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« Sauve qui veut » : vers une charité sélective ?

Blog - Belgosphère - charité solidarité par Nicolas Baygert

mai 2015

Depuis peu, les uti­li­sa­teurs Face­book accé­dant à leur compte auront pu décou­vrir un onglet d’appel aux dons pour le Népal. Véri­table « tal­king point » du moment, le désastre béné­fi­cie d’une cou­ver­ture majeure. Le récit média­tique autour du séisme s’alimente quo­ti­dien­ne­ment d’anecdotes média­gé­niques –nour­ris­sons mira­cu­lés et autres res­ca­pés sous les décombres – et s’efforce de bel­gi­ci­ser les enjeux : des témoi­gnages d’expats belges en déshé­rence (mais « à prio­ri, pas de Belge par­mi les vic­times »), jusqu’au main­tien du sus­pense autour d’une mis­sion B‑Flop fina­le­ment avor­tée. Objec­tif : ali­men­ter l’émoi, sti­mu­ler l’empathie à dis­tance pour in fine acti­ver la soli­da­ri­té pécu­niaire directe. 

Belgosphère

« L’hystérisation média­tique » est ain­si cen­sée débou­cher sur un élan soli­daire ; une sti­mu­la­tion de la mobi­li­sa­tion citoyenne par médias catho­diques ou numé­riques inter­po­sés. Celle-ci va d’ailleurs de pair avec un zap­ping cata­clys­mique ; une suc­ces­sion de séquences funestes aus­si intenses qu’éphémères, le séisme népa­lais éclip­sant l’éruption du vol­can Cal­bu­co au Chi­li et relé­guant momen­ta­né­ment le sort des nau­fra­gés en médi­ter­ra­née et la bou­che­rie syro-ira­kienne aux oubliettes du JT. 

L’agenda set­ting média­tique accouche, on le sait, d’un calen­drier cari­ta­tif. Le jour­na­liste se char­geant de la col­lecte parois­siale annuelle, ira par­fois jusqu’à don­ner de sa per­sonne. On songe aux trois ani­ma­teurs radio de Viva­ci­té enfer­més naguère « pour la bonne cause » durant 6 jours et 6 nuits. Une claus­tra­tion consen­tie en guise de sen­si­bi­li­sa­tion à la pro­blé­ma­tique des bébés vivant sous le seuil de pau­vre­té en Belgique. 

Cer­tains auront esquis­sé un léger sou­rire en entra­per­ce­vant sur les réseaux une pho­to du « cœur avec les mains » du duo libé­ral Charles Michel et Mag­gie De Block, invi­tés de marque de l’édition 2015 du Télé­vie, l’opération cari­ta­tive orga­ni­sée depuis 1989 par RTL-TVI au pro­fit du Fonds de la Recherche Scien­ti­fique. Pour rap­pel, l’action de la chaîne com­mer­ciale pri­vée luxem­bour­geoise joue un rôle moteur dans la vul­ga­ri­sa­tion de la recherche sur la leu­cé­mie et le can­cer auprès du grand public.

À l’heure où l’on dépèce le « Wel­fare State », au moment même où l’état se désen­gage d’un cer­tain nombre de mis­sions d’aide aux per­sonnes, d’aucuns juge­ront comme par­ti­cu­liè­re­ment cynique la pré­sence du binôme fédé­ral à l’antenne. Cocasse, en effet, de consta­ter l’appel média­ti­sé à la géné­ro­si­té indi­vi­duelle d’une ini­tia­tive pri­vée venant pal­lier les carences du domaine public, le tout en pré­sence d’une Ministre de la San­té Publique affai­rée aux four­neaux (« défi rata­touille » dans un duel « Top Chef » l’opposant au Pre­mier Ministre). 

Ain­si, tan­dis que les médias suc­cèdent aux socié­tés de bien­fai­sance d’autrefois et coor­donnent les élans cha­ri­tables, les poli­tiques passent – volon­tiers – au second plan, par­ti­ci­pant eux-aus­si, modes­te­ment, – comme peoples par­mi d’autres – à l’effort citoyen. Alors que la der­nière soi­rée Télé­vie pul­vé­ri­sait les records en fran­chis­sant le cap des 150 mil­lions d’euros récol­tés, s’opérait donc, en paral­lèle, une externalisation/privatisation de la soli­da­ri­té col­lec­tive avec l’aval du télé­spec­ta­teur. Dès lors, ce qui rele­vait jadis uni­que­ment de l’E­tat, des ser­vices publics, d’une action publique orga­ni­sée se voit gra­duel­le­ment confié à l’expertise du qua­trième pou­voir auquel il revient de pro­cé­der au tri préa­lable des causes à valo­ri­ser à l’écran, avant d’activer l’appel aux dons.

