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Que faire de Lénine ?

Blog - Le dessus des cartes par Bernard De Backer

octobre 2017

Quit­tant Zurich pour Petro­grad fin mars 1917, le fon­da­teur du bol­ché­visme vou­lait déclen­cher l’insurrection sur les cinq conti­nents en com­men­çant par la Rus­sie. Bous­cu­lant la géo­gra­phie, l’histoire et la théo­rie de Marx, il avait pui­sé sa cer­ti­tude inébran­lable et for­gé son mode d’action dans les œuvres intel­lec­tuelles et pro­gram­ma­tiques d’une intel­li­gent­sia radi­cale cou­pée du peuple. […]

Le dessus des cartes

Quit­tant Zurich pour Petro­grad fin mars 1917, le fon­da­teur du bol­ché­visme vou­lait déclen­cher l’insurrection sur les cinq conti­nents en com­men­çant par la Rus­sie. Bous­cu­lant la géo­gra­phie, l’histoire et la théo­rie de Marx, il avait pui­sé sa cer­ti­tude inébran­lable et for­gé son mode d’action dans les œuvres intel­lec­tuelles et pro­gram­ma­tiques d’une intel­li­gent­sia radi­cale cou­pée du peuple. La com­pli­ci­té d’une Alle­magne sur la défen­sive lui per­mit d’atteindre la capi­tale d’un Empire mori­bond, dévas­té par la Grande Guerre et déca­pi­té par Février. Après la prise de pou­voir d’Octobre, le régime bol­che­vique éten­dit son emprise par une épu­ra­tion conti­nue, et empri­son­na nombre d’esprits dans le cercle magique de son idéo­lo­gie. À vio­len­ter les évo­lu­tions conflic­tuelles d’en bas par une révo­lu­tion mono­li­thique impo­sée d’en haut, il n’est pas cer­tain que le pro­grès y gagne. Un regard docu­men­té sur cette his­toire pour­rait peut-être éclai­rer la question.

Voi­là donc un siècle que le fon­da­teur du bol­ché­visme — nom adop­té lors du second congrès du Par­ti ouvrier social-démo­crate de Rus­sie à Bruxelles1, qui vit le départ des délé­gués du mou­ve­ment socia­liste juif Bund et la mino­ri­sa­tion des men­che­viks — a réus­si son « coup d’État démo­cra­tique », selon son expres­sion oxy­mo­rique (Colas, 2017). Enga­ge­ment total et lutte inces­sante le por­tèrent au pou­voir pen­dant quelques années (1917 – 1924), dont plu­sieurs entra­vées par la mala­die, avant que son corps ne soit embau­mé et son cer­veau pré­le­vé pour y déce­ler les preuves orga­niques de son génie. 

Com­mé­mo­ra­tions, col­loques savants et/ou mili­tants2 se suc­cèdent un peu par­tout dans le monde. L’auteur de ce billet ne comp­tant pas davan­tage sacri­fier au culte du grand homme qu’à sa dia­bo­li­sa­tion, son objec­tif se vou­dra une réflexion cen­trée sur la car­to­gra­phie intel­lec­tuelle de Vla­di­mir Oulia­nov, sur la nature de « l’appel » qu’il avait res­sen­ti et les prin­cipes qui gui­dèrent son action. Quelles étaient les sources de sa vision poli­tique ? Vers quel rivages et par quels moyens Lénine3 vou­lut-il conduire la Rus­sie et, à sa suite, l’humanité tout entière ? De quel prix devait se payer ce voyage vers la Terre pro­mise du socia­lisme4 ? Et une der­nière ques­tion, dont la réponse ne sera qu’es­quis­sée : que faire de sa défaite ?

Ce texte a dès lors pour ambi­tion de com­prendre Lénine et son acces­sion au pou­voir dans un pro­ces­sus poli­tique s’inscrivant dans l’histoire et la socio­lo­gie de la Rus­sie tsa­riste, au tour­nant des XIXe et XXe siècles. 

La matrice bolchévique

Des ouvrages récents — comme La révo­lu­tion russe. 1891 – 1924 : la tra­gé­die d’un peuple d’Orlando Figes (2007); Lénine poli­tique de Domi­nique Colas (2017); Lénine 1917. Le train de la révo­lu­tion de Cathe­rine Mer­ri­dale (2017); ou, pour balayer plus large, La réci­dive. Révo­lu­tion russe, révo­lu­tion chi­noise de Lucien Bian­co (2014) — per­mettent, avec l’aide d’ouvrages plus anciens5, de car­to­gra­phier l’espace du pen­sable, du croyable et du haïs­sable dans lequel se mou­vait Vla­di­mir Ilitch — et beau­coup d’autres après lui. Car loin d’être l’œuvre d’un seul homme et tri­bu­taire de son génie pré­su­mé, le léni­nisme incarne une des moda­li­tés modernes du désir mil­lé­na­riste de construire la Cité idéale, en se débar­ras­sant de ceux qui la para­sitent et s’opposent à son bon­heur final. 

La pen­sée poli­tique de Lénine, qui n’a guère varié sur le fond après sa conver­sion au mar­xisme durant les années 1890, trouve ses sources dans la confluence du socia­lisme « scien­ti­fique » alle­mand et du radi­ca­lisme de l’intel­li­gent­sia russe, dont il était issu — son père était ins­pec­teur des écoles et lui-même juriste. La Rus­sie auto­cra­tique du XIXe siècle, dépour­vue de socié­té civile, d’assemblées, de presse indé­pen­dante et d’État de droit, n’avait d’autre oppo­si­tion à offrir que celle de l’intelligentsia — le mot est russe6. Une frange de celle-ci (décem­bristes, socié­tés secrètes, « nihi­listes»…) se radi­ca­li­sa dans une lutte fron­tale et sans véri­table base sociale contre le régime tsa­riste. Cette pri­mau­té de la pen­sée théo­rique et de la mino­ri­té éclai­rée sera au cœur du léninisme. 

D’un côté, le mil­lé­na­risme mar­xiste « scien­ti­fique » et pres­ti­gieux qui théo­rise une fin des temps heu­reuse à l’histoire humaine, dans une pers­pec­tive évo­lu­tion­niste, certes conflic­tuelle et bru­tale ; de l’autre, un mode d’action violent, direct et clan­des­tin, héri­tier des décem­bristes, por­té par une avant-garde éclai­rée. La pre­mière publi­ca­tion du Par­ti ouvrier social-démo­crate de Rus­sie (POSDR), que diri­ge­ra Lénine avec Plé­kha­nov et Mar­tov, se nom­me­ra Iskra (1900), « l’étincelle » qui devait mettre le feu aux poudres révo­lu­tion­naires. Son livre ger­mi­nal, Que faire ? Ques­tions bru­lantes de notre mou­ve­ment, est le fruit de ses chro­niques mar­xistes dans l’Iskra, mais éga­le­ment une reprise du titre du roman emblé­ma­tique du socia­liste uto­piste russe Niko­laï Tcher­ny­chevs­ki, Que faire ? Les hommes nou­veaux (1862)7. Un livre que Lénine aurait lu « cinq fois en un été » et qui l’aurait « labou­ré de fond en comble » (Besan­çon, 1977, Figes, 2007). 

