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Soigner la terreur par la terreur ?

Blog - e-Mois - Bart De Wever Belgique (België) Bruxelles (Région) / Brussel (Gewest) Daech Didier Reynders Françoise Schepmans Gouvernement fédéral Islamisme Jan Jambon jihadisme Molenbeek-Saint-Jean MR N-VA Philippe Moureaux PS sécuritarisme sécurité Terrorisme Zone de Police par Delagrange

novembre 2015

La nuit du 20 au 21 novembre, le gou­ver­ne­ment fédé­ral pla­çait les dix-neuf com­munes de la Région de Bruxelles-Capi­tale en Alerte 4, un qua­si-état d’urgence moti­vé par le risque immi­nent d’une attaque ter­ro­riste majeure. Cette déci­sion fut prise une semaine jour pour jour après les attaques qui ont fait près de 140 morts à Paris, le 13 novembre. Pen­dant que les rues de la capi­tale fédé­rale (en par­ti­cu­lier le centre de la Ville de Bruxelles et les com­munes de la « pre­mière cou­ronne ») étaient enva­hies de mili­taires et de poli­ciers, ces mêmes rues étaient lar­ge­ment déser­tées par les habi­tants et par les navet­teurs, les prin­ci­paux com­merces priés de bais­ser leurs grillages, les crèches, les écoles et les uni­ver­si­tés fer­mées, la plu­part des évé­ne­ments publics inter­dits (par­fois la veille de l’activation de l’Alerte 4 et sans concer­ta­tion), les concerts et les matches de foot­ball annu­lés ou repor­tés sine die.

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Enfin, le centre his­to­rique et pau­pé­ri­sé de Molen­beek-Saint-Jean, la com­mune où avaient un temps séjour­né ou tran­si­té la plu­part des ter­ro­ristes jiha­distes du 13 novembre (ain­si que cer­tains de leurs sinistres pré­dé­ces­seurs), fai­sait l’objet d’opérations de ratis­sage tan­dis que des nuées de jour­na­listes natio­naux et inter­na­tio­naux y fai­saient le pied de grue en atten­dant un « événement ».

Ce mer­cre­di 25 novembre, tout en étant main­te­nu, le niveau d’Alerte 4 a été assou­pli. Dans une cer­taine impro­vi­sa­tion, les éta­blis­se­ments sco­laires ont été auto­ri­sés à reprendre leurs acti­vi­tés. Après six jours d’état que l’on peut qua­li­fier d’exception sans craindre l’exagération, la popu­la­tion bruxel­loise est grog­gy, inquiète, angois­sée et les nerfs à vif, même si les réseaux sociaux ont peu à peu été ali­men­tés en publi­ca­tions et com­men­taires pra­ti­quant l’autodérision pour mieux conju­rer l’angoisse. Beau­coup (et pas seule­ment des intel­lec­tuels de gauche « bien-pen­sants ») com­mencent à se deman­der à quoi a bien pu rimer cet état d’exception.

Les incohérences d’un « état d’urgence »

Pri­mo, si l’on se base sur les infor­ma­tions com­mu­ni­quées à ce jour par les auto­ri­tés fédé­rales, les résul­tats obte­nus semblent déri­soires. Ain­si, un pro­jet d’attentat jiha­diste aurait été étouf­fé dans l’œuf sans qu’aucune neu­tra­li­sa­tion ni iden­ti­fi­ca­tion d’exécuteurs ou de com­man­di­taires ait été à ce jour opé­rée… Quant aux com­mu­ni­ca­tions du gou­ver­ne­ment fédé­ral, elles ont ajou­té une touche de sur­réa­lisme à un tableau pour le moins indé­chif­frable, lorsque, mal­gré un démen­ti ulté­rieur, le ministre des Affaires étran­gères, [Didier Reyn­ders (MR), a décla­ré sur CNN : « Nous sommes à la recherche d’individus [qui] seraient lour­de­ment armés et pos­sé­de­raient des explo­sifs. Ils auraient l’in­ten­tion de com­mettre une opé­ra­tion du même type qu’à Paris. …] Les ren­sei­gne­ments indiquent qu’ils vise­raient sur­tout les centres com­mer­ciaux ou tout autre pôle d’ac­ti­vi­té com­mer­ciale. Les écoles et les métros seraient moins sus­cep­tibles d’être des cibles, mais nous devons bien sûr assu­rer leur sécu­ri­té. » En d’autres termes, la menace serait majeure (ce qui jus­ti­fie l’Alerte 4) mais ne vise­rait pas vrai­ment les écoles et les métros (ce qui désa­voue les moda­li­tés d’application de l’Alerte 4)…

