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Signification, valeur et mémoire : quand les mots s’en mêlent

Blog - Chronique de l’Irrégulière - génocide Mémoire valeurs par Laurence Rosier

octobre 2017

« Les mots sont comme les mon­naies : ils ont une valeur propre avant d’exprimer tous les genres de valeur. » (Riva­rol) Au début du XXe siècle, le lin­guiste Louis Fer­di­nand de Saus­sure avait mis en avant la notion de valeur dans ses des­crip­tions du sys­tème de la langue : la valeur est un élé­ment de la signi­fi­ca­tion du […]

Chronique de l’Irrégulière

« Les mots sont comme les mon­naies : ils ont une valeur propre avant d’exprimer tous les genres de valeur.» (Riva­rol)

Au début du XXe siècle, le lin­guiste Louis Fer­di­nand de Saus­sure avait mis en avant la notion de valeur dans ses des­crip­tions du sys­tème de la langue : la valeur est un élé­ment de la signi­fi­ca­tion du mot, car elle met en rela­tion, d’une part, les mots avec les choses ou les idées et, d’autre part, les mots entre eux. Forêt et bois ont en com­mun le sème arbre, mais n’ont pas la même valeur d’emploi (on ne les ren­contre pas sys­té­ma­ti­que­ment dans le même contexte, on dit je me chauffe au bois, mais je marche en forêt…). La signi­fi­ca­tion d’un mot s’arrête là où com­mence celle d’un autre qui lui res­semble étran­ge­ment, et de ce mou­ve­ment nait la valeur des mots. 

Il s’agit d’une valeur qui se dis­tingue donc de la signi­fi­ca­tion, mais qui peut au fil des emplois s’inscrire dans des usages qu’on dira mar­qués ou axio­lo­giques (basés sur une échelle de valeurs esthé­tiques, morales, idéo­lo­giques, etc.). Repre­nons le mot forêt : lorsque le phi­lo­sophe Pierre Mache­rey publie, sur son blogue, un texte inti­tu­lé Mar­cher en forêt avec Des­cartes, c’est un ren­voi à l’expérience socio­his­to­rique d’un espace consi­dé­ré, à l’époque du phi­lo­sophe clas­sique, comme une zone de non-droit où il ne fait point bon s’aventurer. Et Mache­rey de rap­pe­ler que la forêt s’inscrit dans un ima­gi­naire occi­den­tal glo­bal : on est loin de la défi­ni­tion clas­sique du dictionnaire !

En ana­lyse du dis­cours, la notion de valeur du mot sonne plu­tôt comme celui de son poids mémo­riel, acquis tout au long de ses emplois qui montrent la dyna­mique du sens. N’en déplaise à notre tro­pisme éty­mo­lo­giste, les mots peuvent s’éloigner de leur sens ori­gi­nel, voire en adop­ter un autre, deve­nir ambi­gus, contra­dic­toires et fonc­tion­ner dans l’économie de l’échange lin­guis­tique comme de la fausse mon­naie ou de la mon­naie de singe sémantique.

Cette capa­ci­té mémo­rielle que le mot pos­sède est uti­li­sée par la socié­té lorsque, par exemple, elle nomme un évè­ne­ment en choi­sis­sant tan­tôt un lieu, tan­tôt une date qui est cen­sée fédé­rer (ou dis­tin­guer) des sou­ve­nirs, des cultures et… des valeurs. Mai 68, le 11 sep­tembre, Tcher­no­byl… Le mot acquiert donc une valeur éthique par la com­mé­mo­ra­tion et le sou­ve­nir dont il devient le gardien. 

Évi­dem­ment cer­tains mots pèsent plus que d’autres :

  • un nom com­mun n’a pas la même charge mémo­rielle qu’un nom propre. Le mot chat sus­cite évi­dem­ment une mul­ti­tude de mémoires indi­vi­duelles (cha­cun cherche alors son chat à lui/elle) et col­lec­tive (les repré­sen­ta­tions liées au félin domes­tique, comme les chat.te.s notoires qui reçoivent un nom propre : Le chat Bot­té, Kiki La Dou­cette, Félix le Chat, Gros minet, Gar­field, Chou­pette la chatte de Karl Lagerfeld…);
  • un nom propre peut en prin­cipe être tou­jours réuti­li­sé pour dési­gner un nou­vel objet du monde (je peux à loi­sir renom­mer mon ani­mal domes­tique Socrate, Bel­mon­do ou Ber­mudes). Car en langue, le nom propre est une sorte de « son » sans signi­fi­ca­tion pré­éta­blie et la dési­gna­tion d’un objet du monde par le nom propre va alors don­ner un sens à ce dernier. 