Toute sa vie, Lénine agi­ra avec l’arme des mots et déve­lop­pe­ra une acti­vi­té d’écriture débor­dante, écri­vant « des mil­liers de pages — théo­ri­sa­tion, pro­pa­gande, mots d’ordre — qui consti­tuent les archives fon­da­men­tales de la révo­lu­tion russe » (Colas, 2017)8. Intel­lec­tuel peu au fait des réa­li­tés concrètes, sou­vent indif­fé­rent au sort des pay­sans, des sol­dats et des ouvriers qu’il est cen­sé repré­sen­ter — Lénine semble tout entier dans cette célèbre pho­to­gra­phie de Pio­tr Otsoup (1918), le mon­trant lisant la Prav­da (« La Véri­té ») dans son bureau du Krem­lin, un numé­ro qu’il a sans doute écrit en partie…

Reconnaissance et abolition de la division sociale

Com­men­çons par le mar­xisme que Lénine a quelque peu mal­me­né. L’œuvre de Marx pro­cède d’une recon­nais­sance et d’une théo­ri­sa­tion de la conflic­tua­li­té sociale — la lutte des classes — comme moteur de l’histoire, ce qui « a défi­ni­ti­ve­ment rui­né le pré­sup­po­sé com­man­dant la pen­sée poli­tique des pen­seurs clas­siques, à savoir le pré­sup­po­sé de l’unité sociale » (Gau­chet, 1976). Mais Marx déve­loppe en même temps « la cer­ti­tude de son abo­li­tion », la pro­chaine étape du deve­nir humain après le capi­ta­lisme étant « l’avènement de la socié­té authen­ti­que­ment une » (Gau­chet, ibi­dem, sou­li­gné dans le texte). En d’autres termes, la pen­sée et l’action de Marx sont à la fois une recon­nais­sance de la divi­sion sociale, de la domi­na­tion et de l’exploitation, et la pro­messe « d’un dépas­se­ment défi­ni­tif de la scis­sion sociale […]». En effet, « si Marx fait écla­ter l’idée clas­sique d’une uni­té pri­mor­diale, c’est pour, en fin de compte, la retrou­ver » (Gau­chet, ibi­dem). Il y a dès lors autant recon­nais­sance et théo­ri­sa­tion des luttes sociales que concep­tua­li­sa­tion de la lutte finale. La divi­sion sociale et les luttes affé­rentes sont théo­ri­que­ment secon­daires car, in fine, abo­lies dans la parou­sie communiste.

Ce mil­lé­na­risme mar­xiste n’est bien enten­du pas sans consé­quences ni para­doxes. En ce qui concerne les para­doxes, le plus connu est l’opposition du déter­mi­nisme et du volon­ta­risme. Si le moteur de l’histoire est consti­tué de l’évolution conflic­tuelle des forces pro­duc­tives et des rap­ports de pro­duc­tion, ceci jusqu’à la lutte finale entre capi­ta­listes et pro­lé­taires débou­chant sur le com­mu­nisme, c’est un « pro­ces­sus sans sujet » (Althus­ser, 1965). Il est dès lors impos­sible de « sau­ter les étapes » du déve­lop­pe­ment des forces pro­duc­tives. Et, par­mi les consé­quences pos­sibles du mar­xisme9 : l’é­li­mi­na­tion de ceux qui s’opposent au bon­heur final pro­mis à l’humanité, ce qui sera le cas dans la ver­sion volon­ta­riste et coer­ci­tive du mar­xisme qu’est le léni­nisme. L’épuration de la socié­té sera en effet au cœur de la matrice intel­lec­tuelle et poli­tique de Lénine. Ce qui vaut d’abord pour le par­ti bol­ché­vique, qui « se ren­force en s’épurant »10.

Ajou­tons que la volon­té d’abolition de la conflic­tua­li­té sociale et de l’érection d’une socié­té « Une » est par défi­ni­tion contraire à la démo­cra­tie dans son sens libé­ral et repré­sen­ta­tif. Cette der­nière sup­pose la sépa­ra­tion des pou­voirs et l’irréductibilité de la divi­sion sociale, incar­née par les liber­tés civiles, le mul­ti­par­tisme et le res­pect de l’opposition. L’usage fré­quent du mot « démo­cra­tique » par Lénine, ses dis­ciples ou suc­ces­seurs — notam­ment dans « coup d’État démo­cra­tique » ou dans « démo­cra­tie popu­laire » — n’a pas le même sens que celui que nous lui accor­dons. Le demos est le pro­lé­ta­riat bol­ché­vi­sé, cen­sé exer­cer le pou­voir à tra­vers le Par­ti unique qui le repré­sente et s’en légitime.

Par ailleurs, dans la mesure où la socié­té russe du début du XXe siècle est com­po­sée dans son écra­sante majo­ri­té de pay­sans à peine sor­tis du ser­vage et que le pro­lé­ta­riat ouvrier n’est pré­sent que dans quelques centres urbains, le petit groupe de « révo­lu­tion­naires pro­fes­sion­nels » (Lénine) devra for­cer le des­tin en pre­nant le pou­voir au nom d’une classe ouvrière extrê­me­ment mino­ri­taire. Groupe social auquel il fau­dra de sur­croit insuf­fler « sa » conscience de classe de l’extérieur, tout comme il s’agira, de la même manière, de « pro­lé­ta­ri­ser » les pay­sans « pauvres et moyens » par l’intermédiaire des ouvriers préa­la­ble­ment bol­ché­vi­sés (les pay­sans pré­su­més « riches », les kou­laks, seront dési­gnés comme enne­mis par excel­lence et boucs émis­saires de la révolution).

