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Radicalisation de la menace sur le travail social

Blog - e-Mois - NVA Terrorisme travail social par Scharpé

mars 2017

Envi­ron 800 per­sonnes se sont ras­sem­blées ce jeu­di 16 février, place Poe­laert à Bruxelles, contre la Pro­po­si­tion de loi modi­fiant le Code d’instruction cri­mi­nelle en vue de pro­mou­voir la lutte contre le ter­ro­risme. À l’i­ni­tia­tive du ras­sem­ble­ment, nous retrou­vons un nombre impres­sion­nant d’or­ga­ni­sa­tions dont le col­lec­tif « École en colère ». Alors que les assis­tants sociaux sont un public […]

e-Mois

Envi­ron 800 per­sonnes se sont ras­sem­blées ce jeu­di 16 février, place Poe­laert à Bruxelles, contre la Pro­po­si­tion de loi modi­fiant le Code d’instruction cri­mi­nelle en vue de pro­mou­voir la lutte contre le ter­ro­risme1. À l’i­ni­tia­tive du ras­sem­ble­ment, nous retrou­vons un nombre impres­sion­nant d’or­ga­ni­sa­tions2 dont le col­lec­tif « École en colère ». Alors que les assis­tants sociaux sont un public majo­ri­tai­re­ment peu mobi­li­sé poli­ti­que­ment, s’ins­cri­vant dans une concep­tion nor­ma­tive de leur tra­vail3, un pre­mier ras­sem­ble­ment de cette ampleur mérite une atten­tion particulière…

Un contexte politique tendu

Cette mobi­li­sa­tion s’ins­crit dans un contexte poli­tique où le contrôle des per­sonnes en situa­tion de pré­ca­ri­té ne cesse de croitre. Au nom de la lutte contre la menace ter­ro­riste, plu­sieurs arrê­tés et cir­cu­laires avaient déjà été adop­tés à l’en­contre des béné­fi­ciaires du reve­nu d’in­té­gra­tion sociale (RIS) et des migrants. 

Willy Bor­sus décla­rait déjà le 20 novembre 2015 : « Il est nor­mal que les béné­fi­ciaires d’un reve­nu d’intégration soient dis­po­nibles sur le mar­ché de l’emploi. Cette mesure est logique et elle s’intègre aus­si dans le contexte du départ de cer­tains béné­fi­ciaires du RIS vers des zones comme la Syrie ou l’Irak, mais aus­si plus sim­ple­ment par le phé­no­mène connu de per­sonnes par­tant en vil­lé­gia­ture à l’étranger tout en conti­nuant à béné­fi­cier du RIS »4.

En paral­lèle, d’autres mesures ont été mises en place afin de « res­pon­sa­bi­li­ser » les béné­fi­ciaires. Ain­si, l’ex­ten­sion du pro­jet indi­vi­dua­li­sé d’in­té­gra­tion sociale (PIIS) à l’en­semble des béné­fi­ciaires5 d’un RIS, désigne tant ceux-ci que leurs assis­tants sociaux comme cores­pon­sables de la pré­ca­ri­té, devant se « mettre en pro­jet » ensemble pour atteindre le seul moyen de réin­ser­tion désor­mais envi­sa­geable : l’emploi.

Tou­jours à titre d’exemple, le 2 jan­vier 2016, Jan Jam­bon et Théo Fran­cken met­taient à jour une cir­cu­laire qui n’a­vait jamais été appli­quée, afin de faci­li­ter l’in­ter­ven­tion des forces de polices dans les écoles afin d’ex­pul­ser les enfants sans-papiers6.

Les moti­va­tions du pro­jet de loi levant le secret pro­fes­sion­nel avaient le mérite d’être clairs : « Cette pro­po­si­tion de loi vise à contraindre les ins­ti­tu­tions de sécu­ri­té sociale et leur per­son­nel à com­mu­ni­quer des ren­sei­gne­ments au sujet des per­sonnes qui font l’objet d’une enquête concer­nant des infrac­tions ter­ro­ristes au pro­cu­reur du Roi qui mène cette enquête et qui en fait la demande. Les auteurs estiment que le secret pro­fes­sion­nel ne s’applique pas en l’espèce »7.

De l’en­semble de ces mesures se dégage une concep­tion coer­ci­tive du tra­vail social, dans laquelle les per­sonnes les plus fra­gi­li­sées sont à la fois res­pon­sables de leur pré­ca­ri­té et… asso­ciées à la vio­lence ter­ro­riste. Ces muta­tions que le légis­la­teur essaye d’ap­por­ter aux dif­fé­rents sec­teurs du tra­vail social sont anti­thé­tiques des valeurs acquises au cours de la for­ma­tion des assis­tants sociaux : les conflits entre les valeurs por­tées par les tra­vailleurs et celles por­tées par les pou­voirs publics s’accumulent à chaque nou­velle mesure8.

