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Une terrible solitude
Elle est terrible, la solitude de l’homme face à la vie, plus terrible que jamais. Longtemps, la vie et la mort furent, pour l’essentiel, séparées par un coup du sort. Ainsi, le destin, Dieu ou vas-savoir-quoi décidait de notre entrée dans le monde. L’enfant paraissait et l’on comptait ses membres. Etait-il complet ? Etait-il viable ? Serait-il handicapé ? […]
Elle est terrible, la solitude de l’homme face à la vie, plus terrible que jamais.
Longtemps, la vie et la mort furent, pour l’essentiel, séparées par un coup du sort. Ainsi, le destin, Dieu ou vas-savoir-quoi décidait de notre entrée dans le monde. L’enfant paraissait et l’on comptait ses membres. Etait-il complet ? Etait-il viable ? Serait-il handicapé ? L’homme était sans prise sur ces éléments, bien obligé de les accepter comme autant de fatalités.
Quand approchait la fin, on veillait le mourant ; guettant, parfois des jours durant, son dernier soupir. Soulagement ou désespoir, héritage ou désarroi, nul n’y pouvait grand chose. « Il a passé », disait-on. Et qu’y avait-il vraiment à dire de plus ?
Nous vivons dans une société dans laquelle des parents peuvent gagner un procès contre un gynécologue dans un dossier concernant leur enfant handicapée1. Non qu’une erreur médicale l’eût privée de certaines facultés, mais que sa malformation congénitale ne fut pas détectée à temps pour permettre un avortement ; car celui-ci est possible, légalement, jusqu’au dernier jour de grossesse en cas de malformation grave. Mais il faut se dépêcher : c’est un foetus qu’il convient de tuer. Sorti, il devient un enfant et sa vie est protégée, l’avortement devient infanticide. La mère doit donner le jour à un mort plutôt qu’à un être vivant. Plus encore, elle y a droit, sous peine de dommages et intérêts.
Cet eugénisme prénatal est décrit par ceux qui le pratiquent comme un crime compassionnel, destiné à éviter une vie de souffrances. Il serait par trop facile de se borner à rappeler que cet argument fut déjà produit par les nazis pour justifier l’euthanasie de handicapés. Il me semble plus adéquat de pointer ce qui nous arrive – à nous tous : l’entrée en scène d’une indétermination, d’un flou qui nous contraint à la responsabilité.
Aujourd’hui, l’enfant à naître est dévoilé précocement, on connait son sexe, sa taille, son poids, mais aussi ses maladies éventuelles. On peut le traiter dans le ventre de sa mère. On peut préparer une assistance médicale pour le jour de la naissance. On peut également évaluer l’opportunité de le laisser en vie. S’il nait prématuré, on peut le maintenir en vie au prix d’appareillages sophistiqués. Au prix, aussi, de potentiels handicaps.
De même, la fin de vie est-elle aujourd’hui un questionnement plutôt qu’une attente. Quand arrêter les soins (les frais) ? Que faire pour hâter une fin inéluctable ? Faut-il accéder à un désir de mourir ?
Est-il possible de tant pouvoir et de faire comme si nous ne pouvions pas ? Est-il envisageable de nous acharner à préserver la vie sans nous interroger sur les limites de notre démarche ? Je ne le pense pas. Nous n’avons pas d’autre choix que d’assumer le choix que nous donne, de facto, notre nouvelle emprise sur la vie et la mort.
Penser au personnel soignant qui injecte un produit mortel dans le cœur d’un foetus parce que sa vie ne vaut pas la peine d’être vécue, qui fait sa dernière piqûre à un malade qui n’en peut plus, qui doit dire la parole qui aidera la famille ou le mourant à prendre sa décision.
Quelle terrible responsabilité. Quelle terrible solitude que celle de l’homme face à la question de la limite, dans un monde où celle-ci n’est plus nulle part évidente, fût-ce de cette évidence des conventions qui, pour arbitraires qu’elles puissent être, sont un abris pour celui qui doit accomplir des gestes lourds de conséquences.
C’en est bien fini du rêve de la fin de la douleur. Les progrès médicaux font, certes, reculer la douleur des corps, ô combien, mais en dévoilent de nouvelles. Et une solitude immense.