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Rien à justifier. Quand la publicité conforte les dominants
L’image a fleuri sur les murs de la ville. Elle représente, à l’avant-plan, un père portant sa fille sur les épaules. Ils sont tous les deux habillés à la manière des princesses Disney. Derrière eux, garée le long du trottoir de ce qui semble être une banlieue résidentielle, une berline allemande, une Mercedes classe B, pour être précis. […]
L’image a fleuri sur les murs de la ville. Elle représente, à l’avant-plan, un père portant sa fille sur les épaules. Ils sont tous les deux habillés à la manière des princesses Disney. Derrière eux, garée le long du trottoir de ce qui semble être une banlieue résidentielle, une berline allemande, une Mercedes classe B, pour être précis. Au loin, la ville et ses gratte-ciels. Le slogan : « Rien à justifier ». L’affiche s’accompagne d’un clip publicitaire reprenant ce slogan et vantant le XXIe siècle béni où l’on n’a plus à justifier son amour (mise en scène d’un couple mixte), son habillement (à nouveau, le père habillé en princesse), ni sa préoccupation pour les autres (un professeur aidant sa fille en gardant son jeune fils qu’il emmène à ses cours). Nous resterons ici centrés sur l’affiche qui orne nos murs sans plus d’explications.
L’image du père et de sa fille fait référence à une vidéo qui a récemment fait le buzz sur les réseaux sociaux, dans laquelle un père et son fils, déguisés en princesses, dansaient sur la chanson générique de la Reine des neiges, de Disney.
On peut supposer que le père et le fils se sont déguisés et ont dansé parce que ça leur faisait plaisir. Si le premier a filmé et a partagé la scène, c’était sans doute pour montrer qu’on peut être père sans se demander en permanence si l’on respecte les contraintes des modèles classiques de masculinité et sans les imposer à son fils. « Rien à justifier » me semble parfaitement adéquat pour décrire cette scène : ils s’amusent et n’ont rien à justifier.
Est-ce ce que nous dit Mercedes en utilisant une référence à cette vidéo et en lui adjoignant ce slogan, devant la voiture que la marque veut nous vendre ? En apparence, oui…, mais en apparence seulement.
On notera tout d’abord l’amenuisement de la transgression via le remplacement d’un garçon par une fille. Le père qui se déguise en princesse et autorise son fils à faire de même n’est pas celui qui se déguise en princesse pour accompagner dans ses jeux sa fille lorsqu’elle se conforme parfaitement aux stéréotypes de genre. Les filles en princesses et les garçons en policiers, rien n’est plus respectueux des modèles sociaux dominants.
Mais ce qui pose principalement question, c’est l’usage du couple père-fille pour vendre la voiture garée derrière eux. Il s’agit d’une Mercedes classe B, une voiture familiale coutant entre 30 et 40.000 euros. Son gabarit et son prix en font la candidate parfaite pour être la voiture de société d’un cadre et père de famille. Ce n’est pas une Lada, ce n’est pas une voiture originale et « décalée » (si tant est que ça puisse exister), c’est le modèle d’une marque qui cherche à entretenir son image de respectabilité. Mercedes est depuis longtemps la marque de la bourgeoisie qui réussit1, qui fait des choix rationnels et sans risques, qui affiche avec sérénité et une ostentation mesurée sa parfaite intégration sociale. Du moins est-ce ce qu’elle voudrait être, nous ne pouvons bien entendu nous prononcer pour les individus qui achètent les voitures. Il est dès lors difficile de voir dans la possession d’un tel véhicule une quelconque remise en question des normes sociales, en ce compris, des normes familiales et des stéréotypes de genre.
Quoi de plus conventionnel, quoi de moins risqué que ce choix ? Tout l’inverse, en somme, de ce père qui se filme déguisé en princesse. Finalement, s’il n’y a rien à justifier dans le choix de la voiture, c’est parce que personne (ou presque) ne demande aux individus conformes aux normes dominantes de se justifier…
Quoique… on sait les tenants de l’ordre en place sourcilleux face aux critiques et prompts à trouver qu’on ne les aime pas suffisamment. Eux, les gagnants, les producteurs de richesses, les individus respectueux et responsables, les moteurs de l’économie et les exemples pour l’édification des masses, comment ose-t-on les critiquer, les brocarder, leur demander des comptes ? Il n’est que de voir la levée de boucliers, chez les hommes, face au #metoo, qui pointait leurs privilèges et les dérives auxquelles ceux-ci menaient. Il n’est que de voir la levée de boucliers en plexiglas face aux revendications des gilets jaunes, en ce compris celles qui relèvent de la lutte sociale.
Face à des voix discordantes qui pointent les privilèges, les inégalités sociales et les violences, y compris symboliques, faut-il se justifier ? Jamais ! « Dans ma voiture, signe de ma réussite sociale et de ma conformité, je n’ai rien à justifier. Je n’ai pas à justifier ma position sociale ni la pollution de mon véhicule, encore moins les abattements fiscaux dont je jouis grâce à ma voiture de société. » Bref, il s’agit cette fois d’assumer l’ordre établi.
