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Que se passe-t-il au Venezuela ?

Blog - e-Mois par François Reman

mars 2014

Dif­fi­cile de se faire une idée objec­tive de ce qui se joue actuel­le­ment au Vene­zue­la. Pour décryp­ter la situa­tion, nous repre­nons ci-des­­sous l’analyse poin­tue et détaillée de Simon Rodri­guez Por­ras membre du Par­ti­do Socia­lis­mo y Liber­tad dont la ver­sion ori­gi­nale en espa­gnol a été publiée sur http://www.laclase.info/teoria/que-esta-pasando-en-venezuela et tra­duite par Marc Saint-Upe­­ry (jour­na­liste, tra­duc­teur, auteur du livre […]

e-Mois

Dif­fi­cile de se faire une idée objec­tive de ce qui se joue actuel­le­ment au Vene­zue­la. Pour décryp­ter la situa­tion, nous repre­nons ci-des­sous l’analyse poin­tue et détaillée de Simon Rodri­guez Por­ras membre du Par­ti­do Socia­lis­mo y Liber­tad dont la ver­sion ori­gi­nale en espa­gnol a été publiée sur http://www.laclase.info/teoria/que-esta-pasando-en-venezuela et tra­duite par Marc Saint-Upe­ry (jour­na­liste, tra­duc­teur, auteur du livre Le Rêve de Boli­var. Le défi des gauches sud-amé­ri­caines, La Décou­verte, 2008).

Les images de mil­liers de mani­fes­tants dans les rues des prin­ci­pales villes véné­zué­liennes, du déploie­ment de troupes et des actions de groupes de civils armés ont été dif­fu­sées à l’échelle inter­na­tio­nale au cours des deux der­nières semaines. Elles ont été accom­pa­gnées d’une part par les décla­ra­tions gran­di­lo­quentes du gou­ver­ne­ment qui dénonce un coup d’État, et de l’autre par les allé­ga­tions de la direc­tion de l’opposition bour­geoise, qui y voit une confir­ma­tion sup­plé­men­taire du carac­tère dic­ta­to­rial du sys­tème poli­tique véné­zué­lien. Qui­conque veut com­prendre la situa­tion à laquelle nous sommes confron­tés ne peut que consta­ter que la pré­sen­ta­tion des faits est si sou­vent mêlée à la pro­pa­gande des fac­tions en pré­sence qu’il est dif­fi­cile de prendre une posi­tion cri­tique. On pour­rait dire qu’en elle-même, cette situa­tion n’est pas nou­velle, à 12 ans d’un coup d’État qui a cris­tal­li­sé une pola­ri­sa­tion poli­tique aiguë. Cepen­dant, l’écart entre la situa­tion actuelle et celle vécue alors est tel­le­ment grand qu’à bien des égards, on peut décrire ce qui se passe aujourd’hui comme l’antithèse de 2002.

