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Statut de cohabitant·e : 40 ans de trop
Réclamer l’arrêt du statut de cohabitant·e, c’est exiger la fin de ces situations dans lesquelles des personnes, du fait qu’elles cohabitent, perçoivent un montant plus faible (que les personnes isolées) d’allocations sociales ou de suppléments, de correctifs ou d’avantages sociaux. Il en va de même pour quelqu’un·e en invalidité ou amené à recourir à l’aide sociale (RIS).
Historique
Au début des années 1980, la Belgique subit de plein fouet les conséquences du second choc pétrolier de 1979. La révolution iranienne et la chute du Shah avaient entraîné un dédoublement du prix du baril suite à la réduction des exportations de pétrole iranien. Alors que l’industrie belge était déjà fort entamée par un contexte d’inflation galopante, cette crise économique a entraîné une explosion du nombre de chômeur·euses. La baisse de rentabilité du secteur industriel l’a contraint à réduire ses emplois de moitié, développant ainsi un « chômage massif » nécessitant d’augmenter les subsides à l’assurance chômage. Toujours dans le même temps, d’autres profonds déséquilibres macroéconomiques apparaissent, dont notamment celui de la balance commerciale ou celui des finances publiques avec une dette qui atteindra 100% du PIB alors que les taux d’intérêt grimpent avec l’inflation.
C’est dans ce contexte budgétaire compliqué que la loi D’Hoore, adoptée en 1981, crée trois catégories d’allocataires en assurance chômage : chef de ménage, isolé et cohabitant. Ce type de catégories d’ayant droit basées sur la situation familiale était déjà existantes depuis 1945, au moment de la création de la sécurité sociale, et avaient fait l’objet de diverses adaptations entre cette date et 1971. La Belgique avait alors opté pour un modèle « familialiste » tenant compte des besoins différents par la « modulation familiale » des prestations. Durant ce laps de temps, et malgré l’évolution des normes familiales traditionnelle, de la revendication et la conquête de nouveaux droits par les femmes, la domination patriarcale dans la répartition des droits reste prégnante. Ainsi, les allocations des femmes chômeuse sont systématiquement inférieures à celle des hommes et de nombreuses discriminations entachent l’obtention de revenus de substitution. L’adoption de la loi D’Hoore entraine une réduction drastique du taux de remplacement des cohabitant·es par rapport à celui des isolé·es (et donc des chefs de ménage). Ces trois catégories, qui existaient déjà pour le revenu d’intégration créé en 1974 (alors appelé Minimex), seront dès 1991 également appliquées aux bénéficiaires d’indemnités de maladie ou d’invalidité.
Enjeux sociaux
Au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, la dimension patriarcale des rapports au travail rémunéré est la norme. Ainsi, la dépendance économique de la femme au foyer ou en emploi d’appoint de manière discontinue constitue le modèle sociétal en vigueur. Et ce, en dépit de la hausse du taux d’activité des femmes. Par son travail, le « chef de ménage » ou « travailleur ayant charge de famille » ouvre des droits sociaux dont vont bénéficier sa femme et ses enfants en tant que « personne à charge ». Alors que la société évolue, que les femmes parviennent à sortir du carcan domestique dans lequel elles étaient enfermées depuis des dizaines d’années, le statut de cohabitant·e est venu renforcer leur dépendance économique à l’égard de leur conjoint et miner le principe de solidarité collective. En se basant sur la disponibilité et le partage de ressources financières provenant d’un autre membre du ménage, en l’occurrence le conjoint ou le concubin, la mise en place de ce statut a pour partie remplacé la solidarité collective de l’assurance sociale face aux risques sociaux par une supposée solidarité familiale. Plus grave encore : ce statut amène des femmes à renoncer à leur activité professionnelle ou au chômage en cas de temps partiel ou de bas salaire dès lors que le statut de chef de ménage est plus avantageux pour la famille si on prend en compte les montants d’allocation et les inconvénients du statut de cohabitant·e. Ainsi, ce statut crée tous les jours des situations de dépendance et d’isolement relationnel contraires à l’autonomie des femmes et à l’égalité entre les femmes et les hommes. En d’autres termes, il contribue à la reproduction d’un modèle patriarcal aujourd’hui complètement dépassé.