Mais les gens qui conduisent des Mercedes classe B sont-ils si conventionnels et, si oui, se perçoivent-ils comme tels ? Dans une société qui promeut à tout bout de champ l’innovation, la transgression des limites, la libération des carcans, le rejet des tabous et la capacité de rupture, il ne fait pas bon revendiquer sa banalité. Dans un tel contexte, les dominants2 n’aiment rien tant que de se comparer à des explorateurs, des éléments « disruptifs », capables de penser « out of the box » et de « sortir de leur zone de confort », bref, des individus d’exception pour lesquels les normes sociales sont par trop étriquées. La transgression est une vertu lorsqu’elle est féconde et le fait de ceux qui font tourner le monde.
Mais de quelles normes parle-t-on ? Certainement pas des normes de genre, par exemple, que transgresse le père représenté sur l’affiche, pas non plus de celles attribuant aux uns et aux autres les mérites et démérites qui justifient leur position sociale, pas davantage de celles qui règlent la protection des statuts et des capitaux (économiques, sociaux, relationnels, etc.). On ne parle donc pas des normes qu’enfreignent quotidiennement les relégués, les minorités et les minorisées lorsqu’ils luttent contre un ordre social qui les oppresse. Ceux à laquelle cette publicité s’adresse sont parfaitement insérés, bien dans leurs papiers, du côté du manche. Ils se trouvent donc à l’étroit dans des règles qui, souvent, visent à garantir une certaine justice, un certain équilibre des pouvoirs, même minimal. Bref, les normes qui les gênent aux entournures sont principalement celles qui les empêchent de jouir sans limites de leur pouvoir et de leurs privilèges.
Quelles sont les règles dont pourrait vouloir s’affranchir le conducteur potentiel de cette voiture ? Il ne rêve surement pas de s’habiller en femme, ou de pouvoir porter un voile de running sans être regardé de travers, ou de materner librement ses enfants… Quelles règles ? Le Code de la route ? Les dispositions fiscales ? La règlementation sur le travail ? Les normes environnementales ? Les normes sociales réprouvant un tant soit peu le sexisme ou la pauvrophobie ? Sans doute tout cela.
On en conviendra, les deux types de transgression considérée ici sont nettement différents. L’un concerne des individus dominés et a une visée émancipatrice, il est figuré par le père et sa fille, l’autre est le fait de membres des groupes dominants et a une fonction importante de perpétuation des dominations. Or, ce que fait cette publicité, c’est identifier l’un et l’autre, les faisant tous deux passer pour émancipateurs, comme si toute norme était oppressive par essence.
Rien à justifier ? Si ! Un ordre du monde profondément injuste et qui nous conduit à la catastrophe (notamment environnementale). Et c’est bien là que ça coince, car, quand les dominés contestent les inégalités, les discriminations et les violences systémiques dont ils sont victimes, les dominants leur répondent qu’ils sont, eux, les vraies victimes, parce qu’on leur confisque leur argent durement gagné, et qu’on les censure en les empêchant de rire de tout (et surtout des minorités et des minorisées), et que not all men, et qu’ils ont un ami noir, et qu’ils ne sont pas racistes, mais…
Voilà ce qu’il y a de profondément gênant dans cette publicité : qu’elle fasse radicalement le contraire de ce qu’elle prétend. Elle conforte l’ordre social et dit aux dominants qu’ils sont eux aussi en droit de se libérer des normes qui les contraignent un tant soit peu. D’un même mouvement, elle désamorce la critique des dominés et institue les dominants en victimes de contestations injustes, auxquelles ils ont raison de répondre par le silence et le mépris. En cela, cette publicité est une violence symbolique de plus à l’égard de ceux qui tentent de se libérer d’emprises normatives aliénantes.
Au-delà de ce face-à-face, on peut penser que Mercedes a vu juste et met en scène un élément crucial des affrontements sociaux contemporains, un élément qui met les dominants dans l’embarras, à savoir la délégitimation progressive de leur action, de leur position et la montée d’une exigence de reddition de comptes. Face aux innombrables tares dont nos contemporains et notre planète souffrent, les regards se tournent vers ceux qui ont en main, et depuis longtemps, les leviers du pouvoir économique, politique et symbolique. On peut douter que l’option vitres teintées suffise à éviter ces regards.
- Qui a dit « des bouchers et des fermiers » ?
- Nous n’employons pas ce terme en sous-entendant que les conducteurs de Mercedes sont de grands dirigeants, des pontes, des individus investis d’un pouvoir particulier, mais pour indiquer qu’ils font partie intégrante des groupes sociaux qui exercent le pouvoir (politique, économique, social, symbolique) dans notre société.