Une inflation incontrôlable

En décembre 2013, la crise actuelle a été pré­cé­dée par une vic­toire élec­to­rale du cha­visme. S’appuyant sur une cam­pagne contre la spé­cu­la­tion pen­dant laquelle il est inter­ve­nu dans quelques chaînes de maga­sins, prin­ci­pa­le­ment dans le sec­teur de l’électroménager, le gou­ver­ne­ment a rem­por­té 71,64 % des muni­ci­pa­li­tés, obte­nant envi­ron 49 % des voix, soit près de neuf points de plus que la Mesa de Uni­dad Demo­crá­ti­ca (MUD), la coa­li­tion des par­tis de l’opposition bour­geoise. Les dis­si­dents du cha­visme ont obte­nu 5 %, ceux de la MUD un peu plus de 2 %, de même que les autres can­di­da­tures indé­pen­dantes. La MUD avait fait cam­pagne en don­nant au scru­tin un carac­tère de plé­bis­cite contre le gou­ver­ne­ment, et elle a échoué en ce sens. Tou­te­fois, la vic­toire du cha­visme est rela­ti­vi­sée par l’aggravation de la crise éco­no­mique. L’année 2013 s’est conclue sur les indices d’inflation et de pénu­rie les plus éle­vés depuis de la période ini­tiée en 1999. La fausse pro­messe du gou­ver­ne­ment selon lequel un « juste prix » des articles de consom­ma­tion serait conso­li­dé par les inter­ven­tions des auto­ri­tés dans le sec­teur du com­merce à la veille des élec­tions a été rapi­de­ment et bru­ta­le­ment démen­tie par la réa­li­té. Sous l’impact des mesures de la Banque Cen­trale du Vene­zue­la (BCV), qui ont entraî­né une aug­men­ta­tion de 70 % de la masse moné­taire pen­dant l’année 2013, le taux d’inflation a atteint 56,2 %. Pen­dant les seuls mois de novembre et décembre, en pleine cam­pagne pour le « juste prix », l’inflation a été de 7 %. Quant à l’indice de pénu­rie, d’après la BCV, la moyenne des années 2003 à 2013 était de 13,3 %, mais en jan­vier 2014, elle était de 28 % (26,2 % dans la caté­go­rie des den­rées ali­men­taires). Entre 2012 et 2013, la sur­fac­tu­ra­tion des impor­ta­tions a dépas­sé 20 mil­liards de dol­lars, et Madu­ro a été obli­gé d’admettre publi­que­ment que le gou­ver­ne­ment n’avait jamais effec­tué aucun contrôle a pos­te­rio­ri de l’allocation de devises aux entre­prises impor­ta­trices. Les réserves inter­na­tio­nales ont bais­sé de 8,017 mil­liards de dol­lars en 2013 et se chif­fraient à 21,736 mil­liards de dol­lars début 2014.

Prémisses de négociations entre le gouvernement et l’opposition

Face à cette situa­tion, le gou­ver­ne­ment a uti­li­sé le capi­tal poli­tique de sa vic­toire élec­to­rale pour pro­mou­voir des négo­cia­tions avec la MUD afin d’obtenir son sou­tien aux mesures d’austérité qu’il sou­hai­tait mettre en œuvre. Dans une volte-face typique du cha­visme, dix jours après des élec­tions muni­ci­pales où il était cen­sé avoir vain­cu le « fas­cisme », Madu­ro s’est réuni cor­dia­le­ment à Mira­flores avec la plu­part des maires et des gou­ver­neurs de la MUD. Par­mi les diverses pro­po­si­tions dis­cu­tées à cette occa­sion a été évo­quée une aug­men­ta­tion du prix de l’essence, qui est très for­te­ment sub­ven­tion­née. Dans un com­mu­ni­qué ulté­rieur, la MUD a décla­ré appuyer cette mesure et annon­cé qu’elle met­tait « à la dis­po­si­tion de l’exécutif ses res­sources tech­niques et poli­tiques afin d’obtenir le consen­sus le plus ample autour d’une ques­tion d’une telle impor­tance dans la vie des Véné­zué­liens » (http://www.el-nacional.com/politica/MUD-dispuesta-participar-aumento-gasolina_0_321568006.html). Au cours de réunions ulté­rieures avec Madu­ro et le ministre de l’Intérieur, réunions aux­quelles par­ti­ci­pait le prin­ci­pal diri­geant de la MUD, Hen­rique Capriles, les auto­ri­tés régio­nales et locales ont eu un échange de vue sur la mise en oeuvre de plans de sécu­ri­té conjoints. De fait, l’impasse qui s’était ouverte avec l’élection pré­si­den­tielle d’avril 2013, dont la MUD n’avait pas recon­nu les résul­tats, est aujourd’hui sumontée.

