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Socrate Citoyen

Blog - e-Mois par

septembre 2015

Depuis quelques mois, le monde sco­laire belge est en effer­ves­cence sur la ques­tion de la citoyen­ne­té. La Décla­ra­tion de poli­tique com­mu­nau­taire du gou­ver­ne­ment de la Fédé­ra­tion Wal­­lo­­nie-Bruxelles qui pré­voit la mise sur pied pro­gres­sive pour l’enseignement offi­ciel, au cours de la pré­sente légis­la­ture, d’un cours d’éducation à la citoyen­ne­té, durant les douze ans de l’enseignement obligatoire, […]

e-Mois

Depuis quelques mois, le monde sco­laire belge est en effer­ves­cence sur la ques­tion de la citoyen­ne­té. La Décla­ra­tion de poli­tique com­mu­nau­taire du gou­ver­ne­ment de la Fédé­ra­tion Wal­lo­nie-Bruxelles qui pré­voit la mise sur pied pro­gres­sive pour l’enseignement offi­ciel, au cours de la pré­sente légis­la­ture, d’un cours d’éducation à la citoyen­ne­té1, durant les douze ans de l’enseignement obli­ga­toire, tous types d’enseignements confon­dus (géné­ral, tech­nique, pro­fes­sion­nel) à rai­son d’une heure par semaine. Cette heure sera prise sur les heures octroyées aupa­ra­vant aux cours de reli­gion et de morale. De plus, un arrêt de la Cour consti­tu­tion­nelle du 12 mars 2015 ren­dant les cours de reli­gion et de morale déro­ga­toires dans le réseau offi­ciel, vient remettre en ques­tion l’interprétation juri­dique tra­di­tion­nelle du fameux Pacte sco­laire de 1959.

À la suite de ces faits, les cinq dépar­te­ments de phi­lo­so­phie des uni­ver­si­tés de la Com­mu­nau­té fran­çaise ont déci­dé de se mobi­li­ser pour davan­tage de phi­lo­so­phie dans l’enseignement. Plus pré­ci­sé­ment, ils sont una­nimes à demander

  1. que le cours d’éducation à la citoyen­ne­té soit, dans les deux der­nières années, à fort ancrage phi­lo­so­phique et ce tant pour l’enseignement géné­ral que pour l’enseignement tech­nique et professionnel ;
  2. que l’agrégation de l’enseignement secon­daire supé­rieur en phi­lo­so­phie (et le mas­ter en phi­lo­so­phie option didac­tique) soit le titre requis pour don­ner ce cours, le mas­ter en phi­lo­so­phie et le mas­ter en éthique titres suffisants ;
  3. que ce cours porte sur deux périodes/semaine, pour les deux der­nières années, au lieu d’une heure pré­vue dans la Décla­ra­tion de poli­tique communautaire ;
  4. que ce cours soit aus­si pro­po­sé dans l’enseignement libre.

Pourquoi un cours de philosophie et citoyenneté ?

C’est l’accord de gou­ver­ne­ment de la Com­mu­nau­té fran­çaise qui a mis ce point à l’ordre du jour. Un tel cours nous semble utile aujourd’hui parce que notre socié­té évo­lue à un rythme très rapide et doit affron­ter des pro­blèmes abso­lu­ment inédits, ren­dant pro­blé­ma­tique toute ten­ta­tive d’appliquer au pré­sent sans cesse mou­vant les recettes du pas­sé. Les jeunes, qui sont les citoyens de demain, doivent être ini­tiés à la com­plexi­té sociale, poli­tique et cultu­relle du monde actuel afin de pou­voir en être demain des acteurs lucides et affron­ter les défis sociaux avec les outils intel­lec­tuels requis.

