Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Tonnerre de Zeus ! ou Jupiter et le pipi de chat

Blog - Chronique de l’Irrégulière - discours France Médias par Laurence Rosier

août 2017

Au mois de juillet, j’ai lu un très inté­res­sant article du psy­cha­na­lyste fran­çais Roland Gori dans Libé­ra­tion (24 juillet 2017) sur le para­doxe de l’image pro­mue par le pré­sident fran­çais Emma­nuel Macron : entre la sacra­li­sa­tion de la fonc­tion pré­si­den­tielle, ancrée dans l’imaginaire, la fic­tion et la lit­té­ra­ture et « l’externalisation des méca­nismes de déci­sion » à la manière […]

Chronique de l’Irrégulière

Au mois de juillet, j’ai lu un très inté­res­sant article du psy­cha­na­lyste fran­çais Roland Gori dans Libé­ra­tion (24 juillet 2017) sur le para­doxe de l’image pro­mue par le pré­sident fran­çais Emma­nuel Macron : entre la sacra­li­sa­tion de la fonc­tion pré­si­den­tielle, ancrée dans l’imaginaire, la fic­tion et la lit­té­ra­ture et « l’externalisation des méca­nismes de déci­sion » à la manière entre­pre­na­riale, le pré­sident tien­dra-t-il le coup ? Je relève ci et là ses inter­ven­tions en « je », je ne suis pas le père Noël, je suis votre chef, je ne serai pas un pré­sident nor­mal, je serai jupi­té­rien, l’incarnation du pou­voir oscille en effet entre Julien Sorel et un démiurge qui me rap­pelle le diable boi­teux. Ce qui est par­ti­cu­lier avec la for­mule « je serai un pré­sident jupi­té­rien », c’est que le pré­sident fran­çais super­pose appel au mythe (comme à une figure col­lec­tive ancienne) à la mytho­lo­gie qui est une constel­la­tion de récits héroïques (ou pas).

L’appel à la mytho­lo­gie dans la ges­tion du pou­voir fonc­tionne donc sur la croyance que les peuples ont besoin de croire à l’imaginaire sym­bo­lique du pou­voir pour mieux l’ancrer dans des réa­li­sa­tions concrètes. On a aus­si vu appli­quer au pro­gramme de Macron l’adjectif pro­mé­théen : « La pré­si­dence jupi­té­rienne n’in­ter­dit pas les rêves pro­mé­théens ».

Dans le cadre d’une ana­lyse du dis­cours, on étu­die ces appels à l’imaginaire dans l’approche géné­rale de l’image ou de l’éthos qui se construit à la fois par appel à des images déjà là fai­sant par­tie de notre mémoire col­lec­tive, mais aus­si qui s’élabore dans le fil du dis­cours lui-même. Par ailleurs, réfé­rer à un nom propre his­to­rique ou fic­tif se rap­proche de l’antonomase ; l’usage d’un nom propre X pour dési­gner un ou une individu.e Y et qui acquiert donc un sens de nom com­mun : un Judas, un Tar­tuffe, une Vénus sont entrés dans la langue, mais il existe aus­si un grand nombre d’antonomases plus ponc­tuelles, réfé­ren­tielles et cultu­rel­le­ment mar­quées (sans pour autant rele­ver tou­jours d’une culture domi­nante, par exemple on trouve Tal, une Rihan­na fran­çaise ? Mar­vin Mar­tin, nou­veau Zidane, Kouch­ner, le d’Artagnan sans fron­tière avec des effets posi­tifs ou non (Un Fou­ché en jupons pour Valé­rie Trie­weiller, Un Sar­ko­zy en pan­ta­lon pour Mar­ga­ret Thatcher).

Habi­tuel­le­ment, ce type de dési­gna­tion relève d’une nomi­na­tion don­née par autrui et en par­ti­cu­lier par les médias, il s’agit rare­ment d’une auto-nomi­na­tion, même si on a assis­té à des contre-exemples qui ne sont au départ que des adjec­tifs et non une incar­na­tion nomi­nale du type je suis Jupi­ter (ce qui paraî­trait fort pré­somp­tueux, comme dire de soi je suis le Sartre du XXIe siècle).