Le 22 jan­vier, le gou­ver­ne­ment a annon­cé une déva­lua­tion de 79 % pour les articles d’importations consi­dé­rés comme non vitaux, ain­si que des quo­tas de dis­po­ni­bi­li­té de devises pour les per­sonnes voya­geant à l’étranger et les achats d’équipement élec­tro­nique, C’est avec ces mesures qu’a démar­ré l’ajustement. Mal­gré le sou­tien du patro­nat et de la MUD à une aug­men­ta­tion du prix l’essence, le gou­ver­ne­ment a repor­té la mise en œuvre de cette der­nière mesure, inquiet de la réac­tion sociale qu’elle pour­rait déclen­cher. Aupa­ra­vant, le lea­der­ship de Cha­vez per­met­tait d’imposer des mesures impo­pu­laires avec beau­coup moins de résis­tance, étant don­né son cha­risme et son pres­tige per­son­nel auprès d’amples sec­teurs de la popu­la­tion. Madu­ro pâtit de han­di­caps majeurs dans ce domaine, ce qui fait que les négo­cia­tions avec la MUD et la déva­lua­tion ont été très cri­ti­quées par les mili­tants de base cha­vistes. Dans les luttes entre les fac­tions bureau­cra­tiques du PSUV, des accu­sa­tions de « droi­ti­sa­tion » du gou­ver­ne­ment ont com­men­cé à être lan­cées publiquement.

Radicalisation à droite

Quant à la MUD, sous l’impact de sa défaite élec­to­rale, elle a vu s’aiguiser ses riva­li­tés internes. Tan­dis que l’aile majo­ri­taire diri­gée par Capriles et par les par­tis tra­di­tion­nels conti­nue à pré­fé­rer la voie de la négo­cia­tion et des reven­di­ca­tions pré­sen­tées au gou­ver­ne­ment, l’aile diri­gée par Leo­pol­do López, Volun­tad Popu­lar (VP), et par la dépu­tée Maria Cori­na Macha­do, a lan­cé le 2 février une cam­pagne ini­tiée par un ras­sem­ble­ment Pla­za Brión, à Cara­cas, sous l’égide du slo­gan « la solu­tion est dans la rue ». Fait inté­res­sant, la plu­part des men­tions de Leo­pol­do López dans les câbles diplo­ma­tiques amé­ri­cains publiés par Wiki­leaks se réfèrent aux conflits entre le lea­der de VP avec d’autres diri­geants de l’opposition bour­geoise connus pour leurs liens avec le gou­ver­ne­ment des États-Unis. Les autres par­ti­ci­pants au ras­sem­ble­ment du 2 février étaient le groupe maoïste Ban­de­ra Roja, le maire de Cara­cas-métro­pole Anto­nio Ledez­ma et le pré­sident de la Fédé­ra­tion des Centres uni­ver­si­taires de l’Université cen­trale du Vene­zue­la, Juan Reque­sens. Y fut annon­cée la convo­ca­tion d’une mani­fes­ta­tion le 12 février à Cara­cas. Paral­lè­le­ment, sur l’île de Mar­ga­ri­ta, un groupe d’activistes liés à cette même ten­dance orga­ni­sait une pro­tes­ta­tion à teneur xéno­phobe contre l’équipe de base-ball cubain par­ti­ci­pant au cham­pion­nat des Caraïbes. Dans le cadre de cette cam­pagne menée par VP, on assiste à par­tir du 4 février aux pre­mières mani­fes­ta­tions étu­diantes à San Cris­to­bal et Méri­da, villes situées dans les Andes véné­zué­liennes. Se pré­sen­tant comme un sec­teur plus intran­si­geant et plus radi­cal, VP et ses alliés au sein de la MUD entendent conqué­rir la direc­tion de cette coa­li­tion et pro­fi­ter de la situa­tion éco­no­mique et sociale catas­tro­phique du pays pour gagner des adeptes à une issue réac­tion­naire à la crise.