Depuis sa création, les femmes se battent contre ce statut discriminatoire. Car s’il touche les chômeuses, il inclut également les bénéficiaires d’allocations d’invalidité ou les personnes devant recourir à l’aide sociale (RIS). Or, les luttes féministes ont toujours eu pour objet l’égalité entre toustes, femmes et hommes. Ainsi, dès les discussions (auxquelles elles avaient été conviées sans pour autant parvenir à se faire entendre) au Palais d’Egmont en 1980, les organisations de femmes se sont mobilisées contre ce statut qui les touchait majoritairement. Néanmoins, leurs revendications allaient plus loin car elles réclamaient une individualisation des droits afin que la situation familiale n’ait plus d’incidence sur les droits sociaux des femmes travailleuses se trouvant contraintes de dépendre de leur compagnon ou mari. Notez que nous en sommes encore loin …
De nombreux travaux universitaires ont analysé ce principe de « sélectivité familiale » induisant ce rôle de « chef de ménage » ayant charge de famille. Celui-ci a donc charge de ses enfants, mais également de la femme avec laquelle il vit. Ces études interprètent le statut de cohabitant comme une réduction du droit direct acquis par des cotisations équivalentes à celles des chefs de ménage et des isolés·es. Les féministes critiquent également les droits dérivés des adultes à charge en ce sens qu’ils favoriseraient le modèle de la femme au foyer plutôt que de promouvoir l’autonomie financière des femmes par le travail ou par l’octroi de droits propres sur base de cotisations, de crédit-temps ou d’un travail à temps partiel souvent considéré comme contraint (soit par l’impossibilité d’accéder à un second emploi ou à un emploi à temps plein, soit par l’inégale répartition des tâches ménagères et d’éducation des enfants). Il est évident qu’aujourd’hui, alors que la voix des femmes est davantage entendue et prise en considération, notamment dans les syndicats, une mesure telle que celle du statut de cohabitant·e aurait bien du mal à être adoptée.
En attendant, la loi D’Hoore reste en vigueur et c’est la raison pour laquelle les organistions féministes, mais également d’éducation permanente continuent à taper sur le clou. Très concrètement, une vaste campagne « Statut de cohabitant·e, 100% perdant·e », a été lancée conjointement par Présence et Action Culturelle (PAC), le Centre d’Information et d’Éducation Populaire (CIEP) du Mouvement Ouvrier Chrétien (MOC) pour faire pression sur le politique en vue des élections de 2024. Parrallèlement, ces associations d’éducation permanente ont également mis en place, avec le Réseau Wallon de Lutte contre la Pauvreté, une plateforme afin de mutualiser toutes les forces sur le terrain qui se déclarent contre le statut de cohabitant·e. Objectif ? La suppression de ce statut de cohabitant·e, rien de moins ! Ces différentes actions visent à expliquer les origines de ce statut, les enjeux des revendications mais aussi donner à voir les situations problématiques engendrées par ce statut, mettre au jour les stéréotypes sexistes et à l’encontre des allocataires sociaux qu’une telle campagne ne manqueront pas de raviver. La suppression du statut de cohabitant·e entraînerait certes un coût, mais dont les contours peuvent être variables en fonction de différents paramètres. Le pari de ces actions est donc également de tordre le bras aux nombreuses idées reçues quant hypothétiques coûts pharaoniques d’une telle décision.
Enjeux économiques
Comme pour tout combat politique ayant trait aux questions budgétaires, qu’il soit fédéral, régional ou même communal, de nombreux chiffres circulent sur les coûts qu’entraîneront les dispositions prises. Le statut de cohabitant·e n’échappe pas à la règle. De nombreux chiffres circulent par voie de presse. En effet, au début des années 2010, la Cour des Comptes a mené une étude sur les impacts budgétaires qu’entraîneraient un alignement du taux de cohabitant·e sur celui des isolé·es, lui-même relevé au niveau du seuil européen de pauvreté. Cette étude se basait sur des chiffres de 2012.