Un projet de loi qui repose sur un slogan

Au-delà des oppo­si­tions entre dif­fé­rentes sen­si­bi­li­tés poli­tiques, plu­sieurs acteurs de ter­rain se posent la ques­tion du carac­tère pra­ti­cable de la pro­po­si­tion de loi. Alors que le concept de radi­ca­li­sa­tion est omni­pré­sent dans le dis­cours média­tique, sa tra­duc­tion dans les réa­li­tés pra­tiques s’a­vère dif­fi­cile sinon impos­sible. Lorsque les tra­vailleurs sociaux essayent de « l’observer » dans le cadre d’une inter­ven­tion sociale, ils se trouvent confron­tés à un véri­table manque d’ou­tils. Plus encore, les outils exis­tants sont d’une piètre qua­li­té. Par exemple, la modi­fi­ca­tion de l’i­den­ti­té ou l’in­té­rêt sou­dain pour une reli­gion sont consi­dé­rés comme des « indi­ca­teurs » de radi­ca­li­sa­tion selon le minis­tère de l’Éducation natio­nale en France9… Évi­dem­ment, ces indi­ca­teurs peuvent tout aus­si bien répondre à une crise de la qua­ran­taine ou encore à une affir­ma­tion iden­ti­taire per­met­tant de reprendre pied dans la socié­té ! La médio­cri­té des outils pro­po­sés aux tra­vailleurs sociaux trouve son ori­gine dans le concept même du « pro­ces­sus de radi­ca­li­sa­tion » tel qu’il est uti­li­sé dans la sphère poli­ti­co-média­tique. Selon Renaud Maes, celui-ci répon­drait davan­tage à un besoin de confor­ter le dis­cours pré­éta­bli des res­pon­sables poli­tiques que de décrire les faits10 :

« Ain­si posé, le pro­blème devient contrô­lable et donc poli­ti­que­ment ras­su­rant : il suf­fit de sur­veiller de près les indi­vi­dus qui, dans la popu­la­tion, cor­res­pondent aux cri­tères de pré­dis­po­si­tion, de contrô­ler les contacts avec les agents iden­ti­fiés… Depuis 2005, par­tout en Europe, on a donc contrô­lé de près les musul­mans, ban­ni des pré­di­ca­teurs, sur­veillé des mos­quées, etc. Pour autant, à chaque nou­vel atten­tat, l’efficacité de ces mesures tient plus dans la foi sans cesse renou­ve­lée qu’elles ins­pirent que dans l’épreuve des faits. Plus encore, la plu­part des tra­vaux sérieux s’intéressant aux “radi­ca­li­sés” en ques­tion ont mis en évi­dence que leur conver­sion tenait plus du bas­cu­le­ment sou­dain que d’un lent pro­ces­sus d’apprentissage, et que ce bas­cu­le­ment n’a rien à voir avec une “édu­ca­tion religieuse”.»

Cette illu­sion dans laquelle les pou­voirs publics s’en­ferment se révèle contre­pro­duc­tive dans le cadre de la lutte contre le ter­ro­risme elle-même. En rom­pant le lien de confiance que per­met le secret pro­fes­sion­nel entre les assis­tants sociaux et les usa­gers, les pou­voirs publics prennent le risque de rompre les contacts entre les ins­ti­tu­tions dont ils ont la ges­tion et une par­tie non négli­geable de la popu­la­tion. Cette rup­ture vis-à-vis des ins­ti­tu­tions peut de plus contri­buer à ren­for­cer, par contraste, l’i­mage posi­tive de cer­taines asso­cia­tions intel­lec­tuelles et cari­ta­tives qui servent de base de recru­te­ment pour les groupes dji­ha­distes vio­lents — comme ont pu l’être « Sharia4Belgium » et « Res­to du Taw­hid »11.

C’est donc sur la base de cri­tères vagues et un concept contes­table que les assis­tants vont être contraints de rendre des comptes, au risque d’en­cou­rir des amendes allant de 26 à 10.000€ en cas de refus de com­mu­ni­quer les ren­sei­gne­ments deman­dés par le pro­cu­reur du Roi. Plus encore, cette injonc­tion va contri­buer à les rendre pro­fon­dé­ment inef­fi­caces dans leur mis­sion de ren­for­ce­ment des liens sociaux !

Remise en question du rôle des travailleurs sociaux

Les dif­fé­rentes asso­cia­tions ras­sem­blées le 16 février ne com­prennent pas les décla­ra­tions du légis­la­teur quant à la « néces­si­té de pré­ci­ser un code de déon­to­lo­gie qui était déjà expli­cite sur la ques­tion de la pro­tec­tion de n’im­porte quelle per­sonne : « 3.5. L’as­sis­tant social ne peut déro­ger au secret pro­fes­sion­nel que si les inté­rêts ou la sécu­ri­té du client ou de tiers sont mena­cés »12.

