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Quand la RTBF perd toute décence journalistique

Blog - e-Mois par Benjamin Peltier

septembre 2015

La Revue nou­velle, dans la suite de ce qu’elle a publié pré­cé­dem­ment sur la Syrie, sous­crit à cette ana­lyse parue sur le blog de Ben­ja­min Pel­tier. Elle a donc pro­po­sé à l’au­teur de la dif­fu­ser ici.

e-Mois

Ce matin en allu­mant mon poste radio pour écou­ter Matin Pre­mière, comme tous les matins, l’effroi m’a sai­si à l’écoute du repor­tage de Fran­çoise Wal­le­macq sur la Syrie. Je savais depuis plu­sieurs jours qu’une délé­ga­tion belge était pré­sente en Syrie à l’invitation du régime. Celui-ci n’avait pas man­qué de le faire savoir via deux articles (ici et ici), men­tion­nant la pré­sence de La Libre Bel­gique et expli­quant que « les membres de la délé­ga­tion ont assu­ré que l’objectif de leur visite en Syrie est de se soli­da­ri­ser avec elle [enten­dez le régime de Bachar Al-Assad] face au ter­ro­risme qui la vise ». Si La Libre, à l’image du Figa­ro en France, nous avait habi­tués aux visites de cour­toi­sie à Damas, voi­là qui est bien plus éton­nant de la part de la RTBF.

Embedded mais critique ?

Bien sûr, vu la dif­fi­cul­té d’accès au ter­rain syrien, il peut être ten­tant de deve­nir jour­na­liste embed­ded (ou jour­na­liste embar­qué en fran­çais) du régime syrien (c’est-à-dire un jour­na­liste qui est là à l’invitation d’un par­ti au conflit et sous sa sur­veillance). L’espoir étant que mal­gré cette sur­veillance, la saga­ci­té et l’esprit cri­tique du jour­na­liste lui per­mettent quand même de rame­ner des infor­ma­tions dignes d’intérêt et véri­fiées. Le pro­blème étant que dans le cas du régime syrien, il a été prou­vé à maintes reprises que les visites de jour­na­listes sont orga­ni­sées dans les moindres détails. Les ren­contres « for­tuites » ne le sont en fait jamais et les témoins « ren­con­trés aux hasard » sont la plu­part du temps des agents du régime. Cela est remar­qua­ble­ment expli­qué par de grands jour­na­listes et experts de la Syrie. Je pense à Jean-Pierre Per­rin de Libé­ra­tion qui le décrit très bien dans son livre La mort est ma ser­vante. Et je pense sur­tout à l’excellent Atten­tat express de Caro­line Poi­ron, Sid Ahmed Ham­mouche et Patrick Val­lé­lian, qui raconte com­ment l’obstination de Gilles Jac­quier, jour­na­liste embed­ded de France 2, à vou­loir faire son repor­tage comme il l’entendait, l’a ame­né à se faire tuer par le régime Assad.

Fran­çoise Wal­le­macq de la RTBF savait-elle tout cela ? Au moins par­tiel­le­ment, car au début du conflit syrien, elle avait déjà par­ti­ci­pé à un voyage de ce type à l’invitation de la sul­fu­reuse Mère Agnès. Si à l’époque il était encore pos­sible de plai­der l’ignorance, ça devient dif­fi­cile main­te­nant. La none a été impli­quée dans dif­fé­rents assas­si­nats en Syrie et dif­fuse la pro­pa­gande du régime par­tout où elle peut en Europe et aux USA, jouant la carte « chré­tienne » (quelques articles sur elle ici, ici, ici, ici et ici). Elle est évi­dem­ment l’égérie de tout ce que le web compte de sites com­plo­tistes, de éga­li­té et récon­ci­lia­tion de Alain Soral au Réseau Vol­taire de Thier­ry Meys­san. Pour être de bon compte, Fran­çoise Wal­le­macq n’avait pas été la seule à se faire entraî­ner dans ce voyage, mais avec d’autres col­lègues elle avait assu­ré qu’on ne l’y repren­drait plus. Pour­tant la voi­là repar­tie. Les méthodes du régime sont les mêmes : on passe par un repré­sen­tant chré­tien (ici armé­nien) pour jouer clai­re­ment la méthode confes­sion­nelle. C’est gros mais ça marche. Le repor­tage radio com­mence par « je suis ici à l’invitation de la com­mu­nau­té armé­nienne ». Pas un mot sur le régime, qui est pour­tant bien évi­dem­ment l’instigateur de l’invitation. Elle ne peut pas feindre de l’ignorer vu que la délé­ga­tion a été reçue par plu­sieurs offi­ciels syriens. Le men­tion­ner aurait été un début de déon­to­lo­gie jour­na­lis­tique. Cela n’a pas été fait.