Ascétisme et scientisme

La filia­tion spé­ci­fique à l’intelligentsia russe11 ne doit pas être sous-esti­mée. Elle est bien anté­rieure au mar­xisme dans la voca­tion poli­tique de Lénine et de son frère ainé, Alexandre Oulia­nov. Si les sources de ce cou­rant de pen­sée sont diverses, sur­tout fran­çaises et alle­mandes (Besan­çon, 1977), leurs repré­sen­tants par­tagent une même oppo­si­tion radi­cale à l’État auto­crate inamo­vible et poli­cier, et la quête d’une socié­té tota­le­ment nou­velle, voire édé­nique, dévoi­lée par la science. Le milieu des intel­li­gen­ty (écri­vains, jour­na­listes, phi­lo­sophes, pro­fes­sions libé­rales, ensei­gnants, étu­diants) qui s’est déve­lop­pé au XIXe siècle for­mait une petite élite d’intellectuels radi­caux en vase clos, par­ta­geant une série de traits com­muns. Ils se consi­dé­raient comme les cham­pions de « la cause du peuple » (dont ils étaient la plu­part du temps cou­pés) et déve­lop­paient une croyance scien­tiste dans la véri­té abso­lue et la néces­si­té d’une révo­lu­tion totale, reje­tant tout com­pro­mis. Ils véné­raient les œuvres lit­té­raires révo­lu­tion­naires. Nombre d’entre eux éprou­vaient une culpa­bi­li­té pour leur ori­gine sociale pri­vi­lé­giée et vivaient leur enga­ge­ment par­fois sacri­fi­ciel comme une sorte de rédemp­tion. Le phi­lo­sophe russe Ber­diaev les com­pa­raient à un « ordre monas­tique » ou à une « secte religieuse ». 

Dif­fé­rents ouvrages de l’époque incarnent l’idéologie et les carac­tères du héros posi­tif de l’intelligentsia. C’est bien sûr le cas de Que faire ? Les hommes nou­veaux (1862) de Niko­laï Tcher­ny­chevs­ki, le livre culte de Lénine, qui s’apparente à la scien­to­lo­gie (les indi­vi­dus s’y élèvent par degrés pour deve­nir « conscients » selon une gnose scien­tiste). Son héros ascé­tique, Rakh­me­tev (« l’idéal de moi de Lénine » selon Besan­çon, 1977), qui mène une vie de rigueur et de dis­ci­pline tota­le­ment dévouée à la cause, ins­pi­re­ra toute une géné­ra­tion de révo­lu­tion­naires. Selon Figes (2007), ce livre « conver­tit plus de gens à la cause de la révo­lu­tion que toutes les œuvres de Marx et d’Engels réunies (Marx lui-même apprit le russe pour le lire)». 

D’autres ouvrages se situent dans la même veine et cer­tains écri­vains comme Pio­tr Zaïtch­nevs­ki, auteur de Jeune Rus­sie (1862), ou Ser­gueï Net­chaïev (un des rares d’origine popu­laire, mais Bakou­nine aurait tenu sa plume) et son Caté­chisme révo­lu­tion­naire (1869), pas­sèrent à l’acte au sein de grou­pus­cules révo­lu­tion­naires. Net­chaïev lui-même tua un de ses cama­rades qui avait refu­sé d’exécuter ses ordres. L’évènement mar­qua tel­le­ment Dos­toïevs­ki qu’il le trans­po­sa dans Les Pos­sé­dés dont le per­son­nage cen­tral, Ver­kho­vensk, est clai­re­ment ins­pi­ré de Net­chaïev. « Le peuple » ne se sen­tit cepen­dant guère d’affinités avec ceux qui s’autoproclamaient leurs sau­veurs, ce qui vau­dra bien des décon­ve­nues aux popu­listes idéa­li­sant le mou­jik et aux théo­ri­ciens socia­listes véné­rant la classe ouvrière. Il fal­lut dès lors se rési­gner à pen­ser et agir à leur place, bien que tou­jours en leur nom.

Après l’exécution de son frère Alexandre (membre d’un groupe ter­ro­riste, proche de La volon­té du peuple ins­pi­ré par Pio­tr Tkat­chev12), qui avait été condam­né à mort pour sa par­ti­ci­pa­tion à l’attentat man­qué contre le tsar Alexandre III en 1881, Lénine s’orienta vers le mar­xisme. Le Capi­tal, tra­duit en langue russe dès 1872, avait été dif­fu­sé en Rus­sie (il avait échap­pé à la cen­sure, car consi­dé­ré comme « ouvrage stric­te­ment scien­ti­fique », ne concer­nant pas la Rus­sie où le capi­ta­lisme n’était pas déve­lop­pé) et s’était lar­ge­ment répan­du au sein de l’intelligentsia qui se détour­nait de la pay­san­ne­rie après l’échec du popu­lisme rural. Le pre­mier tirage du Capi­tal eut même plus de suc­cès en Rus­sie qu’en Alle­magne. La fusion entre le radi­ca­lisme révo­lu­tion­naire russe, maxi­ma­liste et into­lé­rant, cen­tré sur la conquête de l’État, et une théo­rie occi­den­tale pres­ti­gieuse, auréo­lée de rigueur « objec­tive » et glo­ri­fiant le Pro­grès par la Science (à l’ins­tar d’autres uto­pies plus « bour­geoises »), pou­vait s’opérer. C’est ain­si que prit corps le scien­tisme mar­xiste-léni­niste, la matrice idéo­lo­gique et poli­tique de tous les régimes com­mu­nistes dans le monde, ain­si que des par­tis com­mu­nistes membres de la troi­sième inter­na­tio­nale et de ses diverses variantes.

Le léninisme en actes

Notre but n’étant pas de retra­cer toute la car­rière poli­tique de Lénine (les ouvrages ne manquent pas…), mais bien de cer­ner sa car­to­gra­phie men­tale et sa mise en œuvre dans et après la prise de pou­voir d’octobre 1917, venons-en à l’évènement dont nous vivons aujourd’hui le cen­tième anni­ver­saire. Pour ce faire, rien de mieux que de prendre Le train de la révo­lu­tion (Mer­ri­dale, 2017), dans lequel mon­ta Lénine en mars 1917 à par­tir de Zurich, pour rejoindre Petro­grad à tra­vers les lignes alle­mandes. Accom­pa­gnés d’une tren­taine de cama­rades, Lénine et sa femme Kroups­kaïa se lan­cèrent dans un voyage de plu­sieurs mil­liers de kilo­mètres pour atteindre et tra­ver­ser la Bal­tique, puis la contour­ner par le Nord en frô­lant le cercle polaire avant de redes­cendre sur Petro­grad par la Fin­lande. La révo­lu­tion de Février avait pris Lénine par sur­prise (tout comme celle de 1905) et il lui fal­lait gagner immé­dia­te­ment la Rus­sie pour ravir le pou­voir à la bour­geoi­sie et « trans­for­mer la guerre impé­ria­liste en guerre civile » (Lénine, « Pro­jet de réso­lu­tion de la gauche de Zim­mer­wald », 1915). Cette aven­ture rocam­bo­lesque ne nous inté­resse ici que pour mieux cer­ner ses intentions.