Pourquoi dès lors l’évoquer ici, alors que nous sommes en 2022 et que ces chiffres sont quelque peu datés ? Car ce sont souvent ses résultats chiffrés qui sont communiqués par les médias lorsqu’est interrogé le coût de la suppression du statut de cohabitant·e. À l’époque, l’estimation concluait que le coût net de la double opération se situait dans une fourchette allant de 5 à 7,9 milliards d’euros par an, en déduisant l’effet retour de l’augmentation des recettes fiscales à l’impôt des personnes physiques (7 à 10 milliards sans les effets retours). Il faut ajouter la hausse de l’indice santé de quelque 25% depuis 10 ans, ce qui entraîne ce chiffre « symbolique » de 10 milliards que l’on retrouve régulièrement (le maximum de 7,9 milliards de 2012 après déduction de l’effet retour).
Si la revendication du relèvement des allocations au seuil de pauvreté n’est pas inclue dans le calcul, on obtient actuellement (à l’indice santé de septembre 2022), la somme de 2,2 milliards d’euros, sans déduction des effets retours positifs pour les finances publiques. Nous parlons ici de la suppression du statut de cohabitant·e, avec un remplacement des allocations des personnes cohabitantes par les allocations pour personnes isolées, en chômage, crédit-temps et congés thématique, RIS, allocation de remplacement pour personnes en situation de handicap, GRAPA et les indemnité de travail. Vous conviendrez qu’il est donc ici important de savoir de quoi on parle …
Ne sont par ailleurs jamais prises en compte les économies engendrées par les suppressions des dépenses liées aux contrôles, à l’isolement, à la diminution de la solidarité familiale et privée. La suppression du statut entraînerait l’annulation ou la réduction du coût des contrôles (tout en dégageant du temps pour l’accompagnement des ayant-droits), des impacts sur les dépenses liées à la pauvreté, sur les dépenses de santé sans oublier les effets retours sur la consommation, l’emploi et les recettes publiques. D’autant que ces derniers mois, nous avons pu concrètement nous rendre compte que cette suppression était faisable. L’urgence récente a montré que c’était possible : certaines catégories de personnes impactées par la COVID-19, les réfugié·es ukrainien·nes ou encore des personnes sinistrées lors des récentes inondations dans la région liégeoises ont pu bénéficier d’une suspension temporaire du statut de cohabitant·e et bénéficier d’allocations au taux d’isolé·e. Il s’agit aussi, et peut-être surtout, d’une vision plus globale. On peut certes appréhender la suppression de ce dispositif comme un coût, mais on peut aussi le voir comme un investissement dans le bien-être de la société. Il est évident que si le statut de cohabitant·e venait à être supprimé, le combat serait loin d’être terminé. En effet, l’individualisation des droits restent un idéal à atteindre afin que la situation familiale n’ait plus d’incidence sur les droits sociaux. Alors, pourquoi ça coince ?
Enjeux politiques
La question des allocations de remplacement, et par là, celle du statut de cohabitant·e demeure une compétence fédérale. Aussi injuste, stigmatisant et patriarcal qu’il soit, sa suppression ne figurait pas noir sur blanc dans l’accord gouvernemental lors de la constitution de la majorité fédérale en 2020. Pourtant, le sujet de cette réforme se retrouve régulièrement sur la table des politiques et aujourd’hui, l’ensemble des partis des deux côtés de la frontière linguistique, ne semblent pas y être opposés. L’unique réfractaire reste la NVA, qui affirme que la fraude à domicile doit être combattue au moyen de contrôles approfondis et systématiques, s’opposant ainsi de facto à la suppression du statut. Du côté du PS, Paul Magnette a récemment déclaré vouloir « supprimer, comme nous venons de le faire pour les personnes porteuses de handicap, l’odieux statut de cohabitant ». Le PS va d’ailleurs plus loin en revendiquant l’individualisation des droits sociaux, qui faisait partie de ses revendications publiées en 2027. Chez Ecolo, on plaide pour une individualisation des droits à la sécurité sociale et pour la suppression du statut de cohabitant·e ainsi que pour l’alignement des montants d’aide perçue sur ceux octroyés aux personnes isolées. Sur le plan des principes, Les Engagé·es sont favorables à la suppression du statut. Néanmoins, le parti préciser qu’il est nécessaire de veiller à ce que ça ne puisse en aucun cas entraîner une diminution des allocations actuelles des personnes cheffes de famille monoparentales qui bénéficient actuellement d’allocations majorées. En 2014 déjà, Défi portait cette revendication dans son programme., tout comme le PTB/PVDA, où on estime que le caractère assurantiel et universel de la sécurité sociale doit être rétabli. Enfin, le MR est favorable à une réforme du statut de cohabitant·e, étant donné l’évolution de la société, mais tout en n’étant pas favorable à une individualisation généralisée des droits. Comme du côté francophone, le SPA, le VLD et Groen peuvent envisager une réforme du statut de cohabitant·e, le second ajoutant son souhait d’une augmentation des revenus de remplacement au-dessus du seuil de pauvreté. Le CD&V estime, quant à lui, que les coûts d’une telle réforme seraient trop élevés et propose une série d’ajustements plutôt que la suppression du statut. Il suggère notamment qu’on puisse faire la distinction entre le partage d’un logement et la formation d’une famille, par exemple.
