Ce site utilise des cookies afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible. Les informations sur les cookies sont stockées dans votre navigateur et remplissent des fonctions telles que vous reconnaître lorsque vous revenez sur notre site Web et aider notre équipe à comprendre les sections du site que vous trouvez les plus intéressantes et utiles.
Qu’est-ce qu’un thermomètre ?
Il y a quelque temps, je m’interrogeais avec Baptiste Campion sur le fait de savoir si l’on pouvait réellement considérer que le Front national posait « les bonnes questions » tout en y apportant malheureusement « les mauvaises réponses »[efn_note]Christophe Mincke et Baptiste Campion, « Le FN pose-t-il les bonnes questions ? », Revue Nouvelle, n° 5 (2015): 2‑5.[/efn_note]. Nous y rappelions qu’une question n’est pas pertinente en soi et qu’elle ne peut l’être que par rapport à un projet particulier. Ainsi, les questions du FN ne sont-elles bonnes que si l’on admet que l’analyse sociale et le projet du FN le sont également. Or, voici qu’au détour d’un échange relatif à l’invitation d’un membre de l’extrême droite officieuse (PP) lors du débat dominical d’une chaîne de service public, ressurgit une autre antienne à laquelle il me semble important de tordre le cou[efn_note]Christophe Mincke et Baptiste Campion, « Le FN pose-t-il les bonnes questions ? », Revue Nouvelle, n° 5 (2015): 2‑5.[/efn_note].
Était posée la question de savoir pourquoi diable on invitait ce genre d’individu, leur offrant par là même une tribune à laquelle ils ne peuvent ordinairement prétendre et l’idée fut exprimée qu’il relevait de la responsabilité des journalistes de refuser de rendre ce genre de service. La question est toutefois complexe, notamment parce que les médias peuvent, de diverses manières, être contraints de donner la parole à tous les acteurs du jeu politique. C’est le cas de la RTBF qui, par son contrat de gestion, doit offrir du temps d’antenne à toutes les formations, sauf celles officiellement étiquetées d’extrême-droite, ce qui n’est pas le cas du PP. Les médias privés – et notamment la presse écrite – ne sont pas soumis aux mêmes règles et répercutent de leur propre volonté les propos des uns et des autres1.
Il n’en demeure pas moins qu’en réaction à la critique, un journaliste2 de la même maison répéta le bon mot selon lequel « on ne fait pas baisser la fièvre en cassant le thermomètre ». L’idée, derrière cette affirmation d’apparent bon sens, est que l’extrême droite indique quelque chose, un malaise social, une colère, une haine collective, sans doute un peu des trois, ce n’est que rarement précisé. De ce fait, refuser d’écouter l’extrême-droite reviendrait à casser le thermomètre pour ne pas voir que la fièvre s’est emparée du malade. Voilà une affirmation qui pose problème à de multiples niveaux, d’autant plus qu’elle est fréquemment utilisée.
En premier lieu, elle exonère les médias de leur responsabilité. En effet, ils ne se contentent pas de lire un thermomètre et de poser un diagnostic ; ils construisent un discours, ils mettent en scène, ils crient à la cantonade que la fièvre a monté. Donner à penser qu’un débat télévisé se contente de prendre le pouls de la société est à la fois une mystification qui occulte la dimension proprement médiatique de l’exercice et une négation du travail journalistique. Ainsi, le journaliste ne serait qu’un œil, il se bornerait à constater passivement, il ne produirait rien, en somme ? On attend alors le jour où il sera remplacé par un agrégateur automatique ! Que ce propos soit tenu par un journaliste en dit long sur l’internalisation des prétendus impératifs d’objectivité et de neutralité qui minent aujourd’hui sa profession3. Qu’il soit contraint de faire de la place à des opinions détestables est une chose, qu’il prétende qu’il s’agit purement de rendre compte en est une autre.