Cer­tains membres de l’équipée, des mili­tants ren­con­trés à Zurich ou Petro­grad, ont lais­sé des témoi­gnages très éclai­rants. Nous pas­se­rons ici sur la per­son­na­li­té de Lénine vue à tra­vers la lor­gnette de la coha­bi­ta­tion fer­ro­viaire dans des condi­tions éprou­vantes, pour nous cen­trer sur ses objec­tifs poli­tiques. À Zurich, dont il écu­mait la biblio­thèque du matin au soir (148 livres et 232 articles lus, selon ses notes), quelques conver­sa­tions avec des invi­tés nous montrent « que la vision qu’avait Lénine de l’avenir était bien plus apo­ca­lyp­tique que le simple com­bat […] il envi­sa­geait une révo­lu­tion mon­diale, une série de sou­lè­ve­ments coor­don­nés impi­toyables, qui anni­hi­le­raient à jamais la double oppres­sion du capi­ta­lisme et de l’empire » (témoi­gnage du mar­xiste rou­main, Vale­riu Mar­cu ; Mer­ri­dale, 2017). Selon les pro­pos rap­por­tés du même Mar­cu, « La tâche prin­ci­pale […] était de coor­don­ner tous les élé­ments moraux, phy­siques, géo­gra­phiques et tac­tiques de l’insurrection uni­ver­selle, de ras­sem­bler toutes les haines sus­ci­tées par l’impérialisme sur les cinq conti­nents » (ibi­dem, nous soulignons). 

Son séjour suisse avait en effet été consa­cré à l’écriture de L’impérialisme, stade suprême du capi­ta­lisme et c’est tout impré­gné de ses réflexions qu’il gagnait la capi­tale russe, où il reçut un accueil triom­phal à la gare de Fin­lande aux sons de La Mar­seillaise des tra­vailleurs (et non de l’Internationale). Les pre­miers mots de Lénine stu­pé­fièrent une bonne par­tie de l’auditoire : « La révo­lu­tion russe que vous avez accom­plie […] a posé les fon­de­ments d’une époque nou­velle. Vive la révo­lu­tion socia­liste mon­diale ! » (Mer­ri­dale, 2017). Lénine réité­ra son pro­pos appe­lant à une nou­velle révo­lu­tion en cha­pi­trant, la nuit même de son retour, les bol­ché­viques de Petro­grad dans leur quar­tier géné­ral : « Ce qu’il y a d’original dans la situa­tion actuelle en Rus­sie, c’est la tran­si­tion de la pre­mière étape de la révo­lu­tion […] à sa deuxième étape qui doit don­ner le pou­voir au pro­lé­ta­riat et aux couches pauvres de la pay­san­ne­rie » (Mer­ri­dale, 2017)13.

En se ren­dant à Petro­grad le chef des bol­ché­viques n’envisageait en effet rien moins que la révo­lu­tion mon­diale, dont la seconde révo­lu­tion russe serait le déclen­cheur dans le contexte de la Pre­mière Guerre mon­diale. Lénine veut faire bas­cu­ler défi­ni­ti­ve­ment l’humanité dans l’ère post-capi­ta­liste à par­tir d’un pays dont il sait pour­tant qu’il n’est pas encore capi­ta­liste… Le contexte de la guerre de 1914 – 1918 est fon­da­men­tal pour Lénine, car il s’agit selon lui d’une guerre à laquelle se livrent les puis­sances impé­ria­listes pour la domi­na­tion mon­diale (d’où sa haine des par­tis sociaux-démo­crates qui la sou­tiennent). L’objectif est donc, comme nous l’avons déjà sou­li­gné, de « trans­for­mer la guerre impé­ria­liste en guerre civile », en guerre de classes, cela dans tous les pays — à com­men­cer par la Rus­sie. C’est donc à une sorte d’Armageddon que se pré­pare Lénine, un com­bat ultime qui embra­se­rait la terre entière. Il n’est donc pas exa­gé­ré de par­ler d’apocalypse (Mar­cu) au sens de défla­gra­tion et de révé­la­tion finales, qui, dans la Bible, est un com­bat des anges contre la Bête aux mul­tiples têtes, annon­çant la fin des temps et le Mil­le­nium du Christ.

Une fois à Petro­grad, le pro­jet bol­ché­vique résu­mé dans ses Thèses d’avril, que Vla­di­mir Ilitch fini­ra par impo­ser au par­ti après de fortes résis­tances, pas­se­ra par dif­fé­rentes phases, dont un repli en Fin­lande, avant que quelques escouades ne prennent le Palais d’hiver où se trou­vait le gou­ver­ne­ment pro­vi­soire de Ker­sen­ki. Un fait d’armes qui res­sem­blait plus à une opé­ra­tion de police qu’à un mou­ve­ment de masse (qui eut lieu aupa­ra­vant, en 1905 et février 1917), même si les deux dyna­miques se sont téles­co­pées (Werth, 1997). On est loin des images épiques d’Eisenstein qui contri­buèrent au « mythe d’octobre » mis en scène par Sta­line. Pour Colas (2017), c’est tout sim­ple­ment un coup d’État — et pour Lénine : un « coup d’État démo­cra­tique ». En quelques années, les oppo­si­tions repré­sen­tées ou non à l’Assemblée consti­tuante14 sont balayées (Cadets, socia­listes-révo­lu­tion­naires de gauche et de droite, sociaux-démo­crates, anar­chistes, men­che­viks, bol­ché­viques dis­si­dents, etc.), les fac­tions au sein du par­ti sont inter­dites, la liber­té de la presse est abo­lie, le sys­tème juri­dique défait, les syn­di­cats ouvriers sup­pri­més, l’Assemblée dis­per­sée, la peine de mort réta­blie. C’était main­te­nant ou jamais : il fal­lait soli­de­ment assoir le mono­pole du par­ti cen­sé repré­sen­ter le peuple. Selon Inger­flom (2015), « le par­ti était […] pen­sé comme un dis­po­si­tif authen­ti­que­ment poli­tique, mais miné de l’intérieur par une sorte de vice auto­cra­tique : il refu­sait l’autonomie du social et gar­dait le mono­pole du cri­tère de la légi­ti­mi­té du pou­voir » (sou­li­gné dans le texte). Après le Tsar élu de Dieu, le Guide incar­nant l’Histoire ?

Ne demeure que le par­ti-État qui conclut une paix sépa­rée avec l’Allemagne, liquide les Blancs et les Verts (pay­sans) dans une guerre civile san­glante (crimes de masse des diverses par­ties ; voir Cho­pard, 2015, pour Kiev), tout en ponc­tion­nant les cam­pagnes et ter­ro­ri­sant les kou­laks, avant que ne sur­vienne la pre­mière famine, celle de 1920 – 1921. Quant à la « révo­lu­tion socia­liste mon­diale », elle ne tou­che­ra de manière endo­gène que des pays agraires « arrié­rés » (pour uti­li­ser le qua­li­fi­ca­tif de Lénine sur la pay­san­ne­rie russe) à tra­di­tion auto­cra­tique, comme la Chine (Bian­co, 2014), loin du scé­na­rio théo­ri­sé par Marx et Engels. Ceci don­ne­ra plu­tôt rai­son à Max Weber (2004) qui, après la révo­lu­tion de 1905, publia dif­fé­rents articles sur la Rus­sie tsa­riste, où régnait selon lui « la confu­sion entre le pou­voir poli­tique et le pou­voir reli­gieux », et dans les­quels il dou­tait « que l’on trouve […] les res­sources sociales pour le déve­lop­pe­ment de l’individualisme démo­cra­tique et du libé­ra­lisme poli­tique » — ce qui enra­gea Lénine qui le trai­ta de « pol­tron » (Colas, 2017). Le com­mu­nisme « expor­té » après 1945 dans les pays indus­tria­li­sés d’Europe cen­trale et les Pays baltes consti­tue une tout autre problématique.

