Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Respecter les travailleuses pour relancer l’économie

Blog - Délits d’initiés par Olivier Derruine

avril 2015

Il y a quelques mois, parais­sait dans une indif­fé­rence qua­si géné­rale un brillant rap­port conçu conjoin­te­ment par l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes, le SPF Eco­no­mie, le Bureau fédé­ral du Plan abor­dant de long en large la ques­tion de l’écart sala­rial. À tra­vers les nonante pages, Hil­de­gard Van Hove et les sept sta­tis­ti­ciens qui l’accompagnent […]

Délits d’initiés

Il y a quelques mois, parais­sait dans une indif­fé­rence qua­si géné­rale un brillant rap­port conçu conjoin­te­ment par l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes, le SPF Eco­no­mie, le Bureau fédé­ral du Plan abor­dant de long en large la ques­tion de l’écart sala­rial. À tra­vers les nonante pages, Hil­de­gard Van Hove et les sept sta­tis­ti­ciens qui l’accompagnent décor­tiquent le phé­no­mène sous tous les angles pos­sibles en ana­ly­sant les moindres recoins du mar­ché du tra­vail, ou plu­tôt des mar­chés du tra­vail, celui des hommes et celui des femmes.

Les multiples dimensions de l’écart salarial

L’écart sala­rial varie selon la période prise en compte pour son calcul : 

  • sur la base des salaires men­suels bruts moyens des tra­vailleurs à temps plein et à temps par­tiel pris ensemble, il s’élevait à 21% en 2011 ;
  • cal­cu­lé sur la base des salaires horaires bruts, il retom­bait à 13%. 

Cette dif­fé­rence s’explique par le fait que la durée de tra­vail des hommes est plus longue que celle des femmes. 

Ces écarts ont été réduits de moi­tié au cours des trente der­nières années.

Dans le sec­teur pri­vé, les salaires horaires moyens sont plus éle­vés dans les entre­prises d’au moins dix tra­vailleurs, et ce quel que soit le sexe, mais en même temps, l’écart sala­rial aug­mente avec le nombre de tra­vailleurs dans l’entreprise. Or, les femmes tra­vaillent plus sou­vent dans des petites entre­prises avec des salaires modérés. 

L’âge n’est pas étran­ger à la gran­deur de l’écart sala­rial : « Tan­dis que le salaire horaire brut des hommes aug­mente de manière assez régu­lière, celui des femmes tend à stag­ner à par­tir de la tranche d’âge des 35 – 44 ans. La consé­quence directe de ce phé­no­mène est une aggra­va­tion de l’écart sala­rial, lequel passe de 5% pour les 25 – 34 ans à 10% pour les 35 – 44 ans, 15% pour les 45 – 54 ans avant d’atteindre son maxi­mum à 21% pour les 55 – 64 ans. »

Même aux postes de direc­tion les plus éle­vés, les femmes subissent une double peine : non seule­ment, elles sont sous-repré­sen­tées : elles n’occupent qu’un tiers des fonc­tions diri­geantes alors qu’elles repré­sentent un peu moins de la moi­tié des tra­vailleurs (le fameux pla­fond de verre). Ensuite, l’écart sala­rial à ce niveau s’élève quand même à 14%.

L’approche des inéga­li­tés entre hommes et femmes sur le plan de la rému­né­ra­tion peut être élar­gie pour tenir compte des avan­tages extra-légaux. Les ordres de gran­deur sont sen­si­ble­ment dif­fé­rents : l’écart poin­tant à envi­ron 40% pour les contri­bu­tions pour la pen­sion com­plé­men­taire et pour les options sur actions. Mais il est vrai que cela ne concerne qu’une faible par­tie des sala­riés (res­pec­ti­ve­ment 10% et moins de 1% du total des tra­vailleurs de chaque sexe). En revanche, alors que plus d’un homme et d’une femme sur deux béné­fi­cient de rem­bour­se­ments des dépla­ce­ments domi­cile-lieu de tra­vail, l’écart s’établit à 29%.

