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Une grève politique ? Bien évidemment !

Blog - e-Mois - conflit social syndicat par

novembre 2014

On l’a enten­du dans diverses bouches ces der­niers temps, les actions sociales pla­ni­fiées au cours des semaines à venir – et inau­gu­rées par la gigan­tesque mani­fes­ta­tion du 6 novembre – seraient « poli­tiques ». Poli­tiques, donc, les mani­fes­ta­tions, les grèves, les pro­tes­ta­tions, la mobi­li­sa­tion de la popu­la­tion par les syn­di­cats… Poli­tiques… L’usage de ce terme comme d’un stig­mate nous […]

e-Mois

On l’a enten­du dans diverses bouches ces der­niers temps, les actions sociales pla­ni­fiées au cours des semaines à venir – et inau­gu­rées par la gigan­tesque mani­fes­ta­tion du 6 novembre – seraient « poli­tiques ». Poli­tiques, donc, les mani­fes­ta­tions, les grèves, les pro­tes­ta­tions, la mobi­li­sa­tion de la popu­la­tion par les syn­di­cats… Politiques…

L’usage de ce terme comme d’un stig­mate nous pousse à deux réflexions.

La pre­mière porte sur l’usage péjo­ra­tif d’un terme qui ren­voie au sou­ci pour les affaires de la cité, de la polis. Alors qu’il est de bon ton de regret­ter, la mine décon­fite, le fos­sé entre le citoyen et la poli­tique, l’indifférence pour la chose publique ou encore l’absence d’implication dans le fonc­tion­ne­ment démo­cra­tique de notre État (ou de nos États ?), l’usage du terme poli­tique comme adjec­tif dis­qua­li­fi­ca­tif est frap­pant. On songe aux uti­li­sa­tions simi­laires du nom « idéo­lo­gie », depuis long­temps consi­dé­ré comme un gros mot alors qu’il désigne un ensemble coor­don­né de concep­tions fon­dant des prin­cipes d’action poli­tique et que l’on atten­drait de tout citoyen qu’il ait fait siens des élé­ments d’idéologie. Avons-nous à ce point oublié que la poli­tique est (théo­ri­que­ment) l’affaire de tous et que, si l’on peut avoir per­du quelque consi­dé­ra­tion pour les pro­fes­sion­nels qui en font car­rière, rien n’autorise à dénon­cer celui qui vou­drait s’en occu­per ? Au contraire, que des orga­ni­sa­tions, quelle qu’elles soient, s’y impliquent, s’en mêlent, déve­loppent leurs stra­té­gies, est le signe de la vita­li­té de nos socié­tés et non d’un abus.

La deuxième réflexion porte sur l’association entre luttes sociale et poli­tique. Ain­si donc, cer­tains semblent réa­li­ser que les luttes sociales sont poli­tiques… et s’en trou­ver mal. Sans doute pré­fèrent-ils un syn­di­ca­lisme du don­nant-don­nant, des petites avan­cées, des négo­cia­tions mes­quines por­tant sur l’aménagement du local de repos ou sur les pro­cé­dures per­met­tant la récu­pé­ra­tion des heures sup­plé­men­taires. Il n’en demeure pas moins que, par essence, les luttes sociales – notam­ment syn­di­cales – sont poli­tiques. Que sont ces actions coor­don­nées, sinon des ten­ta­tives d’influer sur la ges­tion des affaires collectives ?

Ce sera peut-être une sur­prise pour ceux qui s’indignent des pro­tes­ta­tions en cours, mais la démo­cra­tie ne se réduit pas aux élec­tions, pas davan­tage que la poli­tique n’est le mono­pole d’une caste et des ins­ti­tu­tions for­melles fon­dées par le droit public. Encore heu­reux ! Oui, une grève ou une mani­fes­ta­tion est un évé­ne­ment poli­tique. Oui, il s’agit de peser sur la ges­tion de la col­lec­ti­vi­té et, oui, c’est un bien. Croit-on que, sans grèves, sans mani­fes­ta­tions, sans luttes sociales, il eût été pos­sible de ban­nir le tra­vail des enfants, de fon­der la sécu­ri­té sociale, de faire pro­gres­ser les condi­tions de tra­vail, d’obtenir la recon­nais­sance des droits des femmes ? Ne voit-on pas qu’en l’absence de mobi­li­sa­tions sociales, l’État cesse de prendre en compte cer­tains intérêts ?

Il est à cet égard frap­pant que ce soient sou­vent les mêmes qui, d’une part, trouvent que gou­ver­ner avec les lob­bies n’est pas un pro­blème, ceux-ci ne fai­sant que mur­mu­rer à l’oreille des poli­tiques pour l’informer des réa­li­tés d’un sec­teur et des attentes de ceux qui en tirent pro­fit et, d’autre part, consi­dèrent la grève comme une prise d’otage, une emprise illé­gi­time sur un sys­tème poli­tique que, alors, ils vou­draient réduire aux ins­tances pro­fes­sion­na­li­sées, légis­la­tives et exé­cu­tives. Que sont les luttes sociales, si ce ne sont des stra­té­gies poli­tiques dans un monde tra­ver­sé de rap­ports de forces ? Qui pour­ra pré­tendre qu’ignorer les­dits rap­ports de force n’obère pas toute pos­si­bi­li­té de peser sur le cours des choses ? Qui fein­dra de ne pas savoir que, par le pas­sé, c’est la consti­tu­tion de forces à même de s’imposer dans ces rap­ports qui per­mit bien des avan­cées, notam­ment pour le monde ouvrier ? Si les femmes avaient atten­du d’entrer au Par­le­ment pour reven­di­quer leurs droits, elles atten­draient toujours.

Que l’on n’adhère pas aux reven­di­ca­tions des mou­ve­ments sociaux qui s’annoncent est une chose, que l’on qua­li­fie le mou­ve­ment de poli­tique en usant du mot comme d’une insulte et en lais­sant entendre que la poli­tique ne s’exerce légi­ti­me­ment que dans les cénacles consti­tués à cet effet en est une autre. Cette accu­sa­tion de poli­ti­sa­tion n’est qu’une ten­ta­tive de dis­qua­li­fier le mou­ve­ment en se dis­pen­sant de répondre à ses argu­ments. Cela revient, pré­ci­sé­ment, à ten­ter de faire l’impasse sur les ques­tions poli­tiques pour pri­vi­lé­gier une lec­ture des crises actuelles en termes de ges­tion pragmatique.

Il faut donc se réjouir de ces mou­ve­ments : en se mêlant de poli­tique, ils contrain­dront peut-être ceux qui en reven­diquent le mono­pole à réel­le­ment en faire.

Pho­to : D. Crunelle