Secun­do, on n’a pas sou­ve­nance qu’un tel bar­num sécu­ri­taire ait été aus­si osten­si­ble­ment mis en branle dans des villes euro­péennes frap­pées par de pré­cé­dentes attaques jiha­distes comme Paris (durant la vague d’attentats liés à la guerre civile algé­rienne des années 90), Madrid (après les atten­tats du 11 mars 2004) ou Londres (après les atten­tats du 7 juillet 2005).

Ter­tio, l’Alerte 4 n’a été décré­tée que pour Bruxelles-Capi­tale et sa voi­sine fla­mande de Vil­vorde, tan­dis que le reste de la Flandre et la Wal­lo­nie n’ont été pla­cées qu’en Alerte 3. Or, a prio­ri et en ver­tu des cri­tères rete­nus par le minis­tère de l’Intérieur, des villes fla­mandes comme Anvers ou Malines auraient pu faire l’objet des mêmes mesures d’exception, sans même par­ler des com­munes péri­phé­riques fla­mandes et wal­lonnes de Bruxelles-Capi­tale, les­quelles consti­tuent avec cette der­nière un conti­nuum urbain.

Entre Peur sur la ville et Homeland

Les effets conju­gués des atten­tats du 13 novembre à Paris et des mesures prises par les auto­ri­tés fédé­rales belges com­mencent à se faire sen­tir. Dans son ensemble, la popu­la­tion belge vit dans la crainte légi­time, com­pré­hen­sible et pal­pable d’attentats contre les trans­ports publics ou d’attaques ciblées contre les éta­blis­se­ments sco­laires ou uni­ver­si­taires. Quant à la popu­la­tion belge d’origine arabe ou musul­mane, elle vit dans la crainte de la stig­ma­ti­sa­tion col­lec­tive, des excès de forces de l’ordre écar­te­lées entre l’exercice impo­sé de mus­cu­la­tion ram­boïde et la maî­trise de nerfs mis à rude épreuve, de la vin­dicte « popu­laire »1 et d’une « mise au pas », d’une « nor­ma­li­sa­tion » à l’arrache.

Outre les inévi­tables « experts » en ter­ro­risme isla­miste, les émis­sions spé­ciales télé­vi­sées et radio­pho­niques ont vu fondre sur l’opinion publique, tel l’aigle sur la vieille buse2, plé­thore de phi­lo­sophes, de psy­cho­logues et de socio­logues, sor­tant pour la plu­part de leurs champs de recherche et de com­pé­tences. Intré­pides devant l’audimat, ces appren­tis « experts », n’ont pas trem­blé devant le risque d’élever des débats déjà approxi­ma­tifs au niveau de dis­cus­sions de comp­toir hâti­ve­ment maquillées sous un jar­gon intel­lec­tuel, contri­buant à ampli­fier les angoisses légi­times des audiences qui leur étaient offertes.

Pour rajou­ter une couche à cette ambiance évo­quant Peur sur la ville3 et Home­land, les diri­geants et ministres natio­na­listes fla­mands de la N‑VA se sont répan­dus en décla­ra­tions mus­clées cen­sées « ras­su­rer » la popu­la­tion mais ne fai­sant qu’amplifier l’effet de ter­reur et de sidé­ra­tion recher­ché et obte­nu par les tueurs du 13 novembre.

En direct du 16 rue du Kremlin ?