Peut-on pour autant affir­mer que c’est – de manière pro­gres­sive – au glis­se­ment sym­bo­lique et consen­ti vers un modèle de cha­ri­té « à l’américaine » que l’on assiste ? Sous-trai­ter les ser­vices sociaux à des béné­voles, tout en encou­ra­geant la cha­ri­té pri­vée média­ti­que­ment orches­trée per­met­trait en effet à termes de remé­dier à la réduc­tion des dépenses de l’Etat.

Il faut tou­te­fois rap­pe­ler, comme le fait Benoît Bré­ville1, qu’aux Etats-Unis, l’État n’est pas consi­dé­ré comme l’unique dépo­si­taire de l’intérêt géné­ral. Il existe tra­di­tion­nel­le­ment une « phi­lan­thro­pie de masse », mobi­li­sant chaque année des dizaines de mil­lions de citoyens de toutes condi­tions sociales. Le dimanche à l’église, lors des fêtes de l’école, dans les maga­sins ou les admi­nis­tra­tions, par télé­phone ou en ligne, les Amé­ri­cains sont sol­li­ci­tés en per­ma­nence – le tout hors-champ média. Une cha­ri­té struc­tu­relle et auto­suf­fi­sante pour cer­tains électeurs. 

Pour l’heure les Belges conti­nue­ront sans doute de pri­vi­lé­gier l’idée d’une redis­tri­bu­tion sociale par l’Etat. Les men­ta­li­tés pour­raient néan­moins évo­luer. En cause : un cli­mat de méfiance envers les « pou­voirs redis­tri­bu­tifs » cou­plé à une néces­saire poli­tique de réduc­tion des dépenses publiques – « There Is No Alter­na­tive » (TINA).

Aus­si, à l’instar d’une par­ti­ci­pa­tion indi­vi­duelle et ponc­tuelle à des élans soli­daires glo­baux, les contri­buables pour­raient vou­loir à terme reprendre la main sur la ges­tion de leurs contri­bu­tions au bien com­mun à l’échelle natio­nale : un « owner­ship » [une réap­pro­pria­tion] de la pré­voyance col­lec­tive venant concur­ren­cer la fonc­tion redis­tri­bu­tive jusqu’ici confiée à l’impôt.

Rem­pla­cer l’impôt par des dons libre­ment consen­tis à la col­lec­ti­vi­té ? Les plus opti­mistes diront qu’un regain de civi­li­té se révè­le­rait ain­si chez les néo-dona­teurs (les ex-impo­sés). C’est l’avis du phi­lo­sophe alle­mand Peter Slo­ter­dijk2, pour qui la socié­té euro­péenne aurait oublié l’art de la géné­ro­si­té – les affects nobles se voyant limi­tés aux ONG, voire au « Cha­ri­ty Busi­ness ». Pour Slo­ter­dijk, la « fis­co­cra­tie » actuelle ne recon­naît pas de citoyen-don­neur, elle ne connaît que des débi­teurs. Pire, à l’inverse du Télé­vie, les dons ver­sés à l’É­tat sont consi­dé­rés comme des contri­bu­tions for­cées – presque comme un pillage légal. L’externalisation de la soli­da­ri­té col­lec­tive s’opposerait donc à la dyna­mique de res­sen­ti­ment d’une fis­ca­li­té contrai­gnante d’un État deve­nu une « Église sociale pra­ti­quant l’au­mône for­cée ». Réa­liste, l’auteur pro­pose d’amorcer le chan­ge­ment à petites doses : en don­nant aux contri­buables la pos­si­bi­li­té d’affecter libre­ment une par­tie de leur dû fiscal. 

Ajou­tons qu’en encou­ra­geant les dons, une pla­te­forme socio-numé­rique comme Face­book (entre­prise amé­ri­caine cotée en bourse), déjà prin­ci­pal levier du slack­ti­visme (le mili­tan­tisme vir­tuel ou « click­ti­visme ») mon­dial, contri­bue dès à pré­sent au bas­cu­le­ment cultu­rel (et géné­ra­tion­nel) vers une cha­ri­té sélec­tive et vers une redé­fi­ni­tion de la soli­da­ri­té collective. 

L’impact sur le champ d’action du poli­tique s’annonce par consé­quent déter­mi­nant. Ver­dict tem­po­raire : c’est le plat de rata­touille de Mag­gie De Block qui fut fina­le­ment choi­si par le chef Ghis­laine Arabian.

  1. B. Bré­ville, “La cha­ri­té contre l’État”, Le Monde diplo­ma­tique, décembre 2014.
  2. P. Slo­ter­dijk, Repen­ser l’im­pôt. Pour une éthique du don démo­cra­tique, Paris, Libel­la-Maren Sell, 2012.

Nicolas Baygert


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