En deuxième lieu, l’analogie du thermomètre confond l’instrument de diagnostic et le symptôme. Le Front national n’est pas un outil visant à scruter le social, il n’est pas le journalisme, la sociologie ou la philosophie, en ce que ces disciplines visent – quand elles sont bien pratiquées – à produire des discours permettant de comprendre le monde. Le FN est, au contraire, l’une des choses qu’il faut observer, il est un prurit haineux, une gangrène, un délire collectif de persécution ; il est bien des choses, mais pas un thermomètre. Il semble particulièrement étrange de considérer comme indicateur fiable ce qui n’est que l’effet – sans doute – de problèmes sociaux réels, comme si l’on pouvait compter sur le FN ou le PP pour nous indiquer ce qui cloche dans notre société pour que des gens puissent voter pour eux.
Certes, on pourrait affirmer qu’il s’agit, en invitant quelqu’un qui affirme clairement qu’il cautionne les propositions de Marine Le Pen en matière d’immigration, de placer ses propositions sous la loupe. Mais peut-on sérieusement affirmer que la présence de ce genre d’individu est nécessaire pour faire connaître les thèses d’un courant dont la « pensée » se résume à trois slogans et à autant de préjugés et qui sont répétées ad nauseam dans mille forums ? Pense-t-on réellement que, si le but est de discuter et de contester des propositions nauséabondes, il est nécessaire de gaspiller des minutes d’antenne à une énième répétition de slogans aussi dangereux que ridiculement imbéciles et que chacun connaît par cœur ? Si l’on veut réellement filer la métaphore médicale, il serait plutôt judicieux de se demander s’il est nécessaire d’inoculer un virus à grande échelle pour prétendre en observer les effets.
À tout prendre, il serait possible de se pencher sur les militants et les électeurs pour les interroger, mettre leurs propos en perspective, questionner leur vie et leurs sentiments. Mais ce serait là un autre exercice que celui qui consiste à ouvrir son micro à un individu ne cherchant qu’un accès aux médias dans le but de faire diffuser ses élucubrations nuisibles.
En fin de compte, cette métaphore du thermomètre invite à poser une question : les médias n’ont-ils pas eux-mêmes cassé le thermomètre ? Qu’ont-ils fait du journalisme d’investigation ? Où ont-ils relégué les articles et reportages de fond ? Quelle place donnent-ils à la réflexion ? Et quelle place au divertissement ?
Traiter de la pauvreté en s’enfermant dans un studio de verre4, ouvrir le journal télévisé sur des nouvelles sportives ou sur des marronniers mille fois ressassés, consacrer de l’énergie à mettre en place des forums en ligne sur lesquels la plus abjecte haine s’exprime quotidiennement, précariser les journalistes au point de les empêcher de viser plus loin que la prochaine pige, publier en ligne la moindre rumeur quitte à se dédire deux heures après, préférer le storytelling à l’âpre analyse, ne sont-ce là diverses manières de casser le thermomètre journalistique ?
N’est-il pas dès lors interpellant qu’un journaliste puisse considérer le tribun d’un parti extrémiste comme un thermomètre, quand il devrait comprendre que c’est de lui que nous attendons des informations sur la température ?
- C’est par exemple le choix que fait Le Vif, en répercutant la nouvelle de la publication d’une vidéo de M. Modrikamen, en insérant ladite vidéo dans l’article et en affirmant que le président du PP a perdu tout crédit. Vincent Genot, « Réfugiés : “L’Etat islamique nous envoie 5000 djihadistes. Ce sera le chaos” — Belgique — LeVif.be », LeVif.be, 9 septembre 2015, http://www.levif.be/actualite/belgique/refugies-l-etat-islamique-nous-envoie-5000-djihadistes-ce-sera-le-chaos/article-normal-417483.html.
- C’est volontairement que je ne cite pas le journaliste en question, conscient de ce que cette sortie ne procédait pas tant d’une analyse que de la répétition d’un argument mille fois resservi. La reprise est sans doute d’autant plus préoccupante qu’elle est le fait d’un professionnel connu pour son engagement, sa rigueur et sa capacité critique.
- À ce propos, voyez mon billet consacré à cette question : Christophe Mincke, « Le suicide du journalisme », Revue Nouvelle, no 9‑10 (septembre 2014): 26‑27.
- Irène Kaufer, « Le chèque de l’indécence — La revue nouvelle », Revue nouvelle, no 2 (2014): 6‑8.