Par­mi les noms com­muns, il y en a qui pèsent aus­si plus que les autres, civi­li­sa­tion, culture, ou encore liber­té, démo­cra­tie… Que repré­sentent les mots asperge, cra­vate, chaus­sette face à ce poids his­to­rique ? Ils peuvent cepen­dant avoir diverses conno­ta­tions, comme l’asperge qui appelle un ima­gi­naire éro­tique : elle « invite à l’amour », disait Madame de Main­te­non. La cra­vate sus­cite un ima­gi­naire sté­réo­ty­pé de la droite conser­va­trice et on est au-delà des mots. Quant à la chaus­sette, l’historienne Régine Robin confron­tait à l’aune du sou­ve­nir deux chaus­settes expo­sées au musée Karl­shorst à Ber­lin : l’une russe, l’autre alle­mande, toutes deux rame­nées à la même mémoire « anthro­po­lo­gique », la même expé­rience humaine, mais pas à la même mémoire poli­tique. L’idéologie dans les chaus­settes… Comme dans le mot détail, d’ailleurs, les mots à « pin­cettes » et à mémoire lourde même s’ils étaient légers. 

Jus­te­ment, quand on étu­die les emplois et les valeurs du mot light, on constate que son usage est abon­dant en fran­çais (il a même subi une fran­ci­sa­tion : je light, un ligh­teur, ce qui est signe de son inté­gra­tion) dans le domaine du mar­ke­ting pour dif­fé­rents pro­duits (ciga­rettes, pro­duits allé­gés, par­fums…). L’extrapolation du light à des pro­duits dont le gras est consti­tu­tif finit par nous don­ner le pro­duit dépouillé de son iden­ti­té. Tapez cas­sou­let ou char­cu­te­rie light sur votre moteur de recherche et vous ver­rez fleu­rir les recettes et les pro­duits… Le tra­jet du mot devient exem­plaire : il pos­sède une valeur posi­tive (light = léger, aérien, allé­gé, non gras) et une valeur néga­tive (light = super­fi­ciel ou encore néfaste pour la san­té). Son étude nous montre éga­le­ment des emplois idéo­lo­gi­que­ment mar­qués au-delà de la sphère des pro­duits publi­ci­taires : l’expression islam light, musul­man light signi­fie « modé­ré », « éclai­ré », mais aus­si « fac­tice », « inau­then­tique » et s’intègre dans un débat poli­tique plus large sur les rap­ports entre la reli­gion musul­mane et ses modes d’être et de pen­ser dans la socié­té contem­po­raine. Ensuite les usages deviennent débri­dés : musique light, livre light, grève de la faim light, sodo­mie light, fémi­nisme light, machisme light, « le com­mu­nisme chi­nois se fait light », le « fas­cisme light » (Guillon, mais pas seule­ment) et, cerise sur le gâteau light, « l’extrémisme light de Marine Lepen ».

À l’inverse, des mots ont acquis un tel poids qu’il semble qu’on ne puisse plus les uti­li­ser et les réuti­li­ser, comme s’ils étaient écra­sés par leur mémoire : c’est le cas de cer­tains noms propres. Dans la cote des pré­noms, Adolphe ou Adolf, même si Ben­ja­min Constant est pas­sé par là, ne l’a plus lui, la cote, depuis qu’un cer­tain Hit­ler l’a défi­ni­ti­ve­ment alour­di. Dans le domaine des noms com­muns, on ima­gine que des termes comme géno­cide ou néga­tion­nisme sont irré­mé­dia­ble­ment ancrés dans une réa­li­té socio­his­to­rique qui les attache désor­mais à une signi­fi­ca­tion forte, voire juridique. 

Et pour­tant… On trouve dans des contextes divers géno­cide ves­ti­men­taire, épu­ra­tion sty­lis­tique (dans le contexte du prin­temps tuni­sien, mais aus­si à pro­pos de mode seule­ment), géno­cide ou tcher­no­byl culi­naire, exter­mi­na­tion capil­laire (à pro­pos des ori­gi­na­li­tés de coif­fure des joueurs de foot), tsu­na­mi ou tcher­no­byl (encore) capil­laire, conflit capil­laire, mas­sacre capil­laire, géno­cide capil­laire (les coif­feurs sont d’ailleurs trai­tés régu­liè­re­ment de bour­reaux) comme dans l’extrait sui­vant qui mul­ti­plie d’ailleurs les mots mémoire com­muns et propres : « Cet appren­ti coif­feur vient de m’infliger le pire géno­cide capil­laire de tous les temps. J’ai Ver­dun et Bey­routh sur le scalp ». Un groupe FB veut fédé­rer autour du slo­gan : Non au géno­cide capil­laire mas­cu­lin… « Après des années de néga­tion­nisme capil­laire » poste sur un forum une par­ti­ci­pante qui rap­pelle com­bien elle ne s’est pas pré­oc­cu­pée de ses che­veux. Un hapax1 enfin : Shoah capil­laire (sur le site Comi­té de vigi­lance israé­lite fran­çaise contre l’antisémitisme et le nazisme à la télé). L’emploi de ces termes dans le cadre de la coif­fure peut paraitre tout à fait « dépla­cé » (futile) et, en même temps, il y a une sorte de mémoire mal­gré tout convo­quée quand on pense aux vic­times rasées des camps… Où s’arrêtent et où com­mencent les fils mémo­riels ? La mémoire comme un scalp ?