Les ennemis de la révolution

Lénine est donc bien impré­gné du « tout main­te­nant sans com­pro­mis », mis en œuvre par une avant-garde incar­nant la cause du peuple, prô­né par les révo­lu­tion­naires de l’intelligentsia russe. Son immense tra­vail intel­lec­tuel l’avait en quelque sorte abou­ché au sens ultime de l’Histoire, et sa puis­sance de convic­tion, pui­sée dans cette Véri­té (Prav­da), avait été une des rai­sons de son triomphe comme « ins­tru­ment de l’Histoire ». La gran­deur de sa mis­sion comme « pre­mier moteur » de la révo­lu­tion et bien­tôt comme « Un irrem­pla­çable » (Colas, 2017) du par­ti-État l’autorisait à pra­ti­quer toutes les formes de vio­lence, ce qui se véri­fia dès les pre­mières années du pou­voir bolchévique. 

La recons­ti­tu­tion minu­tieuse faite par Colas (2017) com­porte notam­ment un cha­pitre sai­sis­sant sur « Les enne­mis de Lénine », résu­mé dans un tableau à plu­sieurs entrées très détaillé en fin de volume. L’auteur y dresse une typo­lo­gie des « enne­mis » sur la base des écrits de Lénine qui dis­tingue : les enne­mis « objec­tifs et sub­jec­tifs » qui ont une hos­ti­li­té déli­bé­rée et consciente contre le bol­ché­visme (Blancs, anar­chistes, SR de droite, marins de Crons­tadt, Cosaques, pay­sans révol­tés de Tam­bov); les enne­mis seule­ment « objec­tifs » qui ne savent pas qu’ils sont des enne­mis, mais dont la seule exis­tence s’oppose à « l’avenir radieux » (bour­geois et sur­tout kou­laks); les enne­mis seule­ment « sub­jec­tifs » qui sont favo­rables à la révo­lu­tion, mais refusent la dic­ta­ture bol­ché­vique (men­che­viks, SR, anar­chistes). Les kou­laks, comp­ta­bi­li­sés en « familles » (enfants com­pris), seront dès lors dépor­tés ou exter­mi­nés pour ce qu’ils sont et non ce qu’ils font.

Le but de la révo­lu­tion est clai­re­ment défi­ni par le pro­jet d’instaurer une socié­té tota­le­ment une : « une volon­té unique », « un modèle unique », « un prin­cipe unique », « un plan unique », « une unique usine russe », « obéir comme un seul homme », et, bien enten­du, « un par­ti unique ». Pour atteindre cet objec­tif d’unicité totale, pour répondre à la ques­tion ger­mi­nale « Que faire ?», la méthode est l’épuration, la « lutte à mort » et « l’anéantissement » de tous les enne­mis. Le voca­bu­laire pour dési­gner ces der­niers relève de la déshu­ma­ni­sa­tion, voire par­fois de la démo­no­lo­gie (comme en Chine sous Mao). On ren­contre dans les écrits et pro­pos de Lénine et des bol­ché­viques des termes comme (liste non exhaus­tive): ver­mine, racaille, laquais, ban­dit, vam­pire, pour­ri­ture, suceur de sang, fumier, merde, hys­té­rique (pour les femmes), héré­tique, rapace, scor­pion, punaise, poux… Ter­mi­no­lo­gie15 qui rap­pelle celle uti­li­sée par les « acti­vistes » lors de la dékou­la­ki­sa­tion de 1930, reprise par Vas­si­li Gross­man dans son roman-tes­ta­ment Tout passe (ache­vé en 1963) dans lequel il met en scène une acti­viste repen­tie, Anna Ser­gueiev­na : « Mais moi, je disais : Ce ne sont pas des êtres humains, ce sont des kou­laks. Et plus j’y pense, plus je me demande qui a inven­té ce mot : les kou­laks. Est-il pos­sible que ce soit Lénine ? » Le pou­voir bol­ché­vique épure la socié­té comme le parti.

La logique d’épuration s’étendra sous Sta­line, notam­ment à tra­vers des purges et des dépor­ta­tions mas­sives. Comme l’écrivait Freud dans Malaise dans la civi­li­sa­tion (1930), publié pen­dant la liqui­da­tion des kou­laks et avant les Grandes Purges : «[…] l’on voit com­ment la ten­ta­tive d’instauration en Rus­sie d’une civi­li­sa­tion com­mu­niste nou­velle trouve son point d’appui psy­cho­lo­gique dans la per­sé­cu­tion des bour­geois. Seule­ment, on se demande avec anxié­té ce qu’entreprendront les Soviets une fois tous leurs bour­geois exter­mi­nés » (cité par Ansay, 2014). Cette « hygiène sociale » par l’épuration de la socié­té russe et la liqui­da­tion de tous les enne­mis de la révo­lu­tion ne prend sa jus­ti­fi­ca­tion qu’au regard de la pro­messe que l’Histoire s’achève enfin : « Peu impor­taient les vic­times puisqu’elles seraient com­pen­sées, voire annu­lées, par le bon­heur final et suprême appor­té à l’humanité tout entière par le com­mu­nisme » (Colas, 2017).

La pas­sion poli­tique de Lénine, condi­tion­née par l’histoire auto­cra­tique russe et sa propre tra­jec­toire sociale, était un mélange de convic­tion sin­cère, de sur­moi impé­rieux et de volon­té de puis­sance exa­cer­bée. Une pas­sion qu’il pour­sui­vit jusqu’à son der­nier souffle, dans des condi­tions pathé­tiques, se méfiant des indi­vi­dus, mais ne remet­tant pas en cause le sys­tème sans contre­pou­voir qu’il avait mis en place. Il vou­lut se sui­ci­der, mais Sta­line qui pré­pa­rait la suite l’en aurait empê­ché ; le Géor­gien aurait aus­si inju­rié gros­siè­re­ment sa femme Nade­j­da Kroups­kaïa et trai­té Lénine, deve­nu incon­ti­nent, de « conchieur » (Figes, 2007 ; Colas, 2017). Le pro­phète était pri­son­nier de sa pro­phé­tie et de son idéo­lo­gie scien­tiste dans les miasmes oli­gar­chiques du Krem­lin, mais son des­tin fut plus enviable que celui de ses enne­mis de toute sorte, qu’il voua à la « liquidation ». 