Quelles que soient les positions des partis, c’est toujours la question du coût qui revient sur le tapis. Mais comme le signale le professeur en politiques sociales à l’UCLouvain Martin Wagener, « il y a aussi, surtout du côté francophone, une crainte des réformes de l’État, la peur que si on touche à la protection sociale, on perde des acquis. Alors, on préfère le statu quo. Ces dernières années, on a assisté à de nombreuses discussions de principe, mais aucun projet concret n’a vu le jour ».
Pourquoi aujourd’hui ? Arguments …
À l’heure où l’égalité entre les femmes et les hommes rassemble de plus en plus d’adeptes, le statut de cohabitant·e crée des situations de dépendance qui y sont profondément contraires. L’assurance sociale et la solidarité collective ne devraient plus être remplacées par la solidarité présupposée au sein des couples ou entre cohabitant·es. Par ailleurs, la société évolue et la notion d’ « un couple sous un toit » n’est plus forcément légion. Le coût des logements, la préservation de l’environnement, l’évolution des modes de relations sont autant de facteurs qui mènent à diversifier les types de cohabitation. La suppression du statut de cohabitant·e permettrait de laisser libre court à ces nouveaux modes de vie et ces nouvelles formes d’habitat et ainsi de ne plus pénaliser la solidarité informelle, qu’elle soit intrafamiliale, amicale ou citoyenne. Face à la crise énergétique et à l’inflation du coût de la vie, il s’agirait d’un levier efficace de lutte contre l’appauvrissement car elle permettrait aux citoyen·nes d’envisager d’autres formes d’habitat. Cela permettrait aussi de lutter contre l’isolement social, le mal-logement, les « marchand·es de sommeil » avec des bénéfices non-négligeables en termes de santé publique. Enfin, cette mesure mettra fin aux contrôles domiciliaires, lesquels sont problématiques notamment en termes de respect de la vie privée et de la dignité des personnes par leur caractère intrusif et suspicieux qui peuvent être traumatisants. Elle réduirait par la même occasion la méfiance à l’égard des institutions sociales censées accompagner les personnes en difficulté qui conduisent celles-ci à ne pas y recourir et d’éviter l’insécurité juridique (et l’inégalité de traitement qu’elle engendre) liée à la multiplicité des règles suivant les types d’allocation et de leurs interprétations.
On le constate, le statut de cohabitant·e est une aberration d’autant plus criante aujourd’hui qu’il ne l’était au moment de son adoption en 1981. Les arguments en faveur de sa suppression n’ont fait que prendre de l’ampleur au fil du temps. Il ne s’agit pas uniquement d’une question financière, même si elle est évidemment centrale et essentielle. Il s’agit également d’un changement de paradigme : davantage de respect de la vie privée, de la liberté individuelle et du choix des habitant·es. Mais aussi de pouvoir vivre une vie famille selon des normes non-hétéropatriarcales et hétéronormées.