Le chef de l’État peut deve­nir un mythe sans devoir réfé­rer à une lignée ancienne ; ain­si le pré­sident Ken­ne­dy est deve­nu un « mythe » de son vivant et par sa mort vio­lente et publique (et aus­si par l’image du clan Ken­ne­dy, au des­tin tra­gique), mythe par ailleurs récu­pé­ré par Nico­las et Car­la Sar­ko­zy dans les médias, mais plus ancré encore lorsque Sar­ko­zy pro­nonce un dis­cours à Ber­lin en répé­tant les propres paroles de Ken­ne­dy. On a aus­si com­pa­ré le même pré­sident à Bona­parte, avec l’ensemble du per­son­nage (et donc ses défauts) comme le remar­quait Alain Duha­mel : « Ils sont tous les deux empor­tés, impa­tients, ner­veux. (…) Ils piquent l’un comme l’autre des colères mémo­rables. Ils réflé­chissent en mar­chant, englou­tissent leurs repas en cou­rant. » L’es­sayiste pour­sui­vait en poin­tant l’ex­trême mal­léa­bi­li­té du mythe : « De Gaulle (…) cumule en sa per­sonne les grandes formes d’exem­pla­ri­té : libé­ra­teur de la patrie, père fon­da­teur de la Répu­blique, édu­ca­teur civique, pro­tec­teur de la nation – avec, en prime, de par son évic­tion peu céré­mo­nieuse du pou­voir, en avril 1969, une touche de mar­tyr, com­po­sante obli­ga­toire de la légende dans ce pays tou­jours pro­fon­dé­ment impré­gné d’i­ma­gi­naire catholique ».

L’appel au mythe en poli­tique (et son usage argu­men­ta­tif) s’appuie donc tout autant sur une image que sur les dis­cours (le logos construi­sant l’éthos). Au-delà des approches recon­nues de la pen­sée mythique (chez le phi­lo­sophe Cas­si­rer, l’anthropologue Claude Lévi Strauss, les tra­vaux inter­dis­ci­pli­naires de Jean-Pierre Ver­nant ou de Pierre Vidal Naquet pour ne citer qu’eux), l’étude des rap­ports spé­ci­fiques entre poli­tique et mythe a connu quelques solides, mais assez rares, réfé­rences : j’en cite­rai deux pour éclai­rer le jupi­té­rien Macron. L’historien Raoul Girar­det défi­nit le mythe comme expli­ca­tion, fabu­la­tion, fac­teur de mobi­li­sa­tion, mais aus­si comme un mode par­ti­cu­lier de dis­cours, sem­blable au rêve. L’appel à la mytho­lo­gie sim­pli­fie et empêche de dif­fé­ren­cier des idéo­lo­gies oppo­sées. Ain­si de Gaulle en appe­lant à Jeanne d’Arc et Jean-Marie Lepen éga­le­ment. Dans les quatre thèmes mytho­lo­giques mis en avant par Girar­det, on trouve l’unité, le sau­veur, l’âge d’or et le complot.

Ensuite l’étude du phi­lo­sophe alle­mand Hans Blu­men­berg s’appuie pour expli­quer la fonc­tion poli­tique du mythe, sur la notion de pré­fi­gu­ra­tion qui consiste à repro­duire une action pas­sée pour asseoir son geste dans un pas­sé mythique et non his­to­rique. Évi­dem­ment, convo­quer l’histoire implique des prises de posi­tion poli­tique, en appe­ler au mythe sus­pend donc cet ancrage risqué.

La dési­gna­tion « jupi­té­rien » semble bien s’inscrire dans ces fonc­tions de l’appel au mythe : dépas­se­ment des divi­sions, allé­go­rie de l’unité, sym­bole d’une sur­puis­sance dépas­sant les fron­tières natio­nales… Les médias ont relayé ces inter­pré­ta­tions : cer­tains y voient un trait de carac­tère fon­dé sur la toute-puis­sance puisque Jupi­ter est le dieu des dieux, d’autres font réson­ner l’appel à l’Europe, elle-même per­son­nage mytho­lo­gique, muse dont Jupi­ter est le père (et sans doute l’insistance sur la notion de pater­ni­té alors qu’il n’a d’enfants que par pro­cu­ra­tion n’est-elle pas inno­cente puisque sa rela­tion avec une femme plus âgée l’assimile davan­tage au fils); la divi­ni­té des élé­ments peut aus­si s’appuyer dès lors sur la natu­ra­li­té des déci­sions, mais Jupi­ter est aus­si un dieu poli­tique qui incarne l’unité scel­lée par les ser­ments et les trai­tés lors de guerres et de conflits.