Les pre­mières mani­fes­ta­tions n’ont été ani­mées que par quelques dizaines de mili­tants, avec un carac­tère clai­re­ment pro­vo­ca­teur, comme l’action contre la rési­dence du gou­ver­neur de Táchi­ra ou les actions armées effec­tuées à Méri­da. Il y a eu aus­si des vio­lences poli­cières, comme à Méri­da, par exemple, où un étu­diant qui ne par­ti­ci­pait pas aux mani­fes­ta­tions a été griè­ve­ment bles­sé. Des per­sonnes déte­nues à San Cris­to­bal ont été trans­fé­rées à la pri­son de Coro, à 500 kilo­mètres de dis­tance. Les prin­ci­paux slo­gans de ces mani­fes­ta­tions visaient l’insécurité, mais au fur et à mesure que s’approchait le 12 février, les appels ouverts à la démis­sion de Madu­ro ont com­men­cé à se faire entendre. Paral­lè­le­ment, le PSUV a com­men­cé à uti­li­ser des groupes de choc para­po­li­ciers pour bri­ser les mani­fes­ta­tions, qu’elles soient paci­fiques ou vio­lentes, et atta­quer des zones rési­den­tielles. Un exemple de ces actions est l’attaque contre la rési­dence de Mgr Chacón à Méri­da, où se dérou­lait une pro­tes­ta­tion sous forme de concert de cas­se­roles, et où deux per­sonnes ont été bles­sées. Par rap­port aux mots d’ordre ini­tiaux, les mani­fes­ta­tions du 2 février, qui ont eu lieu dans 18 villes, ont chan­gé de conte­nu : on y reven­di­quait la libé­ra­tion des étu­diants déte­nus et la ces­sa­tion des actions répres­sives de la police et des groupes para­po­li­ciers. À l’intérieur du pays, où la pénu­rie et la crise des ser­vices publics se fait sen­tir de façon beau­coup plus sévère que dans la capi­tale, les mani­fes­tants ont aus­si for­mu­lé des reven­di­ca­tions liées à ces questions.

Durcissement du pouvoir

Les deux fac­tions de la MUD ont été clai­re­ment dépas­sées par l’ampleur des mani­fes­ta­tion, sous-ten­dues par le mécon­ten­te­ment de larges sec­teurs de la popu­la­tion face à la crise éco­no­mique et aux mesures d’austérité mises en œuvre par le gou­ver­ne­ment. Le PSUV a lui aus­si orga­ni­sé des ras­sem­ble­ments et des mani­fes­ta­tions le même jour, mais de moindre ampleur. À Cara­cas, on a enre­gis­tré des faits qui ont entraî­né une évo­lu­tion majeure dans le déve­lop­pe­ment des pro­tes­ta­tions. Aux abords du siège du Minis­tère Public (Fis­calía Gene­ral), alors que s’était dis­per­sée la mani­fes­ta­tion ini­tiée sur la Pla­za Vene­zue­la, des groupes d’étudiants et d’activistes ont entre­pris d’affronter la police en lan­çant des pierres et ont pro­vo­qué des dom­mages à la façade de cet édi­fice gou­ver­ne­men­tal. Ils ont été répri­més à balles réelles par la police poli­tique, le Ser­vice boli­va­rien de ren­sei­gne­ment natio­nal (SEBIN), la Garde natio­nale boli­va­rienne (GNB) et des groupes para­po­li­ciers. Le bilan est de deux morts : Bas­sil Da Cos­ta un jeune homme abat­tu par une balle dans le dos, et Juan Mon­toya, un membre de la police muni­ci­pale de Cara­cas-Liber­ta­dor (mai­rie tenue par le cha­visme) qui fai­sait par­tie d’un des groupes para­po­li­ciers inter­ve­nus contre les pro­tes­ta­taires. D’après la famille et les amis de Mon­toya, c’est un « fonc­tion­naire » qui lui aurait tiré des­sus. Plus tard, dans un autre quar­tier de la capi­tale, l’un des mani­fes­tants qui était venu en aide à Da Cos­ta, Rober­to Red­man, a été assas­si­né par balles depuis une moto che­vau­chée par des civils, dont les tirs ont d’ailleurs fait cinq autres bles­sés. Cette même nuit, dans une rue de l’ouest de Cara­cas, l’attaché de presse de Pro­vea, une orga­ni­sa­tion de défense des droits de l’homme [NdT : ayant une large tra­jec­toire pro­gres­siste auprès des mou­ve­ments sociaux depuis les années 1980], a été séques­tré à proxi­mi­té d’un bar­rage de police par des hommes armés sans uni­forme qui se pré­sen­tant comme des agents du SEBIN. Ils lui ont confis­qué son télé­phone por­table et, après l’avoir tabas­sé et mena­cé de mort pen­dant près de deux heures, ont fini par le libérer.

