Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Rien à justifier. Quand la publicité conforte les dominants

Blog - e-Mois - communication Domination publicité Société par Christophe Mincke

mars 2019

L’image a fleu­ri sur les murs de la ville. Elle repré­sente, à l’avant-plan, un père por­tant sa fille sur les épaules. Ils sont tous les deux habillés à la manière des prin­cesses Dis­ney. Der­rière eux, garée le long du trot­toir de ce qui semble être une ban­lieue rési­den­tielle, une ber­line alle­mande, une Mer­cedes classe B, pour être précis. […]

e-Mois

L’image a fleu­ri sur les murs de la ville. Elle repré­sente, à l’avant-plan, un père por­tant sa fille sur les épaules. Ils sont tous les deux habillés à la manière des prin­cesses Dis­ney. Der­rière eux, garée le long du trot­toir de ce qui semble être une ban­lieue rési­den­tielle, une ber­line alle­mande, une Mer­cedes classe B, pour être pré­cis. Au loin, la ville et ses gratte-ciels. Le slo­gan : « Rien à jus­ti­fier ». L’affiche s’accompagne d’un clip publi­ci­taire repre­nant ce slo­gan et van­tant le XXIe siècle béni où l’on n’a plus à jus­ti­fier son amour (mise en scène d’un couple mixte), son habille­ment (à nou­veau, le père habillé en prin­cesse), ni sa pré­oc­cu­pa­tion pour les autres (un pro­fes­seur aidant sa fille en gar­dant son jeune fils qu’il emmène à ses cours). Nous res­te­rons ici cen­trés sur l’affiche qui orne nos murs sans plus d’explications.

L’image du père et de sa fille fait réfé­rence à une vidéo qui a récem­ment fait le buzz sur les réseaux sociaux, dans laquelle un père et son fils, dégui­sés en prin­cesses, dan­saient sur la chan­son géné­rique de la Reine des neiges, de Disney.

On peut sup­po­ser que le père et le fils se sont dégui­sés et ont dan­sé parce que ça leur fai­sait plai­sir. Si le pre­mier a fil­mé et a par­ta­gé la scène, c’était sans doute pour mon­trer qu’on peut être père sans se deman­der en per­ma­nence si l’on res­pecte les contraintes des modèles clas­siques de mas­cu­li­ni­té et sans les impo­ser à son fils. « Rien à jus­ti­fier » me semble par­fai­te­ment adé­quat pour décrire cette scène : ils s’amusent et n’ont rien à justifier.

Est-ce ce que nous dit Mer­cedes en uti­li­sant une réfé­rence à cette vidéo et en lui adjoi­gnant ce slo­gan, devant la voi­ture que la marque veut nous vendre ? En appa­rence, oui…, mais en appa­rence seulement.

On note­ra tout d’abord l’amenuisement de la trans­gres­sion via le rem­pla­ce­ment d’un gar­çon par une fille. Le père qui se déguise en prin­cesse et auto­rise son fils à faire de même n’est pas celui qui se déguise en prin­cesse pour accom­pa­gner dans ses jeux sa fille lorsqu’elle se conforme par­fai­te­ment aux sté­réo­types de genre. Les filles en prin­cesses et les gar­çons en poli­ciers, rien n’est plus res­pec­tueux des modèles sociaux dominants.

Mais ce qui pose prin­ci­pa­le­ment ques­tion, c’est l’usage du couple père-fille pour vendre la voi­ture garée der­rière eux. Il s’agit d’une Mer­cedes classe B, une voi­ture fami­liale cou­tant entre 30 et 40.000 euros. Son gaba­rit et son prix en font la can­di­date par­faite pour être la voi­ture de socié­té d’un cadre et père de famille. Ce n’est pas une Lada, ce n’est pas une voi­ture ori­gi­nale et « déca­lée » (si tant est que ça puisse exis­ter), c’est le modèle d’une marque qui cherche à entre­te­nir son image de res­pec­ta­bi­li­té. Mer­cedes est depuis long­temps la marque de la bour­geoi­sie qui réus­sit1, qui fait des choix ration­nels et sans risques, qui affiche avec séré­ni­té et une osten­ta­tion mesu­rée sa par­faite inté­gra­tion sociale. Du moins est-ce ce qu’elle vou­drait être, nous ne pou­vons bien enten­du nous pro­non­cer pour les indi­vi­dus qui achètent les voi­tures. Il est dès lors dif­fi­cile de voir dans la pos­ses­sion d’un tel véhi­cule une quel­conque remise en ques­tion des normes sociales, en ce com­pris, des normes fami­liales et des sté­réo­types de genre.

