Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Une histoire de niveaux

Blog - e-Mois par Jean-Claude Willame

décembre 2015

Je ne suis pas un de ces innom­brables « experts » du ter­ro­risme ou du Moyen-Orient qui défilent dans la presse écrite, dans le « poste » et sur les pla­teaux de télé­vi­sion. Je ne suis que – ou je n’essaie que d’être — un intel­lec­tuel aca­dé­mique depuis long­temps « reti­ré des voi­tures » et sur­tout le grand-père d’une grande petite fille qui […]

e-Mois

Je ne suis pas un de ces innom­brables « experts » du ter­ro­risme ou du Moyen-Orient qui défilent dans la presse écrite, dans le « poste » et sur les pla­teaux de télé­vi­sion. Je ne suis que – ou je n’essaie que d’être — un intel­lec­tuel aca­dé­mique depuis long­temps « reti­ré des voi­tures » et sur­tout le grand-père d’une grande petite fille qui a pani­qué pen­dant plus de trois heures à 120 mètres du Bata­clan. Et dans le foi­son­ne­ment d’informations et de com­men­taires, futiles ou pas, dont nous avons été abreu­vés, je m’interroge et j’essaie de comprendre.

Tout le monde est d’accord sur un fait : tous milieux et toutes ori­gines confon­dues, 130 per­sonnes ont été froi­de­ment assas­si­nées à Paris le 13 novembre 2015 par une poi­gnée de tueurs, qui, la chose est sûre, ne pro­ve­naient pas du lieu habi­tuel à ce genre de mas­sacres, à savoir les Etats-Unis d’Amérique1. La qua­si-tota­li­té de ces tueurs ont été exé­cu­tés ou se sont faits explo­ser. Des com­plices ou des orga­ni­sa­teurs de l’ombre pré­su­més courent tou­jours, ce qui a déclen­ché un état d’urgence sur tout le ter­ri­toire fran­çais dont les diri­geants se sont décla­rés en état de guerre, et, comme il était pré­vi­sible, un cer­tain nombre de dérapages.

La Bel­gique, d’où pro­ve­naient un cer­tain nombre de ces mal­frats, n’a eu aucune vic­time sur son ter­ri­toire et n’a jusqu’ici pas décla­ré de guerre. Par contre, elle a des « niveaux » de menace déter­mi­nés sur une échelle de 1 à 4 par un orga­nisme indé­pen­dant, l’OCAM, qui est à la base d’un écha­fau­dage bureau­cra­tique typi­que­ment belge.

Créé par arrê­té royal en novembre 2006, l’OCAM n’est pas un fan­tôme contrai­re­ment à ce qu’a pu affir­mer un « expert aca­dé­mique ». Diri­gé par deux magis­trats et com­po­sé de 51 employés (12 ana­lystes, 13 experts déta­chés des ser­vices d’appui, 4 infor­ma­ti­ciens, 13 docu­men­ta­listes de la banque de don­nées et divers autres employés), il siège rue de la Loi où il « ana­lyse, éva­lue et fixe » les niveaux de menace en ques­tion. Il subit un double contrôle par­le­men­taire mené par la « police des polices » (le comi­té P) et l’organe de contrôle du ren­sei­gne­ment (le comi­té R).

À l’échelon sui­vant, on trouve un centre de crise (85 col­la­bo­ra­teurs). Plus ancien puisqu’il a été créé au cours de la période 1986 – 88, c’est-à-dire à l’époque des atten­tats per­pé­trés par les CCC, de la tra­gé­die du Hey­sel et de l’accident nucléaire de Tcher­no­byl, lui aus­si « recueille, ana­lyse et dif­fuse les infor­ma­tions néces­saires aux auto­ri­tés poli­tiques et exé­cu­tives », mais il est en outre impli­qué dans « la pla­ni­fi­ca­tion, la coor­di­na­tion et le sui­vi de la sécu­ri­té » et ce dans le cadre du minis­tère de l’Intérieur dont il est une des cinq directions.

Vient ensuite un nou­veau venu char­gé « d’établir la poli­tique géné­rale du ren­sei­gne­ment et de la sécu­ri­té, d’en assu­rer la coor­di­na­tion et de déter­mi­ner les prio­ri­tés des ser­vices de ren­sei­gne­ment et de la sécu­ri­té » : le Conseil natio­nal de sécu­ri­té (CNS) créé en jan­vier 2015, sur les cendres d’un « Comi­té minis­té­riel du ren­sei­gne­ment et de la sécu­ri­té » (2011) et dans la fou­lée des atten­tats de Char­lie Heb­do et de l’Hyper Cacher à Paris. Dans ce cas-ci, on a affaire à un ins­tru­ment ins­ti­tu­tion­nel « lourd » puisqu’il com­porte, en plus du Pre­mier ministre qui le pré­side, pas moins de six ministres ou vice-Pre­miers ministres ain­si que les diri­geants de sept ser­vices d’appui liés à la sécu­ri­té et la jus­tice qui y par­ti­cipent sur invi­ta­tion. Se sont tout récem­ment ajou­tés à cette ins­tance les pré­si­dents des Com­mu­nau­tés et Régions concer­nés par le niveau maxi­mal d’alerte qui fut fixé inopi­né­ment dans la nuit du 21 novembre par l’OCAM, ce qui n’a pas man­qué de sus­ci­ter des empoi­gnades sur la menace pesant réel­le­ment sur les ins­ti­tu­tions d’enseignement, sur les « révé­la­tions » d’un des membres du Conseil natio­nal de sécu­ri­té, le ministre des Affaires étran­gères, quant au nombre d’individus « lour­de­ment armés et avec des explo­sifs kami­kazes » visant sur­tout des centres com­mer­ciaux, sur les mesures à prendre dans une com­mune bruxel­loise mon­trée du doigt comme « base arrière du ter­ro­risme », Molen­beek, etc.