Le quo­ti­dien Últi­mas Noti­cias, dont la ligne édi­to­riale est favo­rable au cha­visme, a publié un tra­vail d’investigation docu­men­tant ample­ment les actions du SEBIN aux alen­tours du bâti­ment du Minis­tère Public et les coups de feu tirés contre un groupe de mani­fes­tants qui fuiyait la police après la chute de Da Cos­ta (http://laclase.info/nacionales/tiro-limpio-repelieron-manifestacion-del-12f). Le pré­sident Madu­ro a com­men­cé par rendre les mani­fes­tants eux-mêmes res­pon­sables de ces morts, affir­mant qu’il s’agissait d’un « scé­na­rio » sem­blable à celui du coup d’État de 2002, mais a ensuite décla­ré que les agents du SEBIN avaient agi de leur propre ini­tia­tive et des­ti­tué le chef de ce corps répres­sif. Il ne fait pas de doute que les actions entre­prises par le gou­ver­ne­ment et les groupes para­po­li­ciers le 12 février marquent un tour­nant ; elles ont entraî­né une ampli­fi­ca­tion des pro­tes­ta­tions, même si Madu­ro a annon­cé ce soir que les mani­fes­ta­tions non auto­ri­sées par le gou­ver­ne­ment ne seront pas tolérées.

Au moment où j’écris ces lignes, six per­sonnes sont mortes dans les mani­fes­ta­tions ulté­rieures au 12 février, et on estime que près de deux cents ont été bles­sées par balles et par che­vro­tines, vic­times dans la plu­part des cas de l’action des groupes para­po­li­ciers et de la GNB. Qua­rante per­sonnes ont été déte­nues. On enre­gistre de nom­breuses plaintes concer­nant les tor­tures et les trai­te­ments dégra­dants infli­gés par les corps poli­ciers et mili­taires qui par­ti­cipent aux arres­ta­tions. Mal­gré la mili­ta­ri­sa­tion de San Cris­to­bal et Méri­da, les mani­fes­ta­tions se pour­suivent, et plu­sieurs quar­tiers de ces villes sont para­ly­sés par des barricades.

La majo­ri­té des infor­ma­tions sur les mani­fes­ta­tions cir­cule à tra­vers les médias élec­tro­niques, étant don­né que les chaînes de télé­vi­sion pri­vées comme publiques res­pectent les exi­gences des auto­ri­tés de ne trans­mettre aucune infor­ma­tion en direct sur les mani­fes­ta­tions, ni aucune nou­velle que la Com­mis­sion natio­nale des Télé­com­mu­ni­ca­tions (Cona­tel) puisse consi­dé­rer comme une inci­ta­tion à la vio­lence. Vu les dif­fi­cul­tés d’accès aux stocks de papier impor­tés, la plu­part des jour­naux pri­vés ont consi­dé­ra­ble­ment réduit leur nombre de pages et plu­sieurs jour­naux régio­naux ont du fer­mer leurs portes. En outre, les pro­prié­taires de nom­breuses publi­ca­tions pri­vées se sont ali­gnés sur le gou­ver­ne­ment, ce qui a conduit des pro­fes­sion­nels des médias, comme dans le cas de la chaîne Capriles, à orga­ni­ser des assem­blées pour s’opposer à la ligne édi­to­riale de leur direc­tion et à la res­tric­tion du droit à l’information. Le gou­ver­ne­ment a même empê­ché d’émettre plu­sieurs chaînes inter­na­tio­nales par câble et par satel­lite qui informent sur la situa­tion vénézuélienne.