Mais qu’en est-il de la place de la parole dans la dimen­sion mytho­lo­gique du poli­tique ? Le sémio­logue Roland Barthes avait une concep­tion lan­ga­gière du mythe comme sys­tème ou mode de com­mu­ni­ca­tion et il fal­lait, selon lui, des condi­tions par­ti­cu­lières à une parole pour deve­nir mythe. Une simple cita­tion (aujourd’hui appe­lée com­mu­né­ment petite phrase, qui est sus­cep­tible de pro­duire un buzz) par exemple peut-elle deve­nir « mythique » ? Au sens où elle devien­drait à la fois mémo­rielle et anhis­to­rique, oubliant les condi­tions de pro­duc­tion de l’énonciation au pro­fit d’un sens presque proverbial.
Le lien entre dis­cours et éthos a été balayé par les lin­guistes à par­tir notam­ment d’études fon­dées sur les récur­rences lexi­cales (les mots pré­fé­rés des pré­si­dents et/ou des can­di­dats), voir par exemple les tra­vaux de Damon Mayaffre à l’université de Nice qui avait déjà poin­té le fait qu’avec Sar­ko­zy la per­son­na­li­té pré­si­den­tielle pha­go­cy­tait la fonc­tion, et que les mots se sou­met­taient donc à l’image autant qu’ils la produisaient.
Au-delà des mots, c’est la ques­tion du registre et d’une viru­lence accrue des échanges dans les débats publics qui inter­roge : évi­dem­ment, quand on a eu un pré­sident « casse-toi pauvre con » et un autre qui se vou­lait « nor­mal » (mais au niveau du lan­gage c’est quoi un pré­sident nor­mal?), on croit sans hési­ter à un « pipi de chat » pro­fé­ré par un Macron en colère pour dési­gner un tra­vail minis­té­riel. L’information est fausse sans doute et aujourd’hui ce qui importe c’est qu’elle ait au moins cir­cu­lé et déclen­ché un pro­ces­sus dis­cur­sif : cir­cu­la­tion-démen­ti (même si per­sonne n’est à l’abri d’un faux pas lan­ga­gier voire plus, Macron a déjà usé de termes déva­lo­ri­sants pour les ouvriers —«illet­trés », les pauvres — « ceux qui ne sont rien»…) parce que le lan­gage poli­tique aujourd’hui se veut « trans­pa­rent », « poli­ti­que­ment incor­rect » pour son­ner « vrai et authen­tique»… Et quoi de plus fun que la tri­via­li­té, mêler la rime et le ruis­seau, la merde et la soie, la poudre de per­lim­pin­pin et le lar­cin, le sub­jonc­tif impar­fait et l’argot, après le tout nou­veau pré­sident des Fran­çais ne cesse de réfé­rer à la lit­té­ra­ture (sa per­son­na­li­té his­to­rique pré­fé­rée est Vic­tor Hugo, il pose avec Le Rouge et le Noir, il récite du Char et du Gide, Eric-Emma­nuel Schmitt lui fait cette injonc­tion : « M. Macron, soyez un pré­sident lit­té­raire »). Per­son­nel­le­ment le pipi de chat me fait plu­tôt pen­ser à Céline, ce qui la fou­trait mal même si les mélanges de registre sont hypes… Un pré­sident jupi­té­rien peut-il faire de bons mots sca­to­lo­giques ? Je ris un peu en voyant la notice du Wiki­tion­naire sur l’expression pipi de chat qui cite un extrait de la Revue Europe où Gide et lit­té­ra­ture pipi de chat voi­sinent dans la même phrase…

Si le mythe parle au sens sym­bo­lique, il est plu­tôt mutique car la parole est dan­ge­reuse, elle s’incarne, se maté­ria­lise : il semble cepen­dant que les dis­cours du pré­sident Macron cherchent à sor­tir de l’historicité et du contexte en adop­tant des énon­cia­tions géné­riques, usant d’un voca­bu­laire volon­tiers désuet (l’expression pipi de chat l’est d’ailleurs) contre­ba­lan­cé par des mon­tées en puis­sance vocale qui ont fait la joie des youtubeurs-remixeurs. 

Après un pré­sident bavard, après un pré­sident « nor­mal », lui-même déchi­ré entre sa per­son­na­li­té bon­homme, voire fran­chouillarde et bla­gueuse (un dépu­té UMP avait trai­té Fran­çois Hol­lande de chan­son­nier, enle­vant toute la solen­ni­té à la fonc­tion encore une fois) et une sta­ture aus­tère et empe­sée, amai­grie, le tout dans un contexte de luttes sociales et d’attentats, le pré­sident Jupi­ter doit « avoir la parole rare » (E. Fou­gier) et on ajoute la com­mu­ni­ca­tion rare, à l’inverse d’un pré­sident twit­teur sans doute… Dès lors toute inter­ven­tion devrait donc être à la juste mesure du lan­gage et du registre choi­si. Ce qu’on nomme l’effet de conver­sa­tion­na­li­sa­tion est deve­nu presque la règle pour toute une série de petites phrases mises en cir­cu­la­tion, où la tri­via­li­té le mêle à la vul­ga­ri­té voire à l’obscénité dans des énon­cés fic­tifs ou réels (je pense au sms sup­po­sé pos­té par la char­gée de com­mu­ni­ca­tion du pré­sident fran­çais Sibet Ndiaye, à pro­pos de la mort de Simone Veil : Yes, la meuf est dead qui a sus­ci­té un flot de com­men­taires racistes sur la toile ; que le sms soit vrai ou faux, peu importe par rap­port aux réac­tions : la récep­tion est indi­ca­trice du lien éta­bli entre registre de langue, trans­gres­sion socio-lan­ga­gière et stig­mate de race dans ce cas-ci, qui n’est pas iso­lé car la presse a aimé relayer sous Sar­ko­zy le par­ler « franc-ban­lieue » de Fade­la Ama­ra, cla­mant « main­te­nant il faut y aller à donf » ou la « tolé­rance zéro pour la glan­douille », l’anti langue de bois ou la ministre au lan­gage fleu­ri… selon les journalistes…