Le 15 novembre, deux jours après le bain de sang pari­sien, le ministre de l’Intérieur (N‑VA), invi­té sur le pla­teau de De Zevende Dag, le débat poli­tique domi­ni­cal de la VRT, char­geait les « quar­tiers » de Molen­beek-Saint-Jean, en affir­mant que les auto­ri­tés « n’avaient aucun contrôle sur Molen­beek », laquelle était vic­time de « trop d’années de laxisme ». Pour­sui­vant sur sa lan­cée, il annon­çait sa volon­té de « chan­ger de bra­quet » et de « net­toyer de fond en comble » Molen­beek4. Le 21 novembre, le même Jan Jam­bon deman­dait un contrôle de mai­son par mai­son de cette com­mune de 95.000 habi­tants : « Pour ce qui me concerne, l’administration com­mu­nale doit faire du porte-à-porte et véri­fier qui habite effec­ti­ve­ment dans chaque immeuble. »

Mises bout à bout, les décla­ra­tions du ministre de l’Intérieur semblent tout droit sor­ties du bré­viaire de Vla­di­mir Pou­tine, le diri­geant russe qui, en sep­tembre 1999, à la veille de la deuxième guerre de Tchét­ché­nie, décla­rait en termes cise­lés : « Si on les attrape dans les chiottes, on les bute­ra dans les chiottes [les ter­ro­ristes].» Les mesures et les effets d’annonce des ministres réga­liens de la N‑VA ne viennent qu’alourdir le cli­mat anxio­gène qui règne à Molen­beek-Saint-Jean et dans les autres com­munes et quar­tiers de Bruxelles-Capi­tale, en par­ti­cu­lier celles situées à l’ouest de la Senne.

Pour être de bon compte, il convient néan­moins d’évoquer un rap­port du Comi­té P datant de 2014 et dis­cu­té ce 25 novembre au Par­le­ment fédé­ral. Selon ce rap­port, le tra­vail de la Zone de police Bruxelles-Ouest (qui englobe 5 com­munes, dont Molen­beek-Saint-Jean) serait mono­po­li­sé par la ges­tion des pro­blèmes de coha­bi­ta­tion à Molen­beek qu’à mener un tra­vail de ter­rain et de proxi­mi­té sur l’ensemble de la Zone. Par ailleurs, dans quelques quar­tiers livrés à eux-mêmes, les poli­ciers « pren­draient des pin­cettes, voire auraient peur d’y mettre les pieds ».

Sur un plan poli­tique, il convient éga­le­ment de sou­li­gner qu’à cette occa­sion, l’opposition socia­liste fran­co­phone de Molen­beek-Saint-Jean ne s’est pas dis­tin­guée par la hau­teur qu’imposait la gra­vi­té de la situa­tion. Bourg­mestre de cette com­mune pen­dant deux décen­nies et adepte d’un muni­ci­pa­lisme clien­té­liste débri­dé, Phi­lippe Mou­reaux (PS), plu­tôt que d’invoquer la déli­ques­cence sociale, éco­no­mique et cultu­relle de cette ancienne com­mune ouvrière carac­té­ri­sée par un taux de chô­mage astro­no­mique et un flux migra­toire constant, n’a pas hési­té à impu­ter l’apparent désar­roi sécu­ri­taire de Molen­beek-Saint-Jean à la bourg­mestre Fran­çoise Schep­mans (MR), en poste depuis seule­ment deux ans et demi

Un personnel politique en état de sidération

Il ne s’agit pas ici de mini­mi­ser la réa­li­té d’une menace dif­fuse qui pèse sur l’ensemble de la popu­la­tion belge et qui a débou­ché sur le car­nage du 13 novembre à Paris. Mais était-il néces­saire de pla­cer Bruxelles-Capi­tale sous qua­si-état d’urgence osten­ta­toire, là où un dis­cret tra­vail de ren­sei­gne­ment aurait sans doute été tout aus­si per­ti­nent ? La ques­tion se pose d’autant plus que, jusqu’à pré­sent, les per­sonnes inter­pe­lées (et pour la plu­part relâ­chées) sont des indi­vi­dus n’ayant que des liens très lâches voire inexis­tants avec ceux qui ont per­pé­tré ou orga­ni­sé les tue­ries de Paris.