L’écart salarial au microscope

Au total, le salaire horaire brut des femmes est infé­rieur de 2,43 € à celui des hommes. La moi­tié de l’écart sala­rial peut être expli­quée — à ne pas confondre avec « jus­ti­fiée » ou « légi­time » — par une dou­zaine de fac­teurs iden­ti­fiables (cf. colonne). L’autre moi­tié reste entou­rée de points d’interrogation ou peut être consi­dé­rée comme une mesure de la dis­cri­mi­na­tion à l’égard des femmes. Au total donc, 25% de l’écart sala­rial peuvent être attri­bués à des carac­té­ris­tiques pro­fes­sion­nelles (pro­fes­sion, sec­teur, contrat, région de tra­vail), 13% à des carac­té­ris­tiques indi­vi­duelles (édu­ca­tion, expé­rience, ancien­ne­té) et 12% à des carac­té­ris­tiques per­son­nelles du tra­vailleur (natio­na­li­té, type de ménage, état civil).

camembert_ecart_salarial_parts_expliquee_et_inexpliquee-2.png

decomposition_ecart_salarial_explique-2.png

Un empilement de déclarations d’intentions

Les inéga­li­tés sala­riales sont à ce point tenaces qu’on serait ten­té de pen­ser qu’il s’agit d’une loi de la Nature. « C’est comme ça ! » Pour­tant, un grand nombre de textes, y com­pris légis­la­tifs, entendent s’attaquer au problème. 

Il n’y a pas moins de 40 ans — 40 ans ! —, les ministres de l’Emploi de l’Europe des Neuf adop­taient une direc­tive concer­nant « le rap­pro­che­ment des légis­la­tions des États membres rela­tives à l’ap­pli­ca­tion du prin­cipe de l’é­ga­li­té des rému­né­ra­tions entre les tra­vailleurs mas­cu­lins et les tra­vailleurs fémi­nin ». Ce prin­cipe a été repris dans la Charte des droits fon­da­men­taux (article 23) ou la Charte sociale euro­péenne révi­sée (article 4). En 2006, la vieille direc­tive a connu une nou­velle jeunesse.

En Bel­gique, la loi du 22 avril 2012 vise à lut­ter contre l’écart sala­rial entre hommes et femmes. Elle s’accompagne de plu­sieurs arrê­tés d’exécution. « Les objec­tifs de cette loi du 22 avril 2012 sont les suivants :

  • s’attaquer à l’écart sala­rial au sens strict, c’est-à-dire au fait que les tra­vailleuses soient sous-payées [en agis­sant] au niveau de la for­ma­tion des salaires ;
  • pour cela, il est impor­tant d’associer les par­te­naires sociaux [et donc] faire en sorte que l’écart sala­rial devienne un thème per­ma­nent de la concer­ta­tion sociale aux trois niveaux de négo­cia­tion, inter­pro­fes­sion­nel, sec­to­riel et de l’entreprise.
  • Pour que l’écart sala­rial puisse faire l’objet de négo­cia­tions, il est néces­saire de rendre cet écart visible, trans­pa­rent, et négo­ciable. Ce sou­ci de rendre l’écart sala­rial visible et d’en faire un objet de négo­cia­tions consti­tue le fil conduc­teur des mesures mises en place pour les trois niveaux de négociation. »

La relance par le respect des travailleuses

Ten­tons de pous­ser l’analyse plus loin et deman­dons-nous ce qui se pas­se­rait si, du jour au len­de­main, chaque tra­vailleur était rému­né­ré de manière égale pour un même tra­vail, quel que soit son sexe. Posons éga­le­ment l’hypothèse que nous ne modi­fions pas la struc­ture du mar­ché du tra­vail (autre­ment dit, la sur­re­pré­sen­ta­tion des femmes dans les emplois à temps par­tiels, la durée de tra­vail plus longue des hommes, etc.); bref, on ne résorbe que la par­tie inex­pli­quée du camem­bert ci-des­sus. Nous n’appliquons donc ici qu’une cor­rec­tion du salaire horaire brut des femmes que nous aug­men­tons de la par­tie dite « inex­pli­quée » de l’écart sala­rial et que nous sus­pec­tons de ne pas être jus­ti­fiée. Nous pre­nons comme réfé­rence l’année 2013.

