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Une trop suspecte stabilité du chômage

Blog - Délits d’initiés - chômage justice sociale par Olivier Derruine

mars 2014

Cela fait plus de six ans que la crise éco­no­mique a pris le monde de court et que, comme tombent les domi­nos, elle a entrai­né une crise sociale. Depuis 2008, le taux de chô­mage dans la zone euro s’est lit­té­ra­le­ment envo­lé, pas­sant de 7,6 % à 12 % en 2014. Sur la même période, la Bel­gique limi­tait « exem­plai­re­ment » la casse […]

Délits d’initiés

Cela fait plus de six ans que la crise éco­no­mique a pris le monde de court et que, comme tombent les domi­nos, elle a entrai­né une crise sociale. Depuis 2008, le taux de chô­mage dans la zone euro s’est lit­té­ra­le­ment envo­lé, pas­sant de 7,6 % à 12 % en 2014. Sur la même période, la Bel­gique limi­tait « exem­plai­re­ment » la casse (de 7 % à 8,5 %).

Étant don­né la durée de la crise, le chô­mage de longue durée dans notre pays aurait dû aug­men­ter comme cela a été obser­vé dans la zone euro. Que nenni ! 

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La base de don­nées d’Eurostat nous informe que le chô­mage de longue durée (que l’on consi­dère une période de plus d’une année ou de deux années) a reflué entre le moment pré­cé­dant la crise et la mi-2013. C’est d’autant plus sur­pre­nant que le taux de crois­sance éco­no­mique que beau­coup estiment être un bon indi­ca­teur de l’évolution des taux d’emploi et de chô­mage (avec un déca­lage de quelques tri­mestres) était net­te­ment moins favo­rable ces der­nières années. Peut-on expli­quer cette situa­tion à prio­ri paradoxale ?

L’arbre statistique qui cache la forêt de petits boulots

Les thu­ri­fé­raires du modèle alle­mand pointent sa résis­tance à la réces­sion et le retour rapide au qua­si-plein emploi (la clé de la réélec­tion d’Angela Mer­kel : cette année-là – 2013 –, le taux de chô­mage était scan­da­leu­se­ment bas outre-Rhin avec 5,3 %, soit deux fois moins que les 12,1 % de la zone euro). Ils n’ignorent géné­ra­le­ment pas que la pro­fu­sion des mini-jobs qui sont très fai­ble­ment rému­né­rés (400 € !) et qui repré­sentent plus d’un tiers des emplois créés depuis une décen­nie [efn_note]Conseil cen­tral de l’économie, Annexe au rap­port tech­nique 2013 (http://www.ccecrb.fgov.be/txt/fr/report_fr.pdf, p. 131)[/efn_note] en consti­tue l’un des points noirs. Mais, à y regar­der de plus près, si la situa­tion n’a pas été pous­sée à cet extrême en Bel­gique, notre pays a néan­moins évo­lué silen­cieu­se­ment dans cette direc­tion : l’une des expli­ca­tions de la mai­trise rela­tive du chô­mage tient dans la mul­ti­pli­ca­tion de petits bou­lots, ceux qui connaissent une forte rota­tion et/ou une inten­si­té de tra­vail faible (peu d’heures de tra­vail four­nies par semaine) : désor­mais, 14 % des per­sonnes vivent dans un ménage à très faible inten­si­té de tra­vail, soit 2 points de pour­cen­tage de plus qu’en 2008. Le tableau sui­vant est issu de don­nées Euro­stat et montre que cette ten­dance concerne tous les niveaux d’éducation. Très inquié­tant : les per­sonnes qui détiennent un diplôme de l’enseignement supé­rieur jouissent tou­jours de meilleures chances d’accès à l’emploi que celles dont le par­cours sco­laire s’est arrê­té plus tôt, mais elles n’ont pas échap­pé à la dégra­da­tion géné­ra­li­sée de la qua­li­té de l’emploi : 7 % de ces tra­vailleurs vivent désor­mais dans un ménage à très faible inten­si­té de tra­vail ! On peut rai­son­na­ble­ment sup­po­ser que la hausse obser­vée pour cette caté­go­rie de tra­vailleurs affecte sur­tout les jeunes qui sont sor­tis des études ces der­nières années (la « géné­ra­tion sacrifiée » ?). flux-entrant-sortant-onem.jpg