Que les auto­ri­tés fédé­rales, sidé­rées comme tout un cha­cun par la gra­vi­té des évé­ne­ments sur­ve­nus à Paris, n’aient eu pour pre­mière réponse que des mesures d’ordre sécu­ri­taire des­ti­nées à ras­su­rer la popu­la­tion, cela peut se com­prendre, ne serait-ce que d’un point de vue émo­tion­nel, humain, et en termes de res­pon­sa­bi­li­té en cas de bain de sang bruxel­lois. Mais, mal­gré la durée, l’amplitude et sur­tout l’ostentation des mesures d’exception, les sou­ris courent tou­jours et le monstre, la ter­reur, n’a fait que croître dans le cœur des citoyens belges.

Leedvermaak – L’homme politique et le prophète de malheur

Si les auteurs et les com­man­di­taires des tue­ries du 13 novembre n’entendent clai­re­ment pas trou­ver d’interlocuteurs, ils ont par contre la volon­té d’imposer un mes­sage et de trou­ver des oreilles récep­tives à ce message.

En Bel­gique, et en Flandre tout par­ti­cu­liè­re­ment, un homme poli­tique s’est avé­ré, non seule­ment une oreille récep­tive, mais aus­si un pro­phète de mal­heur. À l’occasion des célé­bra­tions de l’armistice, le 11 novembre 2015, soit deux jours avant les atten­tats de Paris, le pré­sident de la N‑VA (et acces­soi­re­ment bourg­mestre de la pre­mière ville de Bel­gique), Bart De Wever, tenait les pro­pos sui­vants5 : « La paix est fra­gile et vul­né­rable. Je tiens à le dire car en ce jour, aux confins de notre conti­nent, le monde entier est en feu ».

Pro­non­cées par un homme poli­tique qui, depuis le début de la « crise de l’asile », n’a eu cesse d’appe­ler à une rup­ture des conven­tions de Genève et à la fer­me­tures des fron­tières belges et euro­péennes aux réfu­giés en pro­ve­nance de ce « monde en feu » et soup­çon­nés de miner (par l’islam ou par la pau­vre­té) le modèle social euro­péen, ces paroles ne sont pas celles d’un homme poli­tique, mais d’un pro­phète de mal­heur. En somme, « vous avez peur, vous avez rai­son d’avoir peur, comp­tez sur moi pour vous le rap­pe­ler chaque fois je le juge­rai nécessaire ».

Aujourd’hui, qui ose­rait parier que le Scha­duw­pre­mier6 n’éprouve pas un sen­ti­ment de leed­ver­maak7, rete­nu mais comblé ?

  1. Il suf­fit de sacri­fier quelques minutes à la lec­ture des forums sociaux pour prendre la mesure d’un cli­mat ara­bo­phobe et isla­mo­phobe par­ti­cu­liè­re­ment poisseux.
  2. Michel Audiard, 1968.
  3. Hen­ri Ver­neuil, Peur sur la ville, Pathé Dis­tri­bu­tion, 1975.
  4. We moe­ten daar een tandje bijs­te­ken en het laatste deel van het werk opkuisen.
  5. Vrede is breek­baar en is broos. Dat zeg ik op een dag waar aan de rand van ons conti­nent de hele wereld in brand staat.
  6. Le Pre­mier ministre de l’ombre, comme la presse fla­mande sur­nomme Bart De Wever, pré­sident d’une N‑VA sans laquelle les gou­ver­ne­ments fédé­ral et fla­mand s’effondreraient comme des châ­teaux de cartes.
  7. L’équivalent néer­lan­dais de la Scha­den­freude alle­mande : joie maligne, jubi­li­sa­tion mauvaise.

Delagrange


Auteur

Pierre Delagrange est historien, politologue et traducteur néerlandais-français et afrikaans-français. Spécialiste de l'Histoire politique et sociale des {Pays-Bas/Belgiques} (Benelux actuel), il travaille particulièrement sur la {Question belge} et les dynamiques identitaires et politiques flamandes, wallonnes et bruxelloises.