Du Meilleur des mondes

En dépit de ces lignes dures mais docu­men­tées, notre inten­tion, faut-il le pré­ci­ser encore, n’est pas de dia­bo­li­ser Vla­di­mir Oulia­nov — une autre manière de croire au Bon Dieu. Ce qui nous importe, c’est de nous ins­truire de la révo­lu­tion d’Octobre au regard de notre pré­sent. En régime démo­cra­tique, on ne peut pas davan­tage « liqui­der » la divi­sion sociale irré­duc­tible que sup­pri­mer sans pro­cès les pro­phètes qui veulent y mettre un terme ; ce serait repro­duire ce que l’on condamne. Il faut donc « faire avec Lénine » et ses épi­gones, en com­men­çant par affron­ter la véri­té des faits his­to­riques et celle de leur matrice intel­lec­tuelle, plus acces­sible aujourd’hui ; et se confron­ter, quel­que­fois, à la tenace « pas­sion de l’ignorance »16. Mais assu­mer tout autant le fait que la démo­cra­tie n’est pas une idéo­lo­gie de la fin de l’histoire, mais bien une expé­rience sans cer­ti­tude, ce qui n’est para­doxa­le­ment pas dénué de bénéfices. 

Nous pour­rions céder à l’optimisme et croire que nous sommes sor­tis, en Europe du moins, de « l’âge des extrêmes » (Hobs­bawm), du « siècle des espé­rances maxi­males et des épu­ra­tions totales ». Cepen­dant, mal­gré les pro­grès en dents de scie de la démo­cra­tie et l’entrée dans un nou­veau monde post-reli­gieux (tou­jours en Europe), la vieille pul­sion mil­lé­na­riste semble avoir encore de beaux jours devant elle. Les adeptes d’hier peuvent être les com­plices de ceux d’aujourd’hui. Comme l’écrit Bian­co (2014): « Même si la momie mau­dit dans son mau­so­lée les mons­truo­si­tés per­pé­trées en son nom de Mos­cou à Pékin, Pyon­gyang et Prague, elle ne peut renier sa pro­gé­ni­ture. » Cela concerne éga­le­ment le « châ­teau fort concep­tuel » (Ansay, 2014) de Marx, « qui a pré­sen­té comme scien­ti­fiques une pro­phé­tie et une phi­lo­so­phie de l’histoire qui pré­tend expli­quer la tota­li­té de l’histoire humaine par un res­sort unique : la lutte des classes » (Bian­co, 2014)17. Les racines russes du léni­nisme, nous indiquent par ailleurs l’importance des fac­teurs his­to­riques et cultu­rels dans la mise en œuvre des­po­tique de schèmes idéo­lo­giques occi­den­taux. Un contexte que Max Weber avait sou­li­gné dès 1906, et tou­jours à l’œuvre en Rus­sie contemporaine.

Le long acca­pa­re­ment des com­bats sociaux par le mar­xisme-léni­nisme — matrice poli­tique ayant géné­ré des régimes par­ti­cu­liè­re­ment oppres­sifs pour ses béné­fi­ciaires puta­tifs (pay­sans et ouvriers) — offre un argu­ment à toutes les forces qui s’y opposent. Comme celui qui nous annonce, par exemple, « le retour du com­mu­nisme » en cas de grève. Plu­tôt que de fer­mer les yeux pour « ne pas déses­pé­rer Billan­court » (Sartre), ou de se ras­su­rer dans diverses formes de déni, on ferait un meilleur usage de Lénine en regar­dant son œuvre et son action en face, à la lumière de ce que les témoins, les vic­times et les his­to­riens nous enseignent. Et en se gar­dant d’une science hypo­sta­siée, serait-elle « sociale ou « libé­rale », pour nous conduire dans le Meilleur des mondes18.