Absence d’alternatives

Le gou­ver­ne­ment a recours à l’expédient de se faire pas­ser pour la vic­time d’un coup d’État en cours d’exécution et de com­pa­rer la situa­tion actuelle avec celle d’avril 2002. Il est tou­te­fois impos­sible de sou­te­nir ration­nel­le­ment une telle com­pa­rai­son. On n’enregistre en effet aucune décla­ra­tion contre le gou­ver­ne­ment ni aucune défec­tion au sein des forces armées, dont la hié­rar­chie – offi­ciers géné­raux et offi­ciers supé­rieurs – est com­plè­te­ment ali­gnée sur le gou­ver­ne­ment et sur la frac­tion de la bour­geoise qui dirige l’État. Cette der­nière est prin­ci­pa­le­ment consti­tuée par un sec­teur de nou­veaux riches mieux connus par la popu­la­tion sous le sobri­quet de « boli­bour­geoi­sie », et dont beau­coup sont d’ailleurs eux-mêmes mili­taires. La plu­part des diri­geants de la MUD ne par­tagent pas le mot d’ordre de « démis­sion » impul­sé par VP et polé­miquent publi­que­ment avec Leo­pol­do López. L’organisation patro­nale Fedecá­ma­ras n’appelle nul­le­ment à la grève, pas plus que la bureau­cra­tie syn­di­cale liée à la MUD. En plein milieu de la crise, le plus puis­sant capi­ta­liste du pays, Gus­ta­vo Cis­ne­ros, a annon­cé son sou­tien au gou­ver­ne­ment, tan­dis que la trans­na­tio­nale Rep­sol vient de signer un accord de finan­ce­ment de PDVSA de 1,2 mil­liards de dol­lars. La hié­rar­chie de l’Église catho­lique s’abstient de jeter de l’huile sur le feu et sou­tient plu­tôt les plans de « paci­fi­ca­tion » du gou­ver­ne­ment. Madu­ro s’est peu à peu rap­pro­ché des posi­tions du gou­ver­ne­ment des États-Unis et, il y a moins d’un an, le ministre des Affaires étran­gères Elías Jaua et le secré­taire d’État John Ker­ry se sont réunis pour annon­cer leur inten­tion d’améliorer les rela­tions diplo­ma­tiques entre les deux pays. On voit mal com­ment le fait que Leo­pol­do López se soit volon­tai­re­ment livré aux auto­ri­tés, qui avaient ordon­né sa cap­ture en tant que res­pon­sable des morts du 12 février, peut s’inscrire dans la logique d’une immi­nente conquête mili­taire du pou­voir par les armes. Il est vrai que l’ensemble des diri­geants de la MUD, qu’il s’agisse de l’aile de Capriles ou de celle de López, ont été impli­qués dans le putsch de 2002 et que le coup d’État fait par­tie de la gamme d’options de l’opposition bour­geoise. Mais objec­ti­ve­ment, il n’existe aucun indice que ce soit ce scé­na­rio qui soit en train de se dérou­ler en ce moment. En revanche, on peut consta­ter les atteintes aux liber­tés démo­cra­tiques mises en œuvre par le gou­ver­ne­ment, avec l’alibi que lui four­nit sa pro­pa­gande anti­pust­chiste. Par consé­quent, la tâche prin­ci­pale de la gauche et des orga­ni­sa­tions sociales est de s’opposer à ces vio­la­tions des liber­tés démo­cra­tiques, tout en conti­nuant à pro­cla­mer que la MUD ne repré­sente pas une alter­na­tive poli­tique sus­cep­tible de résoudre les pro­blèmes dont souffre la majo­ri­té de la population.

L’utilisation par le gou­ver­ne­ment de forces para­po­li­cières pour dis­soudre les mani­fes­ta­tions est une méthode ultra­réac­tion­naire que nous condam­nons. L’exercice de la cen­sure, que ce soit par le biais d’accords entre le gou­ver­ne­ment et les pro­prié­taires des médias ou par la coer­ci­tion, implique dans tous les cas une vio­la­tion du droit à l’information. On constate clai­re­ment ici l’incompatibilité de ce droit tant avec la pro­prié­té pri­vée des médias qu’avec la ges­tion bureau­cra­tique des médias éta­tiques. Le SEBIN, un corps répres­sif ayant une longue his­toire de vio­la­tions des droits de l’homme depuis sa créa­tion sous le nom de DISIP en 1969, doit être dis­sous et les archives de la répres­sion doivent être ouvertes au public. Toutes les per­sonnes déte­nues pour avoir pro­tes­té doivent être libé­rées, et une com­mis­sion impli­quant les orga­ni­sa­tions de défense des droits de l’homme doit être mise sur pied pour enquê­ter sur la répres­sion et les assas­si­nats com­mis par la police, l’armée et les groupes para­po­li­ciers à l’occasion des mani­fes­ta­tions. Au-delà des pro­tes­ta­tions, les pro­cès menés contre plus de trois cents ouvriers, pay­sans et indi­gènes autoch­tones en lutte doivent être sus­pen­dus. Il s’agit là de reven­di­ca­tions démo­cra­tiques que qui­conque se pré­tend démo­crate ou révo­lu­tion­naire doit sou­te­nir et qui s’opposent à la doc­trine de sécu­ri­té natio­nale invo­quée par Madu­ro pour pla­cer les inté­rêts de l’État au-des­sus des droits sociaux.