Le concept actuel de citoyen­ne­té date, pour l’essentiel, de l’époque moderne, et s’inspire plus par­ti­cu­liè­re­ment de pen­seurs tels que Hobbes, Locke, Spi­no­za, Mon­tes­quieu, Rous­seau, Kant. Mais le monde a consi­dé­ra­ble­ment évo­lué depuis et ce concept de citoyen­ne­té doit être aujourd’hui repen­sé. Pour ne citer que quelques faits plai­dant en ce sens :

- le contrat social : jadis quelqu’un qui n’acceptait pas les termes du contrat social pou­vait tou­jours quit­ter la socié­té qui ne lui conve­nait pas et essayer de vivre ailleurs, voire dans des ter­ri­toires vierges de toute pré­sence humaine. Aujourd’hui la tra­gique actua­li­té des réfu­giés, qui veulent quit­ter des zones d’instabilité et de conflit et ne trouvent nul endroit où être accueillis, montre à quel point la situa­tion a chan­gé. Du mythique May­flo­wer, pierre ori­gi­nelle du rêve amé­ri­cain com­mé­mo­ré lors chaque Thanks­gi­ving, on en arrive aujourd’hui aux bateaux de migrants qui se font refou­ler ou sont accueillis chez nous dans des centres fer­més pour des pro­cé­dures longues et incer­taines, quand ils ont la chance de ne pas périr en mer. Il n’y a plus d’ailleurs. Ou plu­tôt l’ailleurs s’est main­te­nant logé au cœur même de nos socié­tés avec cette popu­la­tion sans cesse crois­sante de SDF, de sans-papiers, de per­sonnes mar­gi­na­li­sées et sou­vent exploitées ;

- notre sys­tème démo­cra­tique est basé sur l’idée de repré­sen­ta­tion : les élus du peuple dis­cutent, par­le­mentent et éla­borent ain­si les lois jugées néces­saires au vivre ensemble. Mais comme l’indique le mot même de Par­le­ment, ces dis­cus­sions prennent du temps… D’un autre côté, des flux finan­ciers très impor­tants peuvent être orien­tés à l’échelle mon­diale de manière qua­si­ment ins­tan­ta­née, et une infor­ma­tion impor­tante fait aujourd’hui le tour de la pla­nète en quelques minutes. Ces pro­ces­sus peuvent avoir un effet immé­diat sur la vie de mil­lions de gens. La tem­po­ra­li­té inhé­rente à nos démo­cra­ties (et à nos sys­tèmes judi­ciaires) est-elle encore capable de répondre aux défis posés par les nou­velles tech­no­lo­gies et la glo­ba­li­sa­tion ? De plus, l’organisation des cou­rants poli­tiques en par­tis n’a pas eu que des aspects posi­tifs. Cer­tains affirment, non sans argu­ments, que nous vivons aujourd’hui non pas en démo­cra­tie mais en par­ti­cra­tie, où en réa­li­té la volon­té popu­laire, à force d’être cana­li­sée dans des struc­tures rivales, mais pour­tant conti­nuel­le­ment liées les unes aux autres par des com­pro­mis, aurait été par­tiel­le­ment confis­quée ; ceci au moment même où, grâce à inter­net et aux réseaux sociaux, la parole indi­vi­duelle se libère et où l’idée d’une démo­cra­tie directe n’apparaît tech­ni­que­ment plus si uto­pique que par le passé ;

- la citoyen­ne­té clas­sique n’intégrait pas la com­po­sante envi­ron­ne­men­tale : la nature était réduite à une sorte de mine aux res­sources inépui­sable, livrée au bon vou­loir de l’homme qui n’avait pas les pos­si­bi­li­tés d’en enta­mer sérieu­se­ment les réserves. Les res­sources de la pla­nète n’étaient jamais vues comme une contrainte majeure pesant sur les pro­jets humains. On sait aujourd’hui com­bien, depuis la Révo­lu­tion indus­trielle, les choses ont chan­gé. Notre terre ne peut tout sim­ple­ment plus sup­por­ter les pro­jets de vie actuels des mil­liards d’individus qu’elle porte. Il y a là une remise en ques­tion très pro­fonde de la concep­tion clas­sique de la citoyenneté ;

- tra­di­tion­nel­le­ment la citoyen­ne­té se vivait dans le cadre de l’État nation. Mais là aus­si de grands chan­ge­ments se sont pro­duits ; il est indis­pen­sable de par­ler aujourd’hui de citoyen­ne­té supra­na­tio­nale, peut-être même de citoyen­ne­té cos­mo­po­lite ; les niveaux infra-éta­tiques (régio­naux) se sont éga­le­ment consi­dé­ra­ble­ment déve­lop­pés, en lien d’ailleurs sou­vent avec les avan­cées au niveau supra-natio­nal. L’État nation ne semble plus être l’échelle à laquelle les grands pro­blèmes éco­no­miques peuvent se régler, d’autant plus que ses moyens finan­ciers et donc ses capa­ci­tés d’action dimi­nuent de façon inquiétante ;