La chro­no­lo­gie du niveau des alertes n’a pas non plus man­qué de sur­prendre et d’interpeller. L’annonce d’une menace « sérieuse et immi­nente » (niveau 4) pour Bruxelles uni­que­ment fut prise dans la nuit pré­cé­dant le week-end du 21 – 22 novembre et re-confir­mée, non sans réti­cences2 en fin du même week-end, obli­geant un CNS élar­gi à impo­ser un lock-out de la capi­tale pen­dant deux jours pour pou­voir repo­si­tion­ner les forces de l’ordre en fonc­tion de la « menace ». Alors que le Pre­mier ministre, qui avait pré­ci­sé que le niveau 4 per­sis­te­rait jusqu’au lun­di sui­vant et qui, le jour même de la mise en place du nou­veau dis­po­si­tif, par­lait d’une « menace qui était devant nous », l’OCAM pre­nait tout le monde par sur­prise en annon­çant sou­dain l’abaissement de la menace à un niveau infé­rieur (atten­tat ter­ro­riste pos­sible et vrai­sem­blable) pen­dant que per­qui­si­tions et inter­pel­la­tions conti­nuaient à se mul­ti­plier à Bruxelles, mais aus­si ailleurs dans le pays.

Cette pesan­teur qui touche au sur­réa­lisme occulte un fait cen­tral : la Bel­gique n’a pas, et ce depuis long­temps, les moyens de faire face à une alerte maxi­male. Depuis 2009, des coupes sombres bud­gé­taires n’ont ces­sé de tou­cher tant l’appareil sécu­ri­taire que celui de la jus­tice : 100 mil­lions par an de moins depuis 2008 et carac­tère obso­lète de l’équipement pour ce qui regarde la police fédé­rale ; manque dra­ma­tique de moyens aus­si pour la jus­tice dénon­cée récem­ment par les plus hauts magis­trats et record abso­lu du mon­tant des créances du minis­tère par rap­port à tous les autres, etc. On ne se conso­le­ra pas de la mise en évi­dence de la « mort cli­nique » des ser­vices de l’anti-terrorisme du voi­sin fran­çais par Le Monde3!. Et ce n’est pas non plus en « ren­voyant à l’Europe », comme le fait le Pre­mier ministre Michel en pro­po­sant une CIA euro­péenne, que l’on va appor­ter une solu­tion au dés­in­ves­tis­se­ment dans ces matières.

A la décharge de « nos auto­ri­tés » et quand bien même les vic­times des attaques ter­ro­ristes depuis les années 2000 en Europe auraient été moins nom­breuses par rap­port aux années 1970 – 1980, il est vrai que l’on se trouve face à une situa­tion inédite où, pour la pre­mière fois, des kami­kazes s’y sont fait explo­sés et où l’on est contraint de recher­cher des aiguilles dans une botte de foin, ce qui accroît le carac­tère anxio­gène de la menace. Car beau­coup d’«experts » sont una­nimes : les ter­ro­ristes, kami­kazes ou non, ne relèvent d’aucune caté­go­rie spé­ci­fique. Très rare­ment endoc­tri­nés par des mos­quées qua­li­fiées de « radi­cales », ils peuvent tout autant pro­ve­nir de ghet­tos de ban­lieue que d’une classe moyenne ins­truite. Le seul lien qu’ils ont entre eux est sans doute un mal-être pro­fond dans la socié­té où ils vivent et la recherche d’un signi­fiant plus exci­tant que ce que notre mode de vie peut leur offrir. Et l’on peut com­prendre dans un tel contexte les énormes, voire insur­mon­tables, dif­fi­cul­tés aux­quelles doivent faire face des ser­vices de ren­sei­gne­ment « clas­siques » lar­ge­ment pris de court.

