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Une terrible solitude

Blog - Anathème par Anathème

février 2013

Elle est ter­rible, la soli­tude de l’homme face à la vie, plus ter­rible que jamais. Long­temps, la vie et la mort furent, pour l’essentiel, sépa­rées par un coup du sort. Ain­si, le des­tin, Dieu ou vas-savoir-quoi déci­dait de notre entrée dans le monde. L’enfant parais­sait et l’on comp­tait ses membres. Etait-il com­plet ? Etait-il viable ? Serait-il handicapé ? […]

Anathème

Elle est ter­rible, la soli­tude de l’homme face à la vie, plus ter­rible que jamais.
Long­temps, la vie et la mort furent, pour l’essentiel, sépa­rées par un coup du sort. Ain­si, le des­tin, Dieu ou vas-savoir-quoi déci­dait de notre entrée dans le monde. L’enfant parais­sait et l’on comp­tait ses membres. Etait-il com­plet ? Etait-il viable ? Serait-il han­di­ca­pé ? L’homme était sans prise sur ces élé­ments, bien obli­gé de les accep­ter comme autant de fatalités.

Quand appro­chait la fin, on veillait le mou­rant ; guet­tant, par­fois des jours durant, son der­nier sou­pir. Sou­la­ge­ment ou déses­poir, héri­tage ou désar­roi, nul n’y pou­vait grand chose. « Il a pas­sé », disait-on. Et qu’y avait-il vrai­ment à dire de plus ?
Nous vivons dans une socié­té dans laquelle des parents peuvent gagner un pro­cès contre un gyné­co­logue dans un dos­sier concer­nant leur enfant handicapée1. Non qu’une erreur médi­cale l’eût pri­vée de cer­taines facul­tés, mais que sa mal­for­ma­tion congé­ni­tale ne fut pas détec­tée à temps pour per­mettre un avor­te­ment ; car celui-ci est pos­sible, léga­le­ment, jusqu’au der­nier jour de gros­sesse en cas de mal­for­ma­tion grave. Mais il faut se dépê­cher : c’est un foe­tus qu’il convient de tuer. Sor­ti, il devient un enfant et sa vie est pro­té­gée, l’avortement devient infan­ti­cide. La mère doit don­ner le jour à un mort plu­tôt qu’à un être vivant. Plus encore, elle y a droit, sous peine de dom­mages et intérêts.
Cet eugé­nisme pré­na­tal est décrit par ceux qui le pra­tiquent comme un crime com­pas­sion­nel, des­ti­né à évi­ter une vie de souf­frances. Il serait par trop facile de se bor­ner à rap­pe­ler que cet argu­ment fut déjà pro­duit par les nazis pour jus­ti­fier l’euthanasie de han­di­ca­pés. Il me semble plus adé­quat de poin­ter ce qui nous arrive – à nous tous : l’entrée en scène d’une indé­ter­mi­na­tion, d’un flou qui nous contraint à la responsabilité.
Aujourd’hui, l’enfant à naître est dévoi­lé pré­co­ce­ment, on connait son sexe, sa taille, son poids, mais aus­si ses mala­dies éven­tuelles. On peut le trai­ter dans le ventre de sa mère. On peut pré­pa­rer une assis­tance médi­cale pour le jour de la nais­sance. On peut éga­le­ment éva­luer l’opportunité de le lais­ser en vie. S’il nait pré­ma­tu­ré, on peut le main­te­nir en vie au prix d’appareillages sophis­ti­qués. Au prix, aus­si, de poten­tiels handicaps.
De même, la fin de vie est-elle aujourd’hui un ques­tion­ne­ment plu­tôt qu’une attente. Quand arrê­ter les soins (les frais) ? Que faire pour hâter une fin iné­luc­table ? Faut-il accé­der à un désir de mourir ?
Est-il pos­sible de tant pou­voir et de faire comme si nous ne pou­vions pas ? Est-il envi­sa­geable de nous achar­ner à pré­ser­ver la vie sans nous inter­ro­ger sur les limites de notre démarche ? Je ne le pense pas. Nous n’avons pas d’autre choix que d’assumer le choix que nous donne, de fac­to, notre nou­velle emprise sur la vie et la mort.
Pen­ser au per­son­nel soi­gnant qui injecte un pro­duit mor­tel dans le cœur d’un foe­tus parce que sa vie ne vaut pas la peine d’être vécue, qui fait sa der­nière piqûre à un malade qui n’en peut plus, qui doit dire la parole qui aide­ra la famille ou le mou­rant à prendre sa décision.
Quelle ter­rible res­pon­sa­bi­li­té. Quelle ter­rible soli­tude que celle de l’homme face à la ques­tion de la limite, dans un monde où celle-ci n’est plus nulle part évi­dente, fût-ce de cette évi­dence des conven­tions qui, pour arbi­traires qu’elles puissent être, sont un abris pour celui qui doit accom­plir des gestes lourds de conséquences.
C’en est bien fini du rêve de la fin de la dou­leur. Les pro­grès médi­caux font, certes, recu­ler la dou­leur des corps, ô com­bien, mais en dévoilent de nou­velles. Et une soli­tude immense.

Anathème


Auteur

Autrefois roi des rats, puis citoyen ordinaire du Bosquet Joyeux, Anathème s'est vite lassé de la campagne. Revenu à la ville, il pose aujourd'hui le regard lucide d'un monarque sans royaume sur un Royaume sans… enfin, sur le monde des hommes. Son expérience du pouvoir l'incite à la sympathie pour les dirigeants et les puissants, lesquels ont bien de la peine à maintenir un semblant d'ordre dans ce monde qui va à vau-l'eau.