Sources biblio­gra­phiques

  • Althus­ser, Louis (et al.), Lire le Capi­tal, Édi­tions Fran­çois Mas­pe­ro, 1965
  • Ansay Pierre, « Mar­xisme et tota­li­ta­risme. Le gou­lag est dans la pomme », La Revue nou­velle, août 2014.
  • Besan­çon Alain, Les Ori­gines intel­lec­tuelles du léni­nisme, Paris, Gal­li­mard, coll. Tel, 1996 (Cal­mann-Lévy, 1977)
  • Besan­çon Alain, Le mal­heur du siècle. Com­mu­nisme-Nazisme-Shoah, Fayard, 1998 et Per­rin, 2005.
  • Bian­co Lucien, La réci­dive. Révo­lu­tion russe, révo­lu­tion chi­noise, Gal­li­mard, 2014
  • Cho­pard Tho­mas, Le mar­tyre de Kiev, Ven­dé­miaire, 2015
  • Coeure Sophie, Pierre Pas­cal, La Rus­sie entre chris­tia­nisme et com­mu­nisme, Les Édi­tions Noir sur Blanc, 2014.
  • Colas Domi­nique, Lénine poli­tique, Fayard, 2017
  • Cour­tois Sté­phane, « Lénine et l’in­ven­tion du tota­li­ta­risme », dans Les logiques tota­li­taires en Europe, Édi­tions du Rocher, 2006 (repu­blié dans Cour­tois Sté­phane, Com­mu­nisme et tota­li­ta­risme, Per­rin, col­lec­tion tem­pus, 2009)
  • De Backer Ber­nard, « Apo­ca­lypse Mao. Adhé­rer au PTB comme entrer en reli­gion ?», dos­sier « Le PTB : besoin de croire, besoin d’agir », Poli­tique revue de Débats, octobre-novembre 1997
  • De Backer Ber­nard, « Les crimes du com­mu­nisme entre amné­sie et déné­ga­tion », La Revue nou­velle, avril 2006
  • Figes Orlan­do, La révo­lu­tion russe. 1891 – 1924 : la tra­gé­die d’un peuple, Denoël, 2007 (A People’s Tra­ge­dy, Jona­than Cape, 1996). Le livre est paru en deux volumes chez Folio.
  • Furet Fran­çois, Le Pas­sé d’une illu­sion. Essai sur l’idée com­mu­niste au XXe siècle, Cal­mann-Lévy — Robert Laf­font, 1995
  • Gau­chet Mar­cel, « L’expérience tota­li­taire et la pen­sée de la poli­tique », Esprit, juillet 1976
  • Gau­chet Mar­cel, L’a­vè­ne­ment de la démo­cra­tie, III. À l’é­preuve des tota­li­ta­rismes. 1914 – 1974, Gal­li­mard, Biblio­thèque des sciences humaines, 2010
  • Gross­man Vas­si­li, Tout passe, Julliard‑L’Âge d’Homme, 1984 (ache­vé en 1963, pre­mière publi­ca­tion en 1970), repu­blié dans Le livre de poche, coll. Biblio et dans Œuvres, coll. « Bou­quins », Robert Laf­font, 2006
  • Hel­ler Michel, « La révo­lu­tion d’en haut » et « Les Hommes nou­veaux » dans His­toire de la Rus­sie et de son empire, Plon, 1997 (pour la ver­sion ori­gi­nale russe) et Flam­ma­rion, 1999 
  • Inger­flom Clau­dio, Le tsar, c’est moi. L’imposture per­ma­nente d’Ivan le Ter­rible à Vla­di­mir Pou­tine, Presses uni­ver­si­taires de France, octobre 2015
  • Inger­flom Clau­dio, Le citoyen impos­sible. Les racines russes du léni­nisme, Payot, 1988
  • Mer­ri­dale Cathe­rine, Lénine 1917. Le train de la révo­lu­tion, Payot, 2017
  • Mal­fliet Kat­li­jn, « Un État patri­mo­nial », dans le dos­sier « Rus­sie : le retour du même ? », La Revue nou­velle, avril 2012
  • Morel­li Anne (dir.), Le Bruxelles des révo­lu­tion­naires de 1830 à nos jours, CFC édi­tions, 2016
  • Pipes Richard, Histoire de la Rus­sie des tsars, Per­rin, 2013 (Rus­sia under the Old Regime, Scrib­ner, 1974).
  • Pipes Richard, Les trois pour­quoi de la révo­lu­tion russe, Payot, 2013 (The Three « Whys » of the Rus­sian Revo­lu­tion, Vin­tage, 1995)
  • Tcher­ny­chevs­ki Nico­laï, Que Faire ? Les hommes nou­veaux, (1863), Édi­tions des Syrtes, 2000
  • Weber Max, Œuvres poli­tiques (1895 – 1919), Paris, Albin Michel, 2004.
  • Werth Nico­las, « Para­doxes et mal­en­ten­dus d’Octobre », dans Le Livre noir du com­mu­nisme, Robert Laf­font, 1997
  • Zamia­tine Eugène, Nous autres (1920), Gal­li­mard, 1971
  1. En 1903. Voir Morel­li A. (dir.), 2016. Le Bund est le « Alge­mey­ner yidi­sher arbe­ter bund in Lite, Poyln un Rus­land » (Union géné­rale des tra­vailleurs juifs de Litua­nie, de Pologne et de Rus­sie), fon­dé en 1897. Notons que bol­ché­viques et men­ché­viques s’op­po­saient à l’exi­gence du Bund d’être le repré­sen­tant unique du pro­lé­ta­riat juif dans l’empire tsa­riste, ain­si qu’à ses demandes d’ins­crip­tion du yid­dish comme langue offi­cielle et de recon­nais­sance d’au­to­no­mie cultu­relle et/ou natio­nale juive (mer­ci à Pas­cal Fenaux pour cette der­nière précision).
  2. À Bruxelles en novembre 2017 : Espoirs, uto­pies et héri­tages de la Révo­lu­tion russe, du 2 au 4 à la Mai­son du peuple de Saint Gilles ; Il y a cent ans, la Révo­lu­tion russe, les 13 et 14 à l’Académie royale de Bel­gique. Deux évè­ne­ments à la tona­li­té sans doute différente.
  3. Le pre­mier pseu­do­nyme de Vla­di­mir Ilitch Oulia­nov fut K. Tulin pour un article d’un ouvrage col­lec­tif sur le déve­lop­pe­ment éco­no­mique de la Rus­sie (Saint Péters­bourg, 1895), ensuite Vla­di­mir Ilyine, pour son livre, Le Déve­lop­pe­ment du capi­ta­lisme en Rus­sie (Saint Péters­bourg, 1899), écrit lors de sa relé­ga­tion en Sibé­rie (1897 – 1900). Il signa Que faire ? (Stutt­gart, 1902) du pseu­do­nyme N. Lenine, pro­ba­ble­ment ins­pi­ré du fleuve sibé­rien Léna. Un pseu­do­nyme déjà uti­li­sé pour des cour­riers et articles en 1901.
  4. Mots uti­li­sés par Win­nie Man­de­la dans son dis­cours à la fête du PTB le 1er mai 1997 (De Backer, 1997).
  5. Les prin­ci­pales sources consul­tées sont men­tion­nées dans la biblio­gra­phie en fin d’article.
  6. Le terme russe intel­li­gent­sia (интеллигенция) vient du polo­nais inte­li­genc­ja, qui défi­nis­sait un ensemble de sta­tuts sociaux « intel­lec­tuels » ou « édu­qués » (bour­geoi­sie, noblesse désar­gen­tée, intel­lec­tuels, cita­dins rura­li­sés, etc.) oppo­sés au pou­voir aris­to­cra­tique, tant en Pologne qu’ensuite en Rus­sie. Le terme inte­li­genc­ja est lui-même emprun­té à la pro­non­cia­tion polo­naise du latin ecclé­sias­tique intel­le­gen­tia, lit­té­ra­le­ment capa­ci­té de lire entre les lignes, c.a.d. com­pré­hen­sion, dis­cer­ne­ment, connaissance.