Avec les jours qui passent, la pro­tes­ta­tion – dont la prin­ci­pale expres­sion est le cace­ro­la­zo, concert de cas­se­roles –, s’étend aux sec­teurs popu­laires de Cara­cas et d’autres villes, dans des quar­tiers qui furent long­temps des bas­tions du cha­visme. Le malaise face à la poli­tique d’austérité du gou­ver­ne­ment, qui pèse sur la majo­ri­té appau­vrie, dépasse com­plè­te­ment la direc­tion du MUD, qui n’a rien à dire à ce sujet . De toute évi­dence, elle n’a aucune pro­po­si­tion à faire pour la com­battre vu son ali­gne­ment sur le patro­nat, sur le capi­tal trans­na­tio­nal et sur les gou­ver­ne­ments éta­su­niens et européens.

L’élaboration d’une pla­te­forme de reven­di­ca­tions et éco­no­miques et sociales, outre les reven­di­ca­tions pro­pre­ment démo­cra­tiques, est une tâche que seules peuvent accom­plir les orga­ni­sa­tions sociales et de gauche non ali­gnées ni sur le gou­ver­ne­ment ni sur la MUD. Dans un article inti­tu­lé « Vene­zue­la », le fameux chan­teur pan­améen Ruben Blades a appe­lé les étu­diants véné­zué­liens à « s’organiser en dehors de la divi­sion sté­rile créée par le gou­ver­ne­ment et l’opposition » et à « mani­fes­ter clai­re­ment qu’ils n’accepteront pas comme uniques alter­na­tives les options avan­cées par les deux camps en conflit ». Mal­heu­reu­se­ment, aujourd’hui, le mou­ve­ment étu­diant est coop­té par l’opposition bour­geoise au gou­ver­ne­ment. Il existe tou­te­fois des orga­ni­sa­tions poli­tiques à contre-cou­rant, dont le Par­ti Socia­lisme et Liber­té (PSL), qui tentent de faire sur­gir une pers­pec­tive auto­nome face à la crise, tant au sein du mou­ve­ment étu­diant que du mou­ve­ment ouvrier et populaire .

Le désastre éco­no­mique et social a dis­si­pé les illu­sions du pro­jet cha­viste. La ten­ta­tive de sur­mon­ter les pro­blèmes struc­tu­rels de notre pays dans le cadre du capi­ta­lisme en s’appuyant sur le pro­ta­go­nisme de la bour­geoi­sie natio­na­liste, des mili­taires et d’un par­ti de type cor­po­ra­tif a échoué et se trouve dans un état de décom­po­si­tion avan­cée. Les pro­grammes d’aide sociale mis en place après la défaite du coup d’État de 2002 ont dépas­sé l’apogée de leur effi­ca­ci­té et sont entrés dans une dyna­mique réces­sive depuis 2007. On assiste à une accen­tua­tion de la cor­po­ra­ti­vi­sa­tion des orga­ni­sa­tions sociales, au ren­for­ce­ment d’un cadre juri­dique qui res­treint le droit de grève et de mani­fes­ta­tion et à une uti­li­sa­tion accrue de l’appareil répres­sif et admi­nis­tra­tif pour résoudre les conflits sociaux. On a des exemples clairs de cette poli­tique avec l’emprisonnement du lea­der indi­gène yuk­pa Sabi­no Rome­ro et du syn­di­ca­liste Rubén Gonzá­lez entre 2009 et 2011 et avec la récente arres­ta­tions de dix tra­vailleurs du pétrole qui par­ti­ci­paient à une assem­blée dans la raf­fi­ne­rie de Puer­to La Cruz, dont le secré­taire géné­ral de la Fédé­ra­tion unie des Tra­vailleurs du pétrole (FUTPV), José Bodas. Ajou­tons à cela une débâcle éco­no­mique qui n’empêche tou­te­fois pas les sec­teurs trans­na­tio­naux enkys­tés dans l’industrie pétro­lière, la banque pri­vée et les impor­ta­teurs de s’en tirer à très bon compte. L’utopie réac­tion­naire d’un « socia­lisme avec capi­ta­listes » s’est effon­drée. Il revient à la gauche révo­lu­tion­naire de récu­pé­rer les dra­peaux du socia­lisme que le cha­visme a uti­li­sé à ses propres fins.