- la tolé­rance dont Locke et bien d’autres après lui se récla­maient n’est plus la même que celle requise de nos jours : au XVIIe siècle, en dépit de quelques diver­gences sur des points de détails, catho­liques, pro­tes­tants et juifs concer­nés défen­daient pour l’essentiel des valeurs simi­laires. Les libres-pen­seurs aux idées réel­le­ment diver­gentes n’étaient qu’une petite mino­ri­té. De plus ces groupes dif­fé­rents, sauf excep­tions, se côtoyaient peu dans les faits ; ils se répar­tis­saient dans des régions ou des pays dif­fé­rents. Aujourd’hui les styles de vie de deux voi­sins de palier peuvent diver­ger consi­dé­ra­ble­ment et pro­vo­quer des réac­tions de rejet mutuel.

Il ne s’agit là que de quelques exemples. On pour­rait aisé­ment en citer d’autres.

Nous pen­sons que dans ces condi­tions, un cours d’éducation à la citoyen­ne­té, qui for­me­rait à la tolé­rance, à l’écoute des autres, au dia­logue inter­con­vic­tion­nel, à l’affirmation argu­men­tée de ses propres posi­tions dans l’espace public, à l’esprit cri­tique — en par­ti­cu­lier à l’égard des infor­ma­tions cir­cu­lant sur le web et les réseaux sociaux —, qui expli­que­rait le fonc­tion­ne­ment de notre démo­cra­tie com­plexe, qui réflé­chi­rait sur le monde com­mun qui nous ras­semble tous en dépit de nos mul­tiples diver­gences, qui ferait com­prendre aux jeunes l’utilité des asso­cia­tions de toutes sortes sans les­quelles notre socié­té serait beau­coup pauvre humai­ne­ment et moins soli­daire, et les bien­faits de l’engagement au ser­vice des autres, est une bonne chose pour notre enseignement.

La chose est d’autant plus per­ti­nente pour nous d’autant plus que l’école, qui, pour les héri­tiers des Lumières, repré­sen­tait un espoir majeur d’émancipation pour les couches défa­vo­ri­sées, tra­verse une crise grave : elle peine sous sa forme actuelle à assu­rer sa mis­sion de for­ma­tion pro­fes­sion­nelle que lui confient les entre­prises, les familles et la socié­té dans son ensemble ; elle a du mal à don­ner un cadre de réfé­rence com­mun aux enfants et sur­tout aux ado­les­cents dans le domaine des valeurs et à faire encore fonc­tion­ner l’ascenseur social, reje­tant en dehors de ses cir­cuits des nombres impor­tants de jeunes sans diplômes avec tous les risques que cela com­porte pour leur inser­tion professionnelle.

La raré­fac­tion des emplois, condam­nant de nom­breux jeunes à des postes peu attrac­tifs ou tout sim­ple­ment au chô­mage, nour­rit la sus­pi­cion à l’égard des grands récits tra­di­tion­nels, attise le rejet de l’autre, per­çu comme une menace ; des groupes mar­gi­na­li­sés à cause de l’origine, de la cou­leur de leur peau sont dès lors ten­tés par des dis­cours radi­caux leur offrant une manière alter­na­tive de défi­nir et d’affirmer leur iden­ti­té. Le cours de citoyen­ne­té devrait consti­tuer un élé­ment-clé de la mis­sion de l’école telle qu’il faut la repenser.

Notre avis favo­rable sur le cours de citoyen­ne­té n’implique nul­le­ment que nous soyons pour autant par­ti­sans de la sup­pres­sion des cours de reli­gion et de morale : c’est là un point sur lequel il ne nous appar­tient pas de nous prononcer.

Pourquoi un cours de citoyenneté à forte composante philosophique dans les dernières années du secondaire ?