Quoi de plus conven­tion­nel, quoi de moins ris­qué que ce choix ? Tout l’inverse, en somme, de ce père qui se filme dégui­sé en prin­cesse. Fina­le­ment, s’il n’y a rien à jus­ti­fier dans le choix de la voi­ture, c’est parce que per­sonne (ou presque) ne demande aux indi­vi­dus conformes aux normes domi­nantes de se justifier… 

Quoique… on sait les tenants de l’ordre en place sour­cilleux face aux cri­tiques et prompts à trou­ver qu’on ne les aime pas suf­fi­sam­ment. Eux, les gagnants, les pro­duc­teurs de richesses, les indi­vi­dus res­pec­tueux et res­pon­sables, les moteurs de l’économie et les exemples pour l’édification des masses, com­ment ose-t-on les cri­ti­quer, les bro­car­der, leur deman­der des comptes ? Il n’est que de voir la levée de bou­cliers, chez les hommes, face au #metoo, qui poin­tait leurs pri­vi­lèges et les dérives aux­quelles ceux-ci menaient. Il n’est que de voir la levée de bou­cliers en plexi­glas face aux reven­di­ca­tions des gilets jaunes, en ce com­pris celles qui relèvent de la lutte sociale.

Face à des voix dis­cor­dantes qui pointent les pri­vi­lèges, les inéga­li­tés sociales et les vio­lences, y com­pris sym­bo­liques, faut-il se jus­ti­fier ? Jamais ! « Dans ma voi­ture, signe de ma réus­site sociale et de ma confor­mi­té, je n’ai rien à jus­ti­fier. Je n’ai pas à jus­ti­fier ma posi­tion sociale ni la pol­lu­tion de mon véhi­cule, encore moins les abat­te­ments fis­caux dont je jouis grâce à ma voi­ture de socié­té. » Bref, il s’agit cette fois d’assumer l’ordre établi.

Mais les gens qui conduisent des Mer­cedes classe B sont-ils si conven­tion­nels et, si oui, se per­çoivent-ils comme tels ? Dans une socié­té qui pro­meut à tout bout de champ l’innovation, la trans­gres­sion des limites, la libé­ra­tion des car­cans, le rejet des tabous et la capa­ci­té de rup­ture, il ne fait pas bon reven­di­quer sa bana­li­té. Dans un tel contexte, les domi­nants2 n’aiment rien tant que de se com­pa­rer à des explo­ra­teurs, des élé­ments « dis­rup­tifs », capables de pen­ser « out of the box » et de « sor­tir de leur zone de confort », bref, des indi­vi­dus d’exception pour les­quels les normes sociales sont par trop étri­quées. La trans­gres­sion est une ver­tu lorsqu’elle est féconde et le fait de ceux qui font tour­ner le monde.

Mais de quelles normes parle-t-on ? Cer­tai­ne­ment pas des normes de genre, par exemple, que trans­gresse le père repré­sen­té sur l’affiche, pas non plus de celles attri­buant aux uns et aux autres les mérites et démé­rites qui jus­ti­fient leur posi­tion sociale, pas davan­tage de celles qui règlent la pro­tec­tion des sta­tuts et des capi­taux (éco­no­miques, sociaux, rela­tion­nels, etc.). On ne parle donc pas des normes qu’enfreignent quo­ti­dien­ne­ment les relé­gués, les mino­ri­tés et les mino­ri­sées lorsqu’ils luttent contre un ordre social qui les oppresse. Ceux à laquelle cette publi­ci­té s’adresse sont par­fai­te­ment insé­rés, bien dans leurs papiers, du côté du manche. Ils se trouvent donc à l’étroit dans des règles qui, sou­vent, visent à garan­tir une cer­taine jus­tice, un cer­tain équi­libre des pou­voirs, même mini­mal. Bref, les normes qui les gênent aux entour­nures sont prin­ci­pa­le­ment celles qui les empêchent de jouir sans limites de leur pou­voir et de leurs privilèges.