Der­rière cette « néces­si­té à pré­ci­ser » la manière dont les assis­tants sociaux devraient se com­por­ter face à la vio­lence ter­ro­riste, semble sur­tout se cacher le désir de trans­for­mer le rôle de l’as­sis­tant social. Cette injonc­tion de trans­mettre les infor­ma­tions et, dans une cer­taine mesure, de « débus­quer les ter­ro­ristes », consti­tue, pour nombre d’as­sis­tants sociaux, un glis­se­ment de leur rôle de sou­tien aux tiers vers le contrôle de ceux-ci. Ain­si, une ques­tion posée par Chris­tine Mahy13 trouve un écho très large par­mi les pro­fes­sion­nels du sec­teur et les tra­vailleurs sociaux en for­ma­tion : si la cible réelle de cette « lutte contre le ter­ro­risme » n’é­tait pas le tra­vail social lui-même ?

  1. Pro­po­si­tion de loi de V. Van Peel, modi­fiant le Code d’instruction cri­mi­nelle en vue de pro­mou­voir la lutte contre le ter­ro­risme, Ch. repr., dépo­sée le 22 sep­tembre 2016, DOC 54 2050/001, https://lc.cx/JdUp
  2. Notam­ment, la Ligue des droits de l’Homme (LDH), De Liga voor Men­sen­rech­ten (LIGA), le Comi­té de vigi­lance en tra­vail social (CVTS), la Fédé­ra­tion des CPAS bruxel­lois, la Fédé­ra­tion des CPAS wal­lons, Soli­da­ris-Mutua­li­té socia­liste, la Fédé­ra­tion géné­rale du tra­vail de Bel­gique (FGTB), la Confé­dé­ra­tion des syn­di­cats chré­tiens (CSC), l’Association de défense des allo­ca­taires sociaux (l’ADAS), le Réseau wal­lon de lutte contre la pau­vre­té (RWLP), Net­werk tegen Armoede, le Forum-Bruxelles contre les inéga­li­tés, le Col­lec­tif soli­da­ri­té contre l’exclusion, École en colère, la Fédé­ra­tion des ser­vices sociaux, le CIRE, la Fédé­ra­tion wal­lonne des assis­tants sociaux de CPASF (Fewasc), MOC Wal­lo­nie-Bruxelles, Tout Autre Chose, l’U­nion syn­di­cale étudiante.
  3. J‑F Gas­par, Tenir ! Les rai­sons d’être des tra­vailleurs sociaux, Paris, La Décou­verte, coll. « Enquêtes de ter­rain », 2012.
  4. Com­mu­ni­qué de presse du 20 novembre 2015, Willy Bor­sus limite le séjour à l’étranger des béné­fi­ciaires d’un reve­nu d’intégration.
  5. Loi du 21 juillet 2016 modi­fiant la loi du 26 mai 2002 concer­nant le droit à l’intégration sociale, MB, 2 aout 2016.
  6. Cir­cu­laire modi­fiant la cir­cu­laire du 29 avril 2003 rela­tive à l’é­loi­gne­ment de familles avec enfant(s) scolarisé(s) de moins de 18 ans. Inter­ven­tion des ser­vices de police dans les écoles, 2 jan­vier 2016.
  7. Pro­po­si­tion de loi de V. Van Peel, op. cit.
  8. Or on sait que ces conflits de valeurs qui marquent le tra­vail social sont l’un des fac­teurs majeurs de burn-out des assis­tants sociaux. Voir M. Sylin & R. Maes, Les dyna­miques du tra­vail social et de l’ac­com­pa­gne­ment des usa­gers : une mise en pers­pec­tive de la notion de tran­si­tion, REFUTS, 01/07/2013.
  9. Pré­ve­nir la radi­ca­li­sa­tion des jeunes, MENESR, 2015.
  10. R. Maes, « Radi­ca­li­sa­tion : que peut l’éducation popu­laire ? », Jour­nal de l’Alpha, 204, Lire & Écrire, 2017.
  11. C. Tor­re­kens, https://lc.cx/okDZ”>«Comprendre le bas­cu­le­ment dans la vio­lence jiha­diste », La Revue nou­velle, 27 novembre 2015 (consul­té le 16 février 2017).
  12. Code de déon­to­lo­gie belge fran­co­phone des assis­tants sociaux, UFAS, 1985.
  13. C. Mahy et J. Blai­ron, « Radi­ca­li­sa­tion de la guerre faite au tra­vail social : pour­quoi ? » (consul­té le 16 février 2017).

Scharpé


Auteur

étudiant à la Haute École Cardijn, stagiaire à La Revue nouvelle