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« Sauve qui veut » : vers une charité sélective ?
Depuis peu, les utilisateurs Facebook accédant à leur compte auront pu découvrir un onglet d’appel aux dons pour le Népal. Véritable « talking point » du moment, le désastre bénéficie d’une couverture majeure. Le récit médiatique autour du séisme s’alimente quotidiennement d’anecdotes médiagéniques –nourrissons miraculés et autres rescapés sous les décombres – et s’efforce de belgiciser les enjeux : des témoignages d’expats belges en déshérence (mais « à priori, pas de Belge parmi les victimes »), jusqu’au maintien du suspense autour d’une mission B‑Flop finalement avortée. Objectif : alimenter l’émoi, stimuler l’empathie à distance pour in fine activer la solidarité pécuniaire directe.
« L’hystérisation médiatique » est ainsi censée déboucher sur un élan solidaire ; une stimulation de la mobilisation citoyenne par médias cathodiques ou numériques interposés. Celle-ci va d’ailleurs de pair avec un zapping cataclysmique ; une succession de séquences funestes aussi intenses qu’éphémères, le séisme népalais éclipsant l’éruption du volcan Calbuco au Chili et reléguant momentanément le sort des naufragés en méditerranée et la boucherie syro-irakienne aux oubliettes du JT.
L’agenda setting médiatique accouche, on le sait, d’un calendrier caritatif. Le journaliste se chargeant de la collecte paroissiale annuelle, ira parfois jusqu’à donner de sa personne. On songe aux trois animateurs radio de Vivacité enfermés naguère « pour la bonne cause » durant 6 jours et 6 nuits. Une claustration consentie en guise de sensibilisation à la problématique des bébés vivant sous le seuil de pauvreté en Belgique.
Certains auront esquissé un léger sourire en entrapercevant sur les réseaux une photo du « cœur avec les mains » du duo libéral Charles Michel et Maggie De Block, invités de marque de l’édition 2015 du Télévie, l’opération caritative organisée depuis 1989 par RTL-TVI au profit du Fonds de la Recherche Scientifique. Pour rappel, l’action de la chaîne commerciale privée luxembourgeoise joue un rôle moteur dans la vulgarisation de la recherche sur la leucémie et le cancer auprès du grand public.
À l’heure où l’on dépèce le « Welfare State », au moment même où l’état se désengage d’un certain nombre de missions d’aide aux personnes, d’aucuns jugeront comme particulièrement cynique la présence du binôme fédéral à l’antenne. Cocasse, en effet, de constater l’appel médiatisé à la générosité individuelle d’une initiative privée venant pallier les carences du domaine public, le tout en présence d’une Ministre de la Santé Publique affairée aux fourneaux (« défi ratatouille » dans un duel « Top Chef » l’opposant au Premier Ministre).
Ainsi, tandis que les médias succèdent aux sociétés de bienfaisance d’autrefois et coordonnent les élans charitables, les politiques passent – volontiers – au second plan, participant eux-aussi, modestement, – comme peoples parmi d’autres – à l’effort citoyen. Alors que la dernière soirée Télévie pulvérisait les records en franchissant le cap des 150 millions d’euros récoltés, s’opérait donc, en parallèle, une externalisation/privatisation de la solidarité collective avec l’aval du téléspectateur. Dès lors, ce qui relevait jadis uniquement de l’Etat, des services publics, d’une action publique organisée se voit graduellement confié à l’expertise du quatrième pouvoir auquel il revient de procéder au tri préalable des causes à valoriser à l’écran, avant d’activer l’appel aux dons.
Peut-on pour autant affirmer que c’est – de manière progressive – au glissement symbolique et consenti vers un modèle de charité « à l’américaine » que l’on assiste ? Sous-traiter les services sociaux à des bénévoles, tout en encourageant la charité privée médiatiquement orchestrée permettrait en effet à termes de remédier à la réduction des dépenses de l’Etat.
Il faut toutefois rappeler, comme le fait Benoît Bréville1, qu’aux Etats-Unis, l’État n’est pas considéré comme l’unique dépositaire de l’intérêt général. Il existe traditionnellement une « philanthropie de masse », mobilisant chaque année des dizaines de millions de citoyens de toutes conditions sociales. Le dimanche à l’église, lors des fêtes de l’école, dans les magasins ou les administrations, par téléphone ou en ligne, les Américains sont sollicités en permanence – le tout hors-champ média. Une charité structurelle et autosuffisante pour certains électeurs.
Pour l’heure les Belges continueront sans doute de privilégier l’idée d’une redistribution sociale par l’Etat. Les mentalités pourraient néanmoins évoluer. En cause : un climat de méfiance envers les « pouvoirs redistributifs » couplé à une nécessaire politique de réduction des dépenses publiques – « There Is No Alternative » (TINA).
Aussi, à l’instar d’une participation individuelle et ponctuelle à des élans solidaires globaux, les contribuables pourraient vouloir à terme reprendre la main sur la gestion de leurs contributions au bien commun à l’échelle nationale : un « ownership » [une réappropriation] de la prévoyance collective venant concurrencer la fonction redistributive jusqu’ici confiée à l’impôt.
Remplacer l’impôt par des dons librement consentis à la collectivité ? Les plus optimistes diront qu’un regain de civilité se révèlerait ainsi chez les néo-donateurs (les ex-imposés). C’est l’avis du philosophe allemand Peter Sloterdijk2, pour qui la société européenne aurait oublié l’art de la générosité – les affects nobles se voyant limités aux ONG, voire au « Charity Business ». Pour Sloterdijk, la « fiscocratie » actuelle ne reconnaît pas de citoyen-donneur, elle ne connaît que des débiteurs. Pire, à l’inverse du Télévie, les dons versés à l’État sont considérés comme des contributions forcées – presque comme un pillage légal. L’externalisation de la solidarité collective s’opposerait donc à la dynamique de ressentiment d’une fiscalité contraignante d’un État devenu une « Église sociale pratiquant l’aumône forcée ». Réaliste, l’auteur propose d’amorcer le changement à petites doses : en donnant aux contribuables la possibilité d’affecter librement une partie de leur dû fiscal.
Ajoutons qu’en encourageant les dons, une plateforme socio-numérique comme Facebook (entreprise américaine cotée en bourse), déjà principal levier du slacktivisme (le militantisme virtuel ou « clicktivisme ») mondial, contribue dès à présent au basculement culturel (et générationnel) vers une charité sélective et vers une redéfinition de la solidarité collective.
L’impact sur le champ d’action du politique s’annonce par conséquent déterminant. Verdict temporaire : c’est le plat de ratatouille de Maggie De Block qui fut finalement choisi par le chef Ghislaine Arabian.
- B. Bréville, “La charité contre l’État”, Le Monde diplomatique, décembre 2014.
- P. Sloterdijk, Repenser l’impôt. Pour une éthique du don démocratique, Paris, Libella-Maren Sell, 2012.