Glo­ba­le­ment, les consé­quences des poli­tiques d’activation mises en place par les gou­ver­ne­ments fédé­raux (consul­ter ici l’article spé­ci­fique sur le blog) qui se suc­cèdent depuis dix ans ont consis­té en une rota­tion de plus en plus rapide de cer­tains types emplois afin de don­ner l’illusion, en tor­dant les sta­tis­tiques, que la Bel­gique absor­bait rela­ti­ve­ment bien les deman­deurs d’emploi (les jeunes) arri­vant sur le mar­ché du tra­vail. Cette rota­tion res­semble au jeu de la chaise musi­cale, mais à très grande échelle et sans que les gens qui par­ti­cipent invo­lon­tai­re­ment à cette grande farce aient tou­jours conscience de ce dans quoi ils sont embarqués.

Certes, les théo­ri­ciens du mar­ché du tra­vail et les déci­deurs poli­tiques argüe­ront tou­te­fois qu’il vaut mieux cela de manière à quand même don­ner une expé­rience aux sans-emplois que de les lais­ser végé­ter dans un chô­mage dans lequel ils risquent de s’enliser dura­ble­ment, ce qui ren­dra par la suite plus dif­fi­cile encore leur réin­ser­tion sur le mar­ché du tra­vail 1 .

Boucher les trous à tout prix

Néan­moins, on peut objec­ter à cette affir­ma­tion (voire cette intui­tion) les argu­ments suivants.

Sur le plan de l’efficience éco­no­mique, une étude 2 réa­li­sée à la demande de la Com­mis­sion euro­péenne a mon­tré qu’il exis­tait un lien posi­tif entre la durée d’occupation d’un emploi et la pro­duc­ti­vi­té du tra­vail (et, a contra­rio, un lien néga­tif entre la mobi­li­té des emplois et la pro­duc­ti­vi­té du tra­vail). (Toutes autres choses égales par ailleurs car il faut éga­le­ment tenir compte de l’ensemble des condi­tions de tra­vail.) Les jobs pré­caires sont donc contreproductifs.

En outre, l’obstination à bou­cher des trous sur le mar­ché du tra­vail peut conduire à une « allo­ca­tion sous-opti­male des res­sources » (pour par­ler le patois des éco­no­mistes) intel­lec­tuelles : selon Euro­stat, 22 % des per­sonnes de 25 à 54 ans sont sur­qua­li­fiées en Bel­gique, c’est-à-dire que le niveau de leur diplôme est supé­rieur au niveau nor­ma­le­ment requis par le poste qu’elles occupent actuel­le­ment (pour les per­sonnes nées à l’étranger, le taux monte à 32 %). 3 Pour cari­ca­tu­rer le pro­pos, la sur­qua­li­fi­ca­tion ren­voie à la situa­tion d’un ingé­nieur com­mer­cial qui pren­drait les com­mandes dans un fast food.

Le pro­blème est que, bien sou­vent, le pre­mier emploi déter­mine les emplois aux­quels le tra­vailleur pour­ra accé­der ulté­rieu­re­ment car

1.les com­pé­tences qu’il aura acquises pré­cé­dem­ment se seront émoussées ;
2.l’entreprise dans laquelle il aura fait ses armes le for­me­ra, et cette for­ma­tion sera spé­ci­fique aux équi­pe­ments mêmes de cette entre­prise et ne pour­ra pas être valo­ri­sée par le tra­vailleur s’il change d’employeur (même s’il reste dans le même sec­teur d’activité ; ima­gi­nez une sté­no­dac­ty­lo — une quoi ?… — qui suit une for­ma­tion lui per­met­tant d’accélérer le nombre de mots qu’elle peut taper à la minute sur un cla­vier qwer­ty parce qu’elle tra­vaille chez un expert-comp­table anglo-saxon ; l’année sui­vante, elle est embau­chée par un concur­rent belge qui n’utilise que des cla­viers azer­ty. Sa for­ma­tion pré­cé­dente ne lui ser­vi­ra à rien du tout) ;
3.c’est l’image du der­nier job « qui lui col­le­ra à la peau » (sans que cela ne soit néces­sai­re­ment péjoratif).