Un der­nier exemple cano­nique en ana­lyse du dis­cours est l’emploi réité­ré de l’expression [prise d’otages notam­ment lors de conflits sociaux et de grèves2 : faut-il rap­pe­ler que cette expres­sion désigne le fait qu’une per­sonne soit prise ou livrée comme garan­tie de l’exécution de cer­taines conven­tions mili­taires ou poli­tiques ? La défi­ni­tion dic­tion­naire pré­cise : « Lais­ser des otages à l’ennemi. Per­sonne dont on s’empare et qu’on uti­lise comme moyen de pres­sion contre quelqu’un. »

En fait, dans l’analyse du dis­cours, on com­pose avec une cer­taine éthique du dis­cours (Que fai­sons-nous en répé­tant des dis­cours qui risquent de perdre leur mémoire?) et le fonc­tion­na­lisme (les mots se décon­tex­tua­lisent et se recon­tex­tua­lisent sans cesse, c’est la base de leur emploi), avec notre socié­té qui a besoin de mots mémoires et de mots évè­ne­ments pour unir (ou dés­unir) et la com­mu­ni­ca­tion qui a prag­ma­ti­que­ment besoin d’user, de ré-user (et d’abuser) des mots…

La ques­tion de la res­pon­sa­bi­li­té lexi­cale peut être posée dès lors que les inter­ven­tions sont le fait d’institutions ou d’hommes, de femmes publiques : « On sait que les mots sont faits pour cir­cu­ler, et que leur sens bouge au gré de leurs voyages dans le temps et l’espace[…] N’empêche qu’on peut s’interroger sur l’éthique lan­ga­gière de ceux qui les emploient lorsqu’ils occupent une posi­tion sociale domi­nante et sont ain­si dotés d’une parole d’autorité : n’ont-ils aucune res­pon­sa­bi­li­té dans les actes de nomi­na­tion […]?» (Moi­rand et Por­quier 2008)

Biblio­gra­phie sommaire

  1. Mot qui n’a qu’une seule occur­rence dans la littérature.
  2. Lire l’article de J. Kwa­schin, « Flo­rence Aube­nas, usa­gère du rail », La Revue nou­velle, n°8/2014

Laurence Rosier


Auteur

Née en 1967, Laurence Rosier est licenciée et docteure en philosophie et lettres. Elle est professeure de linguistique, d’analyse du discours et de didactique du français à l’ULB. Auteure de nombreux ouvrages, elle a publié plus de soixante articles dans des revues internationales, a organisé et participé à plus de cinquante colloques internationaux, codirigé de nombreux ouvrages sur des thèmes aussi divers que la ponctuation, le discours comique ou la citation ou encore la langue française sur laquelle elle a coécrit M.A. Paveau, "La langue française passions et polémiques" en 2008. Elle a collaboré au Dictionnaire Colette (Pléiade). Spécialiste de la citation, sa thèse publiée sous le titre "Le discours rapporté : histoire, théories, pratiques" a reçu le prix de l’essai Léopold Rosy de l’Académie belge des langues et lettres. Son "petit traité de l’insulte" (rééd en 2009) a connu un vif succès donnant lieu à un reportage : Espèce de…l’insulte est pas inculte. Elle dirige une revue internationale de linguistique qu’elle a créée avec sa collègue Laura Calabrese : Le discours et la langue. Avec son compagnon Christophe Holemans, elle a organisé deux expositions consacrées aux décrottoirs de Bruxelles : "Décrottoirs !" en 2012. En 2015, elle est commissaire de l’exposition "Salope et autres noms d’oiselles". En novembre 2017 parait son dernier ouvrage intitulé L’insulte … aux femmes (180°), couronné par le prix de l’enseignement et de la formation continue du parlement de la communauté WBI (2019). Elle a été la co-commissaire de l’expo Porno avec Valérie Piette (2018). Laurence Rosier est régulièrement consultée par les médias pour son expertise langagière et féministe. Elle est chroniqueuse du média Les Grenades RTBF et à La Revue nouvelle (Blogue de l’irrégulière). Elle a été élue au comité de gestion de la SCAM en juin 2019.
 Avec le groupe de recherche Ladisco et Striges (études de genres), elle développe des projets autour d’une linguistique « utile » et dans la cité.