Quel contenu au reportage ? Complètement déconnecté du terrain et de la réalité

L’écoute de l’intervention de Fran­çoise Wal­le­macq à la radio est un crève-cœur pour toutes les per­sonnes qui suivent de près le conflit syrien. C’est de la dés­in­for­ma­tion pure et simple. Un copié-col­lé du dis­cours du régime. Je vais pas­ser ici en revue dif­fé­rents éléments :

1/ « Damas est calme », « la vie y suit son cours », « les habi­tants vivent quand même un peu dans la peur des quelques roquettes qui tombent chaque jour ».
Vous savez qu’il y a des habi­tants de Damas qui vivent dans des par­ties non tenues par le régime ? Que dans ces par­ties les bom­bar­de­ments par l’aviation du régime sont constants et quo­ti­diens ? Que là, non la vie n’est pas « nor­male ». Ces Syriens ne sont pas Damas­cènes ? On leur a reti­ré ce droit ? Pas un mot sur le plus grand mas­sacre de cette année en Syrie il y a quelques semaines dans la ban­lieue de Damas par l’aviation du régime.

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Voi­là la « vie nor­male » dans les par­ties de Damas sous bom­bar­de­ments du régime.

2/ « J’ai ren­con­tré de nom­breux Syriens », « ils nous disent d’ouvrir les yeux, que ce n’est pas Bashar Al-assad le pro­blème ». Sur la pre­mière asser­tion, je rap­pelle qu’il n’y a pas de « ren­contres au hasard » quand on est embed­ded par le régime. Sur la deuxième par­tie, aucune mise en pers­pec­tive. Aucun rap­pel de la réa­li­té des chiffres : le régime tue beau­coup plus que tous les autres acteurs réunis du théâtre syrien (je n’y reviens pas une fois de plus, mais vous ren­voie à mon article pré­cé­dent).

3/ La ques­tion de Meh­di Khel­fat est ensuite la sui­vante : « vous êtes dans un pays en guerre, avez-vous sen­ti la pres­sion de Daesh ? ». On reprend ici en plein le récit de la situa­tion que veut don­ner le régime : un pays civi­li­sé et orga­ni­sé se ferait atta­quer par Daesh et sa horde bar­bare. C’est pas­ser à côté de la réa­li­té com­plè­te­ment. Daesh ne pos­sède que la par­tie déser­tique de la Syrie. La Syrie « utile » dans laquelle le régime mène qua­si toutes ses opé­ra­tions mili­taires est divi­sée entre les ter­ri­toires tenus par le régime et ceux tenus par dif­fé­rents groupes rebelles. Les com­bats qui opposent direc­te­ment Daesh et le régime sont mino­ri­taires pour les deux acteurs. Autre­ment dit, Daesh passe bien plus de temps à se battre contre les rebelles syriens que contre le régime et cela est aus­si vrai pour ce der­nier. Les chiffres de dif­fé­rents ins­ti­tuts d’analyse mili­taires disent tous la même chose en la matière. Dès lors, contri­buer à col­por­ter cette image de « guerre à deux camps », « civi­li­sa­tion vs bar­ba­rie », c’est col­por­ter tel quel le récit que le régime de Bachar Al-Assad veut nous faire ava­ler, en dépit total de la réalité.

4/ Je men­tion­ne­rai en der­nier point l’allusion De Fran­çoise Wal­le­macq par rap­port au musée de Bag­dad et au régime qui « cherchent à sau­ver l’Histoire de la Syrie, notre His­toire ». Là encore, c’est affli­geant de naï­ve­té quand on sait com­bien le régime uti­lise le com­merce d’œuvres d’art pour se finan­cer (voir par exemple ce rap­port du Par­le­ment euro­péen), notam­ment via la fameuse Mère Agnès. Et sur­tout quand on connaît toutes les des­truc­tions cultu­relles dont il est lui-même res­pon­sable (voir même rap­port). Mais là encore, Fran­çoise Wal­le­macq nous sert le récit du régime en plein : « civi­li­sa­tion vs barbarie ».

Méconnaissance affligeante et dégâts énormes

Je veux ici pré­ci­ser très clai­re­ment quelque chose : je ne pense pas une seconde que Fran­çoise Wal­le­macq et la RTBF aient vou­lu faire le jeu du régime. Non, c’est clai­re­ment un manque total de connais­sance de la région, de la Syrie et sur­tout des méthodes du régime syrien. La RTBF méri­te­rait d’avoir au moins un jour­na­liste qui maî­trise vrai­ment ce conflit. Le Soir, par exemple, avec bien moins de moyens, a un jour­na­liste avec le degré de connais­sance suf­fi­sant pour trai­ter du conflit (Bau­douin Loos).

Car quelles sont les consé­quences main­te­nant ? Tout le tra­vail de sen­si­bi­li­sa­tion à la ques­tion syrienne tombe à l’eau. Les cli­chés se voient tous ren­for­cés par un repor­tage d’un grand média belge. Il n’a pas fal­lu attendre long­temps pour voir Raoul Hede­bouw du PTB dif­fu­ser l’interview. PTB qui en 2012 avait déjà effec­tué le même voyage et qui se pose en défen­seur incon­di­tion­nel de Bachar Al-Assad depuis le début de la révo­lu­tion syrienne en 2011.

Benjamin Peltier


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