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Quatremer, que ne t’es-tu vraiment lâché !

Blog - e-Mois - Bruxelles (Région) / Brussel (Gewest) Jean Quatremer par

juin 2013

Jean Qua­tre­mer, cor­res­pon­dant de Libé­ra­tion à Bruxelles se fend le 14 mai d’une double page qui défraie lit­té­ra­le­ment la chro­nique. Per­sonne ne sait au juste ce qui lui a pris. Est-ce la démis­sion une semaine plus tôt de Charles Pic­qué, le pre­mier Bruxel­lois, qui veut finir sa car­rière dans sa com­mune ? Est-ce un an révo­lu de météo […]

e-Mois

Jean Qua­tre­mer, cor­res­pon­dant de Libé­ra­tion à Bruxelles se fend le 14 mai d’une double page qui défraie lit­té­ra­le­ment la chro­nique. Per­sonne ne sait au juste ce qui lui a pris. Est-ce la démis­sion une semaine plus tôt de Charles Pic­qué, le pre­mier Bruxel­lois, qui veut finir sa car­rière dans sa com­mune ? Est-ce un an révo­lu de météo délé­tère qui a fini par lui taper sur le sys­tème ? Tou­jours est-il que sa des­crip­tion de la situa­tion de la capi­tale de l’Europe a fait mouche.

Qua­tre­mer décrit un pay­sage urbain au-delà du chaos. Urba­nisme désar­ti­cu­lé, pay­sage sinis­tré, espaces publics amé­na­gés en dépit du bon sens, domi­na­tion totale et irré­ver­sible de la bagnole, bref : arrié­ra­tion et déla­bre­ment à tous les étages. Le pro­cès est com­plè­te­ment à charge, il s’inscrit dans le débat fran­çais sur l’impôt sur les grandes for­tunes et les « exi­lés fis­caux », ce qui lui donne des accents iro­niques pas néces­sai­re­ment per­çus de ce côté-ci de Quiévrain.

Le por­trait fait mal à l’amour-propre zin­neke d’autant qu’il est le fait d’un jour­na­liste star, polé­miste à ses heures et popu­laire à toute heure, qui a encore mon­tré sa pro­bi­té et son indé­pen­dance tout récem­ment lors de l’affaire DSK. Sans comp­ter que le sur­len­de­main, la Bel­gique pre­nait un autre coup dans l’aile, avec le rap­port de la Com­mis­sion euro­péenne sur les finances de l’État, on ne peut plus cri­tique, on ne peut plus libé­ral-dog­ma­tique, et sur­tout lar­ge­ment relayé dans la presse éco­no­mique mon­diale.
Les réac­tions outrées n’ont pas tar­dé. À coups de sta­tis­tiques, les quo­ti­diens natio­naux ont ten­té en vain de mon­trer que, non, Bruxelles n’est pas la ville d’Europe où le plus de pié­tons et de cyclistes se font écra­ser ; n’est pas la ville la plus sale et la plus satu­rée d’automobiles. Et la DH de répli­quer en allant enquê­ter à Paris sur quelques pou­belles éven­trées et pavés déchaus­sés – et en tom­bant dans l’injure :« Casse-toi p’tit con ».
Sur les réseaux sociaux, le robi­net est ouvert à la plainte du peuple de la capi­tale : un trou dans ma rue, un chan­tier mal signa­lé dans la mienne, un arrêt de bus sur mon pas­sage pié­ton. Les poli­tiques ont eux aus­si démar­ré au quart de tour, socia­listes en tête. Laa­nan repre­nait – en des termes certes plus pon­dé­rés – l’invitation à aller s’installer ailleurs tan­dis que Ver­voort, le frais émou­lu nou­veau pré­sident régio­nal com­pa­rait l’argumentaire de Qua­tre­mer à ce que furent jadis les tracts du Vlaamse Blok. Des­texhe, lui, ne s’est pas gêné pour sau­ter sur une aus­si belle occa­sion de cas­ser du rouge.

* *
Les poli­tiques bruxel­lois ont réagi vite et fort. Qua­tre­mer ne recon­naît pas leurs mérites, ou à tout le moins leurs efforts. Il ne prend pas la peine de com­pa­rer la situa­tion à la déré­lic­tion sau­vage qui carac­té­ri­sait Bruxelles dans les années 80. Il ne les cré­dite pas des com­bats gagnés, de s’être don­nés au maxi­mum, et de la qua­li­té de vie qui carac­té­rise Bruxelles, envers et contre-tout, en par­ti­cu­lier aux yeux des Pari­siens qui s’y acoquinent.