Une étude 4 por­tant sur le par­cours des tra­vailleurs fin­lan­dais sur quatre années suc­ces­sives a mis en exergue que le sec­teur dans lequel on com­mence sa car­rière pro­fes­sion­nelle exer­ce­ra une influence pré­do­mi­nante sur le reste de celle-ci (effet de « lock in » ou de « path depen­dence » dans le jar­gon des éco­no­mistes, c’est-à-dire effet de blo­cage). Le gra­phique sui­vant illustre cela. Pre­nons le cas d’un jeune diplô­mé qui, après des études scien­ti­fiques, se des­tine à tra­vailler dans le sec­teur de la chi­mie. Mal­heu­reu­se­ment, après plu­sieurs mois de recherches infruc­tueuses de l’emploi de ses rêves, il capi­tule et accepte un emploi auprès d’un construc­teur auto­mo­bile. À par­tir de là, les chances sont très minces (mais pas nulles) que, à l’avenir, il puisse migrer vers le sec­teur de la chi­mie. Il est plu­tôt pro­bable qu’il occupe ulté­rieu­re­ment un emploi dans le sec­teur des pro­duits métal­liques et que, à l’âge de la pen­sion, il se trouve dans les équi­pe­ments de transport. 

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Les petits arrangements méthodologiques autour du chômage

Après cette digres­sion sur les mobi­li­tés pro­fes­sion­nelles ou plu­tôt le tra­que­nard de l’activation, reve­nons à nos mou­tons, à savoir le « tru­cage » du taux de chômage.

La « défi­ni­tion opé­ra­tion­nelle du chô­mage » est à ce point impor­tante qu’elle a fait l’objet d’un règle­ment euro­péen pour uni­for­mi­ser ce concept entre les États membres. 5 En ver­tu de celui-ci, un son­dage est réa­li­sé auprès de 11 600 Belges sur leur situa­tion pro­fes­sion­nelle. Pour peu que les per­sonnes qui ont pas­sé l’essentiel de l’année écou­lée au chô­mage se soient vues pro­po­ser un emploi qui débu­te­ra dans les quinze jours qui suivent le son­dage ou encore qu’elles n’aient pres­té ne fût-ce qu’une heure dans le cadre d’un contrat tem­po­raire d’une semaine, cela suf­fi­ra à consi­dé­rer qu’elles occupent bel et bien un emploi, peu importe la durée effec­tive de tra­vail (et le salaire qu’elles en per­çoivent) ! De quoi rayer, grâce à la rota­tion des emplois et à nos mini-jobs made in Bel­gium, des mil­liers de per­sonnes des sta­tis­tiques du chô­mage et ain­si, de modé­rer la hausse du taux de chô­mage. Selon des cal­culs à la « grosse louche », si ces per­sonnes qui vivent dans un ménage à très faible inten­si­té de tra­vail étaient enre­gis­trées comme deman­deurs d’emploi, le taux de chô­mage ne serait plus de 7,6 % en 2012, mais de 9,8 % 6 !

Qui ose­ra encore pré­tendre que notre mar­ché du tra­vail est trop rigide ? Qui ose­ra encore van­ter les mérites de la socié­té de la connaissance ?