En revanche nous sommes fer­me­ment convain­cus que ce cours d’initiation à la citoyen­ne­té devrait prendre, dans les der­nières années du secon­daire, une dimen­sion for­te­ment phi­lo­so­phique et nous allons tout à fait à cet égard dans le sens des recom­man­da­tions du groupe de tra­vail du Par­le­ment de la Com­mu­nau­té fran­çaise qui entend l’intituler Phi­lo­so­phie et citoyen­ne­té.

La phi­lo­so­phie occi­den­tale et la démo­cra­tie sont nées en Grèce en même temps au tour­nant du VIe et du Ve siècle avant notre ère ; cette émer­gence simul­ta­née n’est pas l’effet du hasard : sans nous pro­non­cer sur le fait de savoir laquelle a été à l’origine de l’autre, il est clair qu’en démo­cra­tie, l’homme prend conscience que c’est lui, par son action, qui est en charge de la socié­té ; l’homme est la mesure de toutes choses, disait Pro­ta­go­ras, expli­ci­tant par là un des pré­sup­po­sés de la démo­cra­tie ; les réponses de la poé­sie et de la mytho­lo­gie gar­daient certes pour les Athé­niens une forte por­tée sym­bo­lique, mais n’étaient plus comme telles consi­dé­rées comme direc­te­ment opé­ra­tion­nelles poli­ti­que­ment ; il incom­bait à l’homme de réflé­chir et de déli­bé­rer col­lec­ti­ve­ment sur la manière la plus juste de gérer les affaires de la cité ; autre­ment dit, de débattre, de déci­der concrè­te­ment un cer­tain nombre de choses… et de phi­lo­so­pher. De proche en proche, en effet, un ques­tion­ne­ment sur ce qui est juste amène à réflé­chir à des ques­tions sur la nature du bien com­mun, du bien indi­vi­duel, sur la voca­tion de l’homme, la dif­fé­rence entre le vrai savoir et la simple opi­nion, et même sur les prin­cipes pre­miers du cos­mos. La pen­sée de Pla­ton est à cet égard un bel exemple de ce néces­saire enve­lop­pe­ment de la ques­tion de la citoyen­ne­té et de l’État juste dans un ensemble de pro­blé­ma­tiques phi­lo­so­phiques fon­da­men­tales, qui en consti­tuent comme l’arrière-fond.

La vie même de la démo­cra­tie athé­nienne était comme une école per­ma­nente de citoyen­ne­té pour tous ses membres, de sorte que cha­cun pou­vait se consi­dé­rer comme com­pé­tent sur ces ques­tions du juste et de l’injuste, du bien com­mun, alors que quand l’Assemblée du peuple exa­mi­nait des pro­blèmes tech­niques, elle s’en remet­tait natu­rel­le­ment aux experts sur le sujet. Notre démo­cra­tie d’aujourd’hui est indi­recte et beau­coup plus com­plexe que son illustre aïeule. Les jeunes, pen­sons-nous, ne peuvent pas connaître dans le monde actuel cette proxi­mi­té avec la démo­cra­tie en acte qui pour­rait les for­mer sur le tas ; ils doivent être dès lors ini­tiés d’une manière beau­coup plus expli­cite et sys­té­ma­tique à son fonc­tion­ne­ment et aux enjeux du vivre ensemble ; que veut dire aujourd’hui socia­le­ment et poli­ti­que­ment le fait que « l’homme est la mesure de toutes choses » ? Com­ment com­bi­ner res­pect des per­sonnes (quels que soient leur ori­gine, leur culture, leur reli­gion, leur genre), soli­da­ri­té, déci­sions col­lec­tives et affir­ma­tion de valeurs com­munes ? Cela passe, à notre avis, par un cours à forte dimen­sion phi­lo­so­phique dans les classes de cin­quième et sixième du secondaire.

Il s’agirait, d’aborder un cer­tain nombre de pro­blèmes tirés de l’actualité sociale et poli­tique, des ques­tions qui pré­oc­cupent les jeunes, des débats de socié­té ; d’introduire un cer­tain nombre de concepts phi­lo­so­phiques et mon­trer com­ment il s’agit d’outils ayant per­mis dans le pas­sé de trai­ter des ques­tions simi­laires, tout en fai­sant com­prendre que le contexte a chan­gé et qu’il y a lieu de retra­vailler ces concepts dans le nou­veau cadre du monde actuel : bref, il s’agirait, un peu comme on prouve le mou­ve­ment en mar­chant, d’apporter la preuve que la tra­di­tion phi­lo­so­phique donne à pen­ser et per­met aux jeunes qui y sont ini­tiés d’apprendre à pen­ser par eux-mêmes. Quelques réfé­rences à des recherches de phi­lo­so­phie contem­po­raine mon­tre­raient que ce type d’activité reste vivant et fécond aujourd’hui.