La fin d’une utopie

D’après les chiffres offi­ciels, plus de neuf mil­lions de per­sonnes, soit un tiers de la popu­la­tion, vivent dans la pau­vre­té. Près des trois quarts des tra­vailleurs du sec­teur public gagnent des salaires infé­rieurs au coût du panier ali­men­taire, qui s’élève à plus de deux fois le mon­tant du salaire mini­mum. C’est seule­ment chez les mili­taires que les aug­men­ta­tions de salaires sont supé­rieures à l’inflation. Il ne fait pas de doute que la classe ouvrière est sus­cep­tible de jouer un rôle déci­sif pour affron­ter la poli­tique éco­no­mique du gou­ver­ne­ment, la régres­sion des droits démo­cra­tiques et for­mu­ler des reven­di­ca­tions telles qu’une aug­men­ta­tion géné­rale des rému­né­ra­tions, un salaire mini­mum indexé sur le coût du panier ali­men­taire, l’élimination de la TVA, une véri­table natio­na­li­sa­tion de l’industrie pétro­lière – sans inter­ven­tion de joint-ven­tures ou d’entreprises trans­na­tio­nales –, une réforme agraire garan­tis­sant l’augmentation de la pro­duc­tion agri­cole et l’accès à la terre pour ceux qui la tra­vaillent, le sau­ve­tage des grandes indus­tries guya­naises et des entre­prises d’État, le sou­tien aux reven­di­ca­tions ter­ri­to­riales des peuples autoch­tones, la sus­pen­sion du paie­ment de la dette exté­rieure et l’abrogation de trai­tés comme celui qui ins­taure la double impo­si­tion avec les États-Unis et d’autres pays, autant d’instruments qui per­mettent aux mul­ti­na­tio­nales de ne pas payer plus de 17 mil­liards de dol­lars d’impôts chaque année. Le PSL pro­meut pour début mars à Cara­cas une réunion d’organisations syn­di­cales et popu­laires pour débattre d’une pla­te­forme uni­taire de reven­di­ca­tions et d’un plan de mobi­li­sa­tion. Les tra­vailleurs, les étu­diants et les sec­teurs popu­laires ont la pos­si­bi­li­té de par­ler avec leur propre voix et de se refu­ser à deve­nir chair à canon du gou­ver­ne­ment ou de la MUD.

Pour en savoir plus

Pour une série d’analyses de gauche plus ou moins dis­cu­tables et pro­fondes, mais toutes avec des élé­ments inté­res­sants. http://www.sinpermiso.info/articulos/ficheros/suthe.pdf

Sur le quo­ti­dien de la répres­sion au Vene­zue­la, les ana­lyses et bul­le­tins d’information de Pro­vea sont tout sim­ple­ment indis­pen­sables et d’un niveau d’objectivité éton­nant pour le Vene­zue­la :http://www.derechos.org.ve/

François Reman


Auteur

François Reman est licencié en journalisme et diplômé en relations internationales. Il entame sa carrière professionnelle en 2003 en tant que chargé de communication à la FUCID, l’ONG de coopération au développement de l’Université de Namur. Il y assumera rapidement le rôle de responsable des activités d’éducation au développement. En 2010, il s’envole pour le Chili où il travaillera comme journaliste correspondant pour La Libre Belgique et le Courrier. De retour en Belgique en 2013, il est engagé au MOC comme attaché de presse et journaliste pour la revue Démocratie. En 2014, il devient attaché de presse de la CSC. En dehors de ses articles pour la presse syndicale, la plupart de ses publications abordent la situation politique en Amérique latine.