Et si l’éminence fran­çaise s’était rete­nue ? Et si c’était sciem­ment qu’elle s’est limi­tée aux aspects visibles et maté­riels de la ville ? Qu’elle avait déli­bé­ré­ment pré­fé­ré ne pas abor­der la situa­tion de pénu­rie épou­van­table dans les écoles fon­da­men­tales ou dans les infra­struc­tures de garde d’enfants ? Et si elle avait consciem­ment pris le par­ti d’éviter l’angoissante insuf­fi­sance des pers­pec­tives de finan­ce­ment des poli­tiques régio­nales pour inves­tir dans l’emploi des jeunes, dans le loge­ment public, dans l’aide à l’autonomie ou l’hébergement des per­sonnes âgées, sans par­ler de nom­breux défis démo­gra­phiques encore à peine bali­sés ? Si elle avait à des­sein zap­pé l’ahurissante lon­gueur prise par les tra­vaux du RER ou encore les débats si apai­sés et construc­tifs sur le pro­chain grand stade de foot, l’élargissement du ring, l’implantation d’incinérateurs ou la ges­tion du tra­fic aérien, etc. ?

Si un accès inopi­né de bien­veillance l’avait rete­nu d’aller cher­cher les causes du mal plus loin que dans la trop grande pré­gnance des com­munes dans les struc­tures poli­tiques régio­nales, en stig­ma­ti­sant par exemple le retard bruxel­lois dans la mise en oeuvre de la der­nière réforme de l’État, ou en fai­sant le paral­lèle entre le qua­si blo­cage des ins­ti­tu­tions belges depuis trois ans et la fai­blesse des réponses des élites régio­nales aux défis urbains ? Car si ces der­nières sont au top des pos­si­bi­li­tés, ce n’est pas pour autant qu’elles sont à la hau­teur des immenses défis des deux pro­chaines décen­nies. C’est dans ce hia­tus que Qua­tre­mer porte le fer, c’est là que ça fait mal.
On ne peut pas s’empêcher de le rele­ver d’ailleurs : fin mai, Die­de­rick Legrain, plume belge de Rue89, ouvrait un blog avec un billet inti­tu­lé « Vice de fabri­ca­tion et micro­fis­sures », pour pré­pa­rer le lec­teur fran­çais à la débâcle ins­ti­tu­tion­nelle de 2014, repre­nant sans doute à son insu cer­tains constats de La Revue nou­velle sur le cré­pus­cule des plom­biers.

Au lieu de sor­tir les bou­cliers, la réponse poli­tique à Qua­tre­mer du point de vue bruxel­lois, la plus cré­dible, c’est celle qui consiste à dépla­cer les fron­tières du pro­jet régio­nal sur le ter­rain de l’approfondissement démo­cra­tique. Com­ment fabri­quer de la déci­sion poli­tique cohé­rente, légi­time et effi­cace ? En com­men­çant par affir­mer le pri­mat de l’institution régio­nale. Affir­mer en actes, c’est-à-dire en fusion­nant les 19 com­munes et en trans­fé­rant leurs pré­ro­ga­tives à la Région puis en dotant l’administration régio­nale d’un vrai pro­jet de décen­tra­li­sa­tion de cer­tains ser­vices. Ensuite – puisqu’aura été réou­verte la ques­tion des équi­libres Fla­mands-fran­co­phones – on ouvri­ra sérieu­se­ment le débat sur le mono­com­mu­nau­taire (n’y a‑t-il pas des matières « per­son­na­li­sables » comme la for­ma­tion des chô­meurs ou l’accueil des migrants qu’il est plus cohé­rent de gérer à la Région plu­tôt que dans deux cir­cuits uni­lingues non coor­don­nés et par­fois concur­rents). Et tant qu’à faire – ô tabou -, dans la 7ème réforme de l’Etat, celle qui sui­vra les scru­tins de 2014, les fran­co­phones met­tront sur la table la modi­fi­ca­tion de quelques petits cur­seurs des lois de finan­ce­ment et la régio­na­li­sa­tion de matières Com­mu­nau­taires cru­ciales pour Bruxelles, his­toire de jeter les basses d’un ensei­gne­ment bilingue pilo­table au lieu de faire coexis­ter 6 (!) réseaux scolaires.

C’est moins gla­mour que les trous dans les routes. Mais sans cou­rage en poli­tique, sans sor­tir des accom­mo­de­ments avec l’inertie des choses, Bruxelles se pré­pare d’autres bobos, qui feront un peu plus mal dans pas si longtemps.