Dans notre esprit, ces leçons devraient aus­si s’ouvrir aux phi­lo­so­phies juives et isla­miques ; il serait pré­cieux notam­ment pour les jeunes musul­mans de com­prendre qu’il existe d’autres tra­di­tions d’interprétations du don­né cora­nique que celles qui inondent les réseaux sociaux et les librai­ries isla­miques ; des phi­lo­sophes comme Ibn Sina (Avi­cenne) et Ibn Rushd (Aver­roès) ont déve­lop­pé des doc­trines com­pa­tibles avec la révé­la­tion, mais où la rai­son garde tous ses droits, ouvrant par là la pos­si­bi­li­té de pen­ser un islam des Lumières. Les emprunts à la tra­di­tion phi­lo­so­phique devraient concer­ner éga­le­ment les phi­lo­so­phies extrême-orien­tales (Chine, Inde, Japon) car nous ne pou­vons res­ter indif­fé­rents à l’entrée de tous ces pays dans le club des acteurs mon­diaux de pre­mier plan et encore davan­tage aux tré­sors de sagesse que recèlent ces tra­di­tions pour une vie de qua­li­té aujourd’hui. De plus, en nous ouvrant à l’altérité phi­lo­so­phique, nous appre­nons à mieux cer­ner les spé­ci­fi­ci­tés de notre propre tra­di­tion occidentale.

La phi­lo­so­phie telle que nous l’entendons se trouve à l’intersection de deux types de pra­tiques intel­lec­tuelles : les pra­tiques scien­ti­fi­co-tech­niques où l’on cherche à expli­quer le monde, en sélec­tion­nant un objet d’étude bien déli­mi­té et en l’étudiant de façon ration­nelle et cri­tique, selon une métho­do­lo­gie expé­ri­men­tale adap­tée. Ce type de dis­cours a connu des déve­lop­pe­ments consi­dé­rables ces der­niers siècles, à tel point que cer­tains ont vou­lu y voir le seul mode d’accès valable au réel. Mais, avant le dis­cours scien­ti­fique, ont exis­té et existent encore ce qu’on pour­rait appe­ler les dis­cours de sens : nous visons par là les doc­trines reli­gieuses (athéisme inclus), les concep­tions artis­tiques, lit­té­raires, les visions du monde indi­vi­duelles ou col­lec­tives : ils portent sur le tout du réel et pré­tendent en élu­ci­der le sens, défi­nir des notions comme celles de bien et de mal, de beau et de laid, de vrai et de faux ; ils entendent consti­tuer un cadre englo­bant et signi­fiant pour la vie des hommes. L’ambition de ces dis­cours à l’égard du tout les amène habi­tuel­le­ment à pro­cé­der de façon sim­ple­ment asser­tive, voire dog­ma­tique, sans argu­men­ta­tion véri­ta­ble­ment com­plète sur le plan ration­nel et cri­tique. Mais cette fai­blesse métho­do­lo­gique ne doit pas occul­ter leur contri­bu­tion essen­tielle à la recherche du sens de la vie ; les sciences, quant à elles, sont plus rigou­reuses, mais paient cette rigueur d’une frag­men­ta­tion de leurs objets d’études où toute signi­fi­ca­tion en défi­ni­tive se dis­sipe au pro­fit de for­ma­lismes abstraits.