Il n’est pas facile de conclure d’une manière péremp­toire. Et ce d’autant plus que le sys­tème de média­tion inter­na­tio­nale clas­sique est en panne : les lieux qui exercent une attrac­tion sui­ci­daire sur les tueurs poten­tiels ne sont pas d’une grande impor­tance géo­po­li­tique pour les pays voi­sins, sup­po­sés être concer­nés et que l’on s’efforce d’intégrer dans des « coa­li­tions » ou avec qui l’on recherche des « coopé­ra­tions ». On se conten­te­ra ici de sug­gé­rer quelques pistes de réflexion pour « se pro­té­ger » au-delà d’une sur­en­chère sécu­ri­taire tout azi­mut et de mar­tiales décla­ra­tions de guerre4.

Pri­mo, je sous­cris plei­ne­ment à la contes­ta­tion expri­mée par Jacques Jul­liard à l’encontre d’un dis­cours selon lequel « le ter­ro­risme en Europe ne serait que le contre­coup dif­fé­ré du colo­nia­lisme de jadis ». Toute « culpa­bi­li­sa­tion rétro­co­lo­niale » — le mot est de Jul­liard — que nous affec­tion­nons par­fois à entre­te­nir, ignore le fait que les tueurs n’en ont rien à faire de l’éclatement de l’empire otto­man et du dépe­çage qui en a décou­lé, pas plus que de la bataille de Poi­tiers, de l’échec du siège de Constan­ti­nople ou du désastre mari­time de Lépante, même si nombre d’entre eux sur le ter­rain des com­bats sont le pro­duit des erre­ments de l’administration amé­ri­caine en Irak.

Deuxiè­me­ment, et dans la fou­lée de ce qui vient d’être énon­cé, on doit se deman­der quand notre civi­li­sa­tion, qui veut défendre des « valeurs uni­ver­selles », ins­cri­ra dans son patri­moine péda­go­gique, pour tous les publics ce que nous devons à la culture ara­bo-musul­mane. Nous pré­ten­dons être les héri­tiers d’Aristote, de Socrate et de Pla­ton en met­tant dis­crè­te­ment de côté tous ceux qui, tels Avi­cenne, Aver­roès ou Al-Ghazâ­lî, nous les ont fait connaître et se sont col­ti­nés si brillam­ment avec eux. Nous ne met­tons pas en évi­dence les inven­tions spé­ci­fiques pro­duites par cette même culture : de l’invention des valves et de pis­tons pour l’irrigation à la décou­verte et à la trans­for­ma­tion du café, en pas­sant par l’appareil de pho­to, la recette du savon, l’algèbre, le jeu d’échec, de nom­breux ins­tru­ments chi­rur­gi­caux, le chèque et le sty­lo à billes.

Troi­siè­me­ment et enfin, nos diri­geants, qu’ils appar­tiennent à l’opposition ou à la majo­ri­té, ont certes appe­lé à une « uni­té natio­nale face au ter­ro­risme » (qui fut d’ailleurs vite égra­ti­gnée). Mais sur­tout, en se met­tant d’accord sur les néces­saires mesures de sécu­ri­té, ils ont oublié de mettre d’emblée le doigt sur les amal­games qui n’allaient pas tar­der à poindre et qu’il fal­lait condam­ner « à prio­ri ». Les poli­tiques, qui se sont tus sur le sujet, n’ont visi­ble­ment pas pu ou vou­lu mesu­rer les consé­quences poten­tiel­le­ment désas­treuses du niveau d’alerte maxi­male à la fois sur la com­mu­nau­té d’origine ara­bo-musul­mane qui risque de se fer­mer sur elle-même et sur un public belge apeu­ré et désor­mais ren­du méfiant face « à l’autre » qui est de plus en plus reje­té comme tel. En Bel­gique, en tous cas, Amnes­ty Inter­na­tio­nal a déjà poin­té du doigt des inter­pel­la­tions agres­sives sur la base de l’appartenance phy­sique à Bruxelles, Cour­trai et Anvers ain­si que la pra­tique du « pro­fi­lage eth­nique » par des forces de l’ordre.

  1. 994 tue­ries de masse entre jan­vier 2013 et octobre 2915 selon l’UNODC.
  2. Selon un acteur, qui ne par­ti­ci­pa pas à la réunion du CNS et dont je suis contraint de taire le nom, cer­tains ministres n’étaient pas chaud à main­te­nir l’alerte au niveau 4.
  3. Le Monde, 28 novembre 2015. On peut s’interroger sur l’hypothèse selon laquelle le jour­nal ten­tait ici de se rat­tra­per du « Bel­gian bashing » auquel son édi­to­ria­liste avait suc­com­bé quelques jours auparant
  4. Je cite­rai ici Didier Bigo : « La socio­lo­gie poli­tique des conflits nous apprend que le pre­mier élé­ment de réflexi­vi­té néces­saire à l’analyse est de per­ce­voir le mimé­tisme entre des adver­saires qui ne cessent de jurer leur dif­fé­rence radi­cale, pous­sant l’autre dans l’inhumanité et pro­met­tant son éra­di­ca­tion totale et finale. ».

Jean-Claude Willame


Auteur