  7. Roman que son auteur avait écrit dans la for­te­resse Pierre-et-Paul à Saint-Péters­bourg, « un bon hôtel […] en com­pa­rai­son de ce que les tyran­nies du XXe siècle ont fait à leur vic­time » (Figes, 2007). Le bol­ché­vique Niko­laï Bau­man y avait même été auto­ri­sé à lire Le Capi­tal de Karl Marx et Trots­ki y béné­fi­cia de condi­tions de déten­tion confor­tables. Il n’empêche que le régime tsa­riste était deve­nu un État poli­cier depuis le sou­lè­ve­ment décem­briste de 1825, et nombre de bol­ché­viques qui en avaient souf­fert s’inspirèrent de ses méthodes pour sur­pas­ser le modèle. La filia­tion entre l’autocratie tsa­riste et le régime bol­ché­vique s’incarne aus­si dans ses organes de sur­veillance et de coer­ci­tion (Figes, ibi­dem).
  8. L’édition de ses « Œuvres com­plètes » en langue russe compte 55 tomes, mais n’est pas com­plète. Un fort volume de docu­ments inédits a été publié par Ros­pen en 1999. Il com­porte des textes qui avaient été écar­tés « parce que sus­cep­tibles d’entacher l’image du fon­da­teur du régime » (Colas, 2017).
  9. Marx a été peu expli­cite sur ce qu’il enten­dait par « com­mu­nisme », mais il par­lait de mise à mort de la bour­geoi­sie et de son « ren­ver­se­ment violent » dans Le Mani­feste du par­ti com­mu­niste, écrit avec Engels.
  10. Phrase pla­cée en épi­graphe de Que faire ?, extraite d’une lettre de Fer­di­nand Las­salle à Marx (1852): « La lutte inté­rieure donne au par­ti la force et la vita­li­té : la preuve la plus grande de la fai­blesse du par­ti, ce sont son amor­phisme et l’absence de fron­tières net­te­ment déli­mi­tées ; le par­ti se ren­force en s’épurant…». Si Fer­di­nand Las­salle, fon­da­teur de l’ancêtre du SPD alle­mand, était de ten­dance social-démo­crate, Lénine était par­ti­san d’un par­ti de révo­lu­tion­naires pro­fes­sion­nels à la « dis­ci­pline de fer ». La cita­tion prend dès lors un sens beau­coup plus radi­cal, qui se véri­fie­ra à l’épreuve des faits.
  11. Nous nous ins­pi­rons ici de Besan­çon (1977), d’Ingerflom (1988), de Hel­ler (1999), de Cour­tois (2006) et de Figes (2007).
  12. Pio­tr Tkat­chev (1844 – 1886), par­fois consi­dé­ré comme le « pre­mier bol­ché­vique », est un écri­vain et théo­ri­cien révo­lu­tion­naire, admi­ra­teur du Que faire ? de Tcher­ny­chevs­ki (qu’il qua­li­fia d’«évangile de notre mou­ve­ment ») et for­te­ment influen­cé par Net­chaïev. Il cri­ti­qua les popu­listes et les par­ti­sans d’une évo­lu­tion gra­duelle de la socié­té. Il mili­ta au contraire en faveur d’une prise de pou­voir vio­lente par une avant-garde éclai­rée. Le mou­ve­ment ter­ro­riste La volon­té du peuple, auteur de l’assassinat du tsar Alexandre II en 1881, était direc­te­ment ins­pi­ré par Tkat­chev. Il est mort fou à l’asile de Ste Anne (Paris).
  13. Selon un témoin ocu­laire de la scène, l’économiste men­ché­vique Niko­laï Sou­kha­nov (obser­va­teur pri­vi­lé­gié des révo­lu­tions de février et d’octobre ; le vote de la déci­sion d’insurrection bol­ché­vique eut lieu dans son salon le 10 octobre 1917): « Je n’oublierai jamais ce dis­cours toni­truant […] auquel per­sonne ne s’attendait. C’était comme si toutes les forces de la nature s’étaient déchai­nées, comme si l’esprit de des­truc­tion uni­ver­selle, igno­rant tous les obs­tacles et tous les doutes, les dif­fi­cul­tés et les cal­culs humains, s’était pré­ci­pi­té dans les salles du palais de la Kches­sins­kaïa (ndlr : quar­tier géné­ral des bol­ché­viques) par-des­sus les têtes des dis­ciples envou­tés » (Mer­ri­dale, 2017). Res­té en Rus­sie, Sou­kha­nov sera fina­le­ment dépor­té en Sibé­rie en 1931 puis fusillé. Ses Chro­niques de la Révo­lu­tion (Zapis­ki o revo­lyut­sii) ont été publiées en 1923 à Ber­lin. Il est une des sources impor­tantes du docu­men­taire Lénine, une autre his­toire de la révo­lu­tion russe de Cédric Tourbe, réa­li­sé avec l’historien Marc Fer­ro et le poli­to­logue Michel Dobry.
  14. Élue entre le 12 et 25 le novembre 1917, après la révo­lu­tion d’Octobre (7 novembre 1917, nou­veau calen­drier), l’Assemblée ne comp­tait que 168 dépu­tés bol­ché­viques sur 703. Elle sera dis­soute par une déci­sion de Lénine, rati­fiée par le Congrès des Soviets (contrô­lé par les bol­ché­viques) en jan­vier 1918.
  15. Selon Colas, ce voca­bu­laire n’est pas « une outrance rhé­to­rique des­ti­née à gal­va­ni­ser la foule : il [Lénine] qua­li­fie les kou­laks de « buveurs de sang » et de « vam­pires » dans des direc­tives secrètes adres­sées pen­dant l’été 1918 à des res­pon­sables du par­ti pour ordon­ner qu’ils soient exterminés ».
  16. Comme l’é­cri­vait Alain Besan­çon dans Le mal­heur du siècle, « Le secret nazi sur la des­truc­tion des Juifs d’Europe était “simple”, obte­nu par des moyens clas­siques : l’isolement des centres d’extermination, la mise à mort pério­dique des exé­cu­tants pris par­mi les vic­times, le ser­ment liant les corps exter­mi­na­teurs, l’étroitesse rela­tive de leur effec­tif. Le secret bol­che­vik est plus com­plexe. Il com­pre­nait aus­si une par­tie simple, clas­sique, d’ordre mili­taire et poli­cier. Mais ce noyau était pro­té­gé par un brouillard idéo­lo­gique extrê­me­ment épais qui fai­sait que, même si le secret cou­vrant les opé­ra­tions de des­truc­tion était per­cé, la fuite était col­ma­tée par une volon­té d’incrédulité géné­rale, et la cloi­son étanche se recons­ti­tuait un peu plus loin. » (nous soulignons)
  17. On en trouve un écho dans cette phrase : « Envi­sa­ger ces nou­velles approches serait se don­ner les moyens d’une sorte de tota­li­sa­tion des luttes, de proche en proche et de moment en moment, en vue d’une trans­for­ma­tion radi­cale et non plus mar­gi­nale et par­tielle de l’état de choses » (Tho­mas Bol­main, « À pro­pos d’un récent usage libé­ral de la pen­sée de Marx », La Revue nou­velle 5/2017, sou­li­gné dans le texte).
  18. Le roman d’Aldous Hux­ley (1931) se vou­lait une cri­tique du scien­tisme et du tay­lo­risme (dont Lénine était un grand admi­ra­teur), sym­bo­li­sé par Ford. Deux des per­son­nages prin­ci­paux se nomment Ber­nard Marx et Léni­na Crowne. On y retrouve aus­si Pol­ly Trots­ky, Saro­ji­ni Engels et Her­bert Bakou­nine. Le roman dys­to­pique d’Huxley serait ins­pi­ré de Nous autres (1920), écrit dans l’URSS nais­sante par l’écrivain et ingé­nieur Iev­gue­ni Zamia­tine. Une allé­go­rie futu­riste du bol­ché­visme qui a aus­si influen­cé 1984 d’Orwell (1949) et, par rico­chet, la dys­to­pie isla­miste de Boua­lem San­sal 2084 : la fin du monde (2015).

Bernard De Backer


Auteur

sociologue et chercheur