Dans le monde actuel, nous voyons ces deux types de dis­cours coha­bi­ter dif­fi­ci­le­ment, dans cer­tains cas s’affronter ouver­te­ment, cha­cun vou­lant réduire l’autre à la non-per­ti­nence, en par­ti­cu­lier sur la ques­tion du vrai. Ce manque de recon­nais­sance mutuel s’explique par l’absence de point de vue métho­do­lo­gique véri­ta­ble­ment com­mun. La phi­lo­so­phie a ceci de par­ti­cu­lier qu’elle se veut ration­nelle et cri­tique comme les sciences, mais ouverte éga­le­ment sur le tout, comme les dis­cours de sens : on peut phi­lo­so­pher sur n’importe quoi, sur tout et même sur le tout, si l’on pro­cède selon la métho­do­lo­gie adap­tée. La phi­lo­so­phie consti­tue dès lors une sorte d’instance de média­tion, capable de dis­cu­ter avec les dis­cours de type scien­ti­fique sur la base d’un idéal com­mun de ratio­na­li­té cri­tique et apte éga­le­ment à tenir le rôle d’interlocuteur pour les dis­cours de sens sur des thèmes essen­tiels tels que le bien et le mal, le sens de l’existence, un concept de véri­té qui ne se réduit pas à l’exactitude, etc. Consi­dé­rée sous cet angle, la phi­lo­so­phie n’est pas du tout un luxe, mais une véri­table néces­si­té, un élé­ment indis­pen­sable de la cohé­sion sociale dans nos socié­tés démo­cra­tiques et plu­ra­listes ; sans elle, dis­cours de sens et dis­cours scien­ti­fiques n’ont tout sim­ple­ment plus de réfé­ren­tiel com­mun, et risquent de bas­cu­ler vers une forme ou l’autre d’intégrisme (l’intégrisme reli­gieux est suf­fi­sam­ment connu ; mais le scien­tisme peut être consi­dé­ré comme une forme d’intégrisme scientifique).

En ce sens, nous pou­vons vrai­ment par­ler aujourd’hui d’un rôle citoyen de la phi­lo­so­phie. Par sa méthode réflexive, elle ques­tionne, argu­mente, reprend les résul­tats des sciences, écoute de manière cri­tique les asser­tions des dis­cours de sens, et intègre tout cela à sa concep­tion qui se veut une contri­bu­tion ration­nelle à la ques­tion du sens, tout en res­tant consciente des limites de son approche. Elle assure un espace com­mun entre per­sonnes se récla­mant d’options dif­fé­rentes et même dis­pa­rates. Repen­ser une notion élar­gie du concept de citoyen­ne­té rentre donc bien dans son domaine de com­pé­tence et les élèves pour­raient ain­si com­prendre qu’avec ce cours de Phi­lo­so­phie et citoyen­ne­té, ils reçoivent des outils pour gar­der vivant ce monde com­mun sans lequel il ne peut y avoir de recon­nais­sance mutuelle et pour ensemble, dans une démarche rele­vant d’une dyna­mique d’intelligence col­lec­tive, œuvrer à défi­nir et mettre en œuvre ce nou­veau concept de citoyen­ne­té que le contexte actuel appelle mani­fes­te­ment de ses vœux.

Jean-Michel Cou­net - pré­sident de l’Ins­ti­tut supé­rieur de phi­lo­so­phie (UCL)

Lau­rence Bou­quiaux - pré­si­dente de dépar­te­ment (ULg)

Sophie Kli­mis - pré­si­dente de dépar­te­ment (USaint-Louis)

Marie-Gene­viève Pin­sart - pré­si­dente de dépar­te­ment (ULB)

Lau­ra Riz­ze­rio - pré­si­dente de dépar­te­ment (UNa­mur)

  1. «[…] un cours com­mun d’éducation à la citoyen­ne­té, dans le res­pect des prin­cipes de la neu­tra­li­té, en lieu et place d’une heure de cours confes­sion­nel ou de morale laïque. Ce cours sera doté de réfé­ren­tiels spé­ci­fiques, incluant un appren­tis­sage des valeurs démo­cra­tiques, des valeurs des droits de l’homme, des valeurs du vivre ensemble et une approche his­to­rique des phi­lo­so­phies des reli­gions et de la pen­sée laïque. En aucun cas, cette réforme ne pour­ra entrai­ner la perte d’emploi pour les ensei­gnants concer­nés en place. » DPC – juillet 2014. L’intitulé du cours est deve­nu depuis Phi­lo­so­phie et citoyen­ne­té, dans le rap­port du groupe de tra­vail du Par­le­ment de la Com­mu­nau­té fran­çaise (1er juillet 2015)