  1. Le rap­port annuel 2012 de l’Onem sur les indi­ca­teurs du mar­ché du tra­vail (p. 150 ; http://www.rva.be/D_documentation/Jaarverslag/Jaarverslag_volledig/2012/RapportAnnuel2012/%5CRapport%20annuel%202012%20-%202/index.html) indique que 49 % des per­sonnes au chô­mage depuis moins d’un an en 2011 ont retrou­vé du chô­mage dans les douze mois qui sui­vaient ; le pour­cen­tage tombe à 41 % pour celles au chô­mage depuis un à deux ans, 34 % pour celles qui y sont depuis deux à trois ans et ain­si de suite jusque seule­ment 8 % pour les chô­meurs de très longue durée (plus de six ans).
  2. Danish Tech­no­lo­gi­cal Ins­ti­tute, Job Mobi­li­ty in the Euro­pean Union : Opti­mi­sing its Social and Eco­no­mic Bene­fits, Poli­cy and Busi­ness Ana­ly­sis, avril 2008 (p. 85 – 86 ; http://www.dti.dk/_root/media/47335%5FJob%20Mobility%20in%20Europe.pdf).
  3. http://epp.eurostat.ec.europa.eu/cache/ITY_PUBLIC/3 – 08122011-AP/FR/3 – 08122011-AP-FR.PDF
  4. Mika Mali­ran­ta, Tuo­mo Niku­lai­nen, Labour flow paths as indus­try lin­kages : a pers­pec­tive on clus­ters and indus­try life cycles, ETLA (ins­ti­tute de recherche sur l’économie fin­lan­daise), Dis­cus­sion paper 1168 (http://www.etla.fi/wp-content/uploads/2012/09/dp1168.pdf).
  5. Sont consi­dé­rées comme « chô­meurs » « les per­sonnes âgées de 15 à 74 ans qui étaient :

    a) sans tra­vail pen­dant la semaine de réfé­rence, c’est-à-dire qui n’étaient pour­vues ni d’un emploi sala­rié ni d’un emploi non sala­rié (pen­dant au moins une heure);

    b) dis­po­nibles pour tra­vailler, c’est-à-dire pour com­men­cer une acti­vi­té en tant que sala­rié ou non sala­rié dans un délai de deux semaines sui­vant la semaine de référence ;

    c) acti­ve­ment à la recherche d’un tra­vail, c’est-à-dire qui avaient entre­pris des démarches spé­ci­fiques en vue de trou­ver un emploi sala­rié ou non sala­rié pen­dant une période de quatre semaines se ter­mi­nant à la fin de la semaine de réfé­rence, ou qui avaient trou­vé un tra­vail et l’entameraient dans une période de trois mois au maxi­mum sans tra­vail pen­dant la semaine de réfé­rence, c’est-à-dire qui n’étaient pour­vues ni d’un emploi sala­rié ni d’un emploi non sala­rié (pen­dant au moins une heure. » (source : http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=OJ:L:2000:228:0018:0021:FR:PDF)

  6. En 2012, le nombre de chô­meurs répon­dant à la défi­ni­tion Euro­stat s’établissait à 368 400 pour la Bel­gique, ce qui cor­res­pon­dait à un taux de 7,6 %. En y ajou­tant les 109 000 per­sonnes qui ont rejoint celles vivant déjà dans un ménage à très faible inten­si­té de tra­vail en 2008, et sachant que la popu­la­tion active de 15 à 64 ans est de 4 847 400, alors cela don­ne­rait un taux de chô­mage de 9,8 %. (Si, pour une rai­son X ou Y, on consi­dé­rait que seule­ment une par­tie de ces per­sonnes, disons 75 %, pour­raient être consi­dé­rées comme au chô­mage, alors le taux res­te­rait quand même de 9,3 %.)

    Limites métho­do­lo­giques :

    1. Euro­stat ne cal­cule pas le taux de chô­mage et le nombre de per­sonnes vivant dans un ménage à très faible inten­si­té pour la même caté­go­rie d’âge (16 – 64 ans et 18 – 59 ans res­pec­ti­ve­ment). Mais, comme la caté­go­rie consi­dé­rée au déno­mi­na­teur (popu­la­tion active) est plus large que la caté­go­rie prise en compte au numé­ra­teur (inten­si­té de tra­vail), le taux de chô­mage recal­cu­lé pour­rait même être légè­re­ment sous-estimé.

    2. Les don­nées néces­saires pour réa­li­ser ce cal­cul remontent au mieux à 2012 ; c’est pour­quoi il n’était pas pos­sible, au moment de la rédac­tion de cet article, d’effectuer le cal­cul pour une année plus récente.

Olivier Derruine


Auteur

économiste, conseiller au Parlement européen