Il est sans doute para­doxal de conspuer sans cesse un « poli­ti­que­ment cor­rect » (que je me suis effor­cée de défi­nir dans ma chro­nique pré­cé­dente) et de poin­ter sys­té­ma­ti­que­ment le registre (très) fami­lier (et plus com­plexe puisque mêlant argot, archaïsmes, gros­siè­re­té…) sup­po­sé employé par les politiques…

Je ter­mi­ne­rai par une plon­gée mytho­lo­gique : les dieux dans le monde antique res­sem­blaient à des hommes « nor­maux », ils avaient des défauts d’ailleurs por­tés à leur comble en rai­son de leur carac­tère divin jus­te­ment, ils étaient gour­mands comme des ogres, vio­lents à l’extrême, jaloux, vicieux, et sur­tout réglant conti­nuel­le­ment leurs comptes avec leurs parents (Jupi­ter fait vomir par son père ses frères et sœurs). Voix ton­nante et homme à femmes auto­ri­taire et puis­sant, Jupi­ter est celui qui châ­tia Pro­mé­thée… com­ment un seul homme peut-il dès lors incar­ner un pou­voir jupi­té­rien et pro­mé­théen ? L’appel mytho­lo­gique trouve sa réso­lu­tion certes rhé­to­rique (le pré­sident ni-ni, mythe de l’intemporalité selon Barthes qui entend récon­ci­lier les posi­tions anta­go­nistes), mais socia­le­ment et his­to­ri­que­ment peut-on incar­ner le pou­voir et sa contes­ta­tion ? On attend avec impa­tience les dis­cours de rentrée….

Petite biblio­gra­phie incomplète :

Laurence Rosier


Auteur

Née en 1967, Laurence Rosier est licenciée et docteure en philosophie et lettres. Elle est professeure de linguistique, d’analyse du discours et de didactique du français à l’ULB. Auteure de nombreux ouvrages, elle a publié plus de soixante articles dans des revues internationales, a organisé et participé à plus de cinquante colloques internationaux, codirigé de nombreux ouvrages sur des thèmes aussi divers que la ponctuation, le discours comique ou la citation ou encore la langue française sur laquelle elle a coécrit M.A. Paveau, "La langue française passions et polémiques" en 2008. Elle a collaboré au Dictionnaire Colette (Pléiade). Spécialiste de la citation, sa thèse publiée sous le titre "Le discours rapporté : histoire, théories, pratiques" a reçu le prix de l’essai Léopold Rosy de l’Académie belge des langues et lettres. Son "petit traité de l’insulte" (rééd en 2009) a connu un vif succès donnant lieu à un reportage : Espèce de…l’insulte est pas inculte. Elle dirige une revue internationale de linguistique qu’elle a créée avec sa collègue Laura Calabrese : Le discours et la langue. Avec son compagnon Christophe Holemans, elle a organisé deux expositions consacrées aux décrottoirs de Bruxelles : "Décrottoirs !" en 2012. En 2015, elle est commissaire de l’exposition "Salope et autres noms d’oiselles". En novembre 2017 parait son dernier ouvrage intitulé L’insulte … aux femmes (180°), couronné par le prix de l’enseignement et de la formation continue du parlement de la communauté WBI (2019). Elle a été la co-commissaire de l’expo Porno avec Valérie Piette (2018). Laurence Rosier est régulièrement consultée par les médias pour son expertise langagière et féministe. Elle est chroniqueuse du média Les Grenades RTBF et à La Revue nouvelle (Blogue de l’irrégulière). Elle a été élue au comité de gestion de la SCAM en juin 2019.
 Avec le groupe de recherche Ladisco et Striges (études de genres), elle développe des projets autour d’une linguistique « utile » et dans la cité.