat est com­po­sé de fonc­tion­naires dont un cer­tain nombre effec­tue des tra­vaux de rédac­tion et de recherche pour nour­rir les réflexions des repré­sen­tants syn­di­caux et patro­naux et pour conci­lier les points de vue dans l’obtention d’un avis adres­sé au gou­ver­ne­ment. Dans la mesure où le CCE, ou plus pré­ci­sé­ment son secré­ta­riat, sera char­gé de défi­nir ce concept de han­di­cap his­to­rique, le pro­jet de loi risque de créer des cris­pa­tions et ten­sions des syn­di­cats à l’égard du secré­ta­riat, ce qui pour­rait com­pro­mettre le tra­vail mené par cet organe consul­ta­tif. Les défla­gra­tions pour­raient être res­sen­ties par le Conseil natio­nal du tra­vail (héber­gé dans le même bâti­ment de l’avenue de la Joyeuse Entrée que le CCE) où se négo­cient les conven­tions col­lec­tives et où les inter­lo­cu­teurs sociaux remettent des avis sur dif­fé­rents ques­tions rele­vant de la poli­tique de l’emploi.

Enfin, le texte en dis­cus­sion reflète une vision dépas­sée de la com­pé­ti­ti­vi­té dans la mesure où l’accent est mis sur le contrôle des couts sala­riaux. Or, il existe d’autres types de couts1 et, sur­tout, les couts ne sont plus la ques­tion pré­do­mi­nante ! Dans le monde actuel, la com­pé­ti­ti­vi­té d’un pays est sur­tout liée à la qua­li­té des infra­struc­tures, au niveau de for­ma­tion du per­son­nel, à la per­ti­nence des règle­men­ta­tions, aux choix stra­té­giques des biens à expor­ter et à leurs des­ti­na­tions, etc. (Nous avions démar­ré cette dis­cus­sion dans un billet remon­tant à 2014). Le pro­jet de loi ne fait qu’effleurer tous ces élé­ments, pour les­quels on ne pré­voit pas de méca­nisme de super­vi­sion d’indicateurs-clés ou de recommandations… 

Cela nous amène à poser cette alternative. 

Soit le gou­ver­ne­ment ignore l’importance de la com­pé­ti­ti­vi­té struc­tu­relle, auquel cas il est incompétent.
Soit, il en a conscience, auquel cas le bri­dage des salaires ne pour­suit d’autres buts que de déman­te­ler la concer­ta­tion sociale fédé­rale, d’af­fai­blir les syn­di­cats jugés trop puis­sants par cer­tains membres du gou­ver­ne­ment et de per­pé­tuer l’austérité. Dans ce cas, la demande inté­rieure serait affai­blie pour long­temps et, comme l’a mon­tré le Fonds moné­taire inter­na­tio­nal, les inéga­li­tés se creu­se­raient encore. Il ne s’agirait pas de bonnes nou­velles dans la pers­pec­tive de l’assainissement des finances publiques.
Le gou­ver­ne­ment (qui a tou­jours été sourd à l’argument que les tra­vailleurs méritent de bons salaires dans la mesure où ils sont aus­si des clients des entre­prises belges et paient des taxes) ver­rait dans ces évo­lu­tions socio-éco­no­miques une jus­ti­fi­ca­tion pour pour­suivre des réformes struc­tu­relles. Or, on le sait, celles-ci ont pour effet de désos­ser l’État en rédui­sant comme peau de cha­grin son rôle dans la sphère éco­no­mique et sociale. Elles garan­ti­raient en outre à la N‑VA que, même dans le cas de son éjec­tion de la majo­ri­té fédé­rale à l’issue des élec­tions de 2019, les réformes néo­li­bé­rales enga­gées conti­nue­raient d’affaiblir l’État fédé­ral et, sur­tout, les méca­nismes de soli­da­ri­té dont celui-ci est garant. Bref, la fin de la Bel­gique dont rêvent les natio­na­listes du Nord du pays…

  1. En pre­mier lieu éner­gé­tiques, mais aus­si ceux d’autres ressources.

Olivier Derruine


Auteur

économiste, conseiller au Parlement européen