Quelles sont les règles dont pour­rait vou­loir s’affranchir le conduc­teur poten­tiel de cette voi­ture ? Il ne rêve sur­ement pas de s’habiller en femme, ou de pou­voir por­ter un voile de run­ning sans être regar­dé de tra­vers, ou de mater­ner libre­ment ses enfants… Quelles règles ? Le Code de la route ? Les dis­po­si­tions fis­cales ? La règle­men­ta­tion sur le tra­vail ? Les normes envi­ron­ne­men­tales ? Les normes sociales réprou­vant un tant soit peu le sexisme ou la pau­vro­pho­bie ? Sans doute tout cela.

On en convien­dra, les deux types de trans­gres­sion consi­dé­rée ici sont net­te­ment dif­fé­rents. L’un concerne des indi­vi­dus domi­nés et a une visée éman­ci­pa­trice, il est figu­ré par le père et sa fille, l’autre est le fait de membres des groupes domi­nants et a une fonc­tion impor­tante de per­pé­tua­tion des domi­na­tions. Or, ce que fait cette publi­ci­té, c’est iden­ti­fier l’un et l’autre, les fai­sant tous deux pas­ser pour éman­ci­pa­teurs, comme si toute norme était oppres­sive par essence.

Rien à jus­ti­fier ? Si ! Un ordre du monde pro­fon­dé­ment injuste et qui nous conduit à la catas­trophe (notam­ment envi­ron­ne­men­tale). Et c’est bien là que ça coince, car, quand les domi­nés contestent les inéga­li­tés, les dis­cri­mi­na­tions et les vio­lences sys­té­miques dont ils sont vic­times, les domi­nants leur répondent qu’ils sont, eux, les vraies vic­times, parce qu’on leur confisque leur argent dure­ment gagné, et qu’on les cen­sure en les empê­chant de rire de tout (et sur­tout des mino­ri­tés et des mino­ri­sées), et que not all men, et qu’ils ont un ami noir, et qu’ils ne sont pas racistes, mais…

Voi­là ce qu’il y a de pro­fon­dé­ment gênant dans cette publi­ci­té : qu’elle fasse radi­ca­le­ment le contraire de ce qu’elle pré­tend. Elle conforte l’ordre social et dit aux domi­nants qu’ils sont eux aus­si en droit de se libé­rer des normes qui les contraignent un tant soit peu. D’un même mou­ve­ment, elle désa­morce la cri­tique des domi­nés et ins­ti­tue les domi­nants en vic­times de contes­ta­tions injustes, aux­quelles ils ont rai­son de répondre par le silence et le mépris. En cela, cette publi­ci­té est une vio­lence sym­bo­lique de plus à l’égard de ceux qui tentent de se libé­rer d’emprises nor­ma­tives aliénantes.

Au-delà de ce face-à-face, on peut pen­ser que Mer­cedes a vu juste et met en scène un élé­ment cru­cial des affron­te­ments sociaux contem­po­rains, un élé­ment qui met les domi­nants dans l’embarras, à savoir la délé­gi­ti­ma­tion pro­gres­sive de leur action, de leur posi­tion et la mon­tée d’une exi­gence de red­di­tion de comptes. Face aux innom­brables tares dont nos contem­po­rains et notre pla­nète souffrent, les regards se tournent vers ceux qui ont en main, et depuis long­temps, les leviers du pou­voir éco­no­mique, poli­tique et sym­bo­lique. On peut dou­ter que l’option vitres tein­tées suf­fise à évi­ter ces regards.

  1. Qui a dit « des bou­chers et des fermiers » ?
  2. Nous n’employons pas ce terme en sous-enten­dant que les conduc­teurs de Mer­cedes sont de grands diri­geants, des pontes, des indi­vi­dus inves­tis d’un pou­voir par­ti­cu­lier, mais pour indi­quer qu’ils font par­tie inté­grante des groupes sociaux qui exercent le pou­voir (poli­tique, éco­no­mique, social, sym­bo­lique) dans notre société.

Christophe Mincke


Auteur

Christophe Mincke est codirecteur de La Revue nouvelle, directeur du département de criminologie de l’Institut national de criminalistique et de criminologie et professeur à l’Université Saint-Louis à Bruxelles. Il a étudié le droit et la sociologie et s’est intéressé, à titre scientifique, au ministère public, à la médiation pénale et, aujourd’hui, à la mobilité et à ses rapports avec la prison. Au travers de ses travaux récents, il interroge notre rapport collectif au changement et la frénésie de notre époque.