L’ensemble des tra­vailleuses devrait alors per­ce­voir un sur­plus de 3,6 mil­liards d’euros par an, soit 1% du PIB.

tableau_blogrn_femmes_masse_sal_suppl-2.png

En appli­quant un taux de pré­lè­ve­ment d’environ 30% pour avoir une esti­ma­tion (gros­sière) des recettes fis­cales addi­tion­nelles qu’une plus grande éga­li­té sala­riale entre les sexes amè­ne­rait, on arrive à 1,1 mil­liard. Si l’on rap­porte ce mon­tant à l’ensemble de la légis­la­ture, cela fait près de 5,4 mil­liards, soit à peu près 1/3 des 17 mil­liards d’euros d’économies bud­gé­taires envi­sa­gés par le gou­ver­ne­ment Michel.

Contourner le dérapage salarial consécutif

Un incon­vé­nient à cela : cette pro­gres­sion sou­daine des salaires des tra­vailleuses pro­vo­que­raient un regain du tant hon­ni déra­page sala­rial que ce même gou­ver­ne­ment, pro­lon­geant l’ambition du pré­cé­dent, entend résor­ber d’ici la fin de son mandat.
Mais peut-être que, cette fois-ci, au nom de leur res­pon­sa­bi­li­té sociale (deve­nue dans cer­tains cas « socié­tale ») dont elles se targuent, les entre­prises — en par­ti­cu­lier les plus impor­tantes d’entre elles qui sont mar­quées les plus fortes inéga­li­tés — consen­ti­raient à revoir leurs prio­ri­tés en rétri­buant moins leurs action­naires. Prendre à Albert Frère pour habiller Roset­ta, en gros. 

Cela pour­rait être un élé­ment mis sur la table de la négo­cia­tion col­lec­tive en appli­ca­tion de la loi de 2012. Rien ne s’y oppose et en par­ti­cu­lier pas la loi de 1996 qui sert de fon­de­ment aux aug­men­ta­tions sala­riales et au cal­cul du han­di­cap sala­rial puisque celle-ci pré­voit en son article 14 que « des mesures de modé­ra­tion » peuvent frap­per les divi­dendes. (La loi spé­ci­fie que ces mesures, si elles ne sont pas volon­taires, peuvent être impo­sées par un arrê­té royal.)

Après tout, en cette année 2013 d’augmentation du chô­mage (pas­sé de 7,6% en 2012 à 8,4% en 2013), de ralen­tis­se­ment éco­no­mique (PIB +0,3%) et de régres­sion du reve­nu dis­po­nible des par­ti­cu­liers (-0,2%), les béné­fices dis­tri­bués par les socié­tés non finan­cières ont grim­pé à 32 mil­liards d’euros, un bond de 8 mil­liards par rap­port à l’année pré­cé­dente. (Source : Banque natio­nale de Bel­gique, Belgostat.)

Conclusion

Les inéga­li­tés sala­riales sont dénon­cées depuis long­temps car elles bafouent le prin­cipe de « à tra­vail égal, salaire égal » et, au-delà, impliquent des pers­pec­tives de nature tout à fait dif­fé­rentes pour les hommes et les femmes, voire les enfants à charge de ces der­nières (lorsque les femmes sont à la tête d’une famille mono­pa­ren­tale, ce qui est le cas dans plus de 80% de ces situa­tions). À l’indignation qu’elles sus­citent, s’ajoute le fait que l’écart sala­rial est un frein pour notre éco­no­mie et coûte cher à la col­lec­ti­vi­té. Pour ces rai­sons, il est urgent de s’attaquer sérieu­se­ment à ce pro­blème. Le gou­ver­ne­ment doit être vigi­lant à ce que les par­te­naires sociaux s’y attellent et à reprendre la main s’ils accouchent de solu­tions insa­tis­fai­santes. Ain­si, la Bel­gique devrait se fixer des objec­tifs chif­frés pour la réduc­tion de l’écart sala­rial (injus­ti­fié) ain­si que des dates-butoirs et des sanc­tions en cas de non-res­pect… un peu à la manière de ce qui est fait lorsqu’un déra­page sala­rial est constaté.

Olivier Derruine


Auteur

économiste, conseiller au Parlement européen