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Qu’est-ce qu’un thermomètre ?

Blog - e-Mois - extrême droite journalisme par Christophe Mincke

octobre 2015

Il y a quelque temps, je m’interrogeais avec Bap­tiste Cam­pion sur le fait de savoir si l’on pou­vait réel­le­ment consi­dé­rer que le Front natio­nal posait « les bonnes ques­tions » tout en y appor­tant mal­heu­reu­se­ment « les mau­vaises réponses »[efn_note]Christophe Mincke et Bap­tiste Cam­pion, « Le FN pose-t-il les bonnes ques­tions ? », Revue Nou­velle, n° 5 (2015): 2‑5.[/efn_note]. Nous y rap­pe­lions qu’une ques­tion n’est pas per­ti­nente en soi et qu’elle ne peut l’être que par rap­port à un pro­jet par­ti­cu­lier. Ain­si, les ques­tions du FN ne sont-elles bonnes que si l’on admet que l’analyse sociale et le pro­jet du FN le sont éga­le­ment. Or, voi­ci qu’au détour d’un échange rela­tif à l’invitation d’un membre de l’extrême droite offi­cieuse (PP) lors du débat domi­ni­cal d’une chaîne de ser­vice public, res­sur­git une autre antienne à laquelle il me semble impor­tant de tordre le cou[efn_note]Christophe Mincke et Bap­tiste Cam­pion, « Le FN pose-t-il les bonnes ques­tions ? », Revue Nou­velle, n° 5 (2015): 2‑5.[/efn_note].

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Était posée la ques­tion de savoir pour­quoi diable on invi­tait ce genre d’individu, leur offrant par là même une tri­bune à laquelle ils ne peuvent ordi­nai­re­ment pré­tendre et l’idée fut expri­mée qu’il rele­vait de la res­pon­sa­bi­li­té des jour­na­listes de refu­ser de rendre ce genre de ser­vice. La ques­tion est tou­te­fois com­plexe, notam­ment parce que les médias peuvent, de diverses manières, être contraints de don­ner la parole à tous les acteurs du jeu poli­tique. C’est le cas de la RTBF qui, par son contrat de ges­tion, doit offrir du temps d’antenne à toutes les for­ma­tions, sauf celles offi­ciel­le­ment éti­que­tées d’extrême-droite, ce qui n’est pas le cas du PP. Les médias pri­vés – et notam­ment la presse écrite – ne sont pas sou­mis aux mêmes règles et réper­cutent de leur propre volon­té les pro­pos des uns et des autres1.

Il n’en demeure pas moins qu’en réac­tion à la cri­tique, un jour­na­liste2 de la même mai­son répé­ta le bon mot selon lequel « on ne fait pas bais­ser la fièvre en cas­sant le ther­mo­mètre ». L’idée, der­rière cette affir­ma­tion d’apparent bon sens, est que l’extrême droite indique quelque chose, un malaise social, une colère, une haine col­lec­tive, sans doute un peu des trois, ce n’est que rare­ment pré­ci­sé. De ce fait, refu­ser d’écouter l’extrême-droite revien­drait à cas­ser le ther­mo­mètre pour ne pas voir que la fièvre s’est empa­rée du malade. Voi­là une affir­ma­tion qui pose pro­blème à de mul­tiples niveaux, d’autant plus qu’elle est fré­quem­ment utilisée.

En pre­mier lieu, elle exo­nère les médias de leur res­pon­sa­bi­li­té. En effet, ils ne se contentent pas de lire un ther­mo­mètre et de poser un diag­nos­tic ; ils construisent un dis­cours, ils mettent en scène, ils crient à la can­to­nade que la fièvre a mon­té. Don­ner à pen­ser qu’un débat télé­vi­sé se contente de prendre le pouls de la socié­té est à la fois une mys­ti­fi­ca­tion qui occulte la dimen­sion pro­pre­ment média­tique de l’exercice et une néga­tion du tra­vail jour­na­lis­tique. Ain­si, le jour­na­liste ne serait qu’un œil, il se bor­ne­rait à consta­ter pas­si­ve­ment, il ne pro­dui­rait rien, en somme ? On attend alors le jour où il sera rem­pla­cé par un agré­ga­teur auto­ma­tique ! Que ce pro­pos soit tenu par un jour­na­liste en dit long sur l’internalisation des pré­ten­dus impé­ra­tifs d’objectivité et de neu­tra­li­té qui minent aujourd’hui sa pro­fes­sion3. Qu’il soit contraint de faire de la place à des opi­nions détes­tables est une chose, qu’il pré­tende qu’il s’agit pure­ment de rendre compte en est une autre.

En deuxième lieu, l’analogie du ther­mo­mètre confond l’instrument de diag­nos­tic et le symp­tôme. Le Front natio­nal n’est pas un outil visant à scru­ter le social, il n’est pas le jour­na­lisme, la socio­lo­gie ou la phi­lo­so­phie, en ce que ces dis­ci­plines visent – quand elles sont bien pra­ti­quées – à pro­duire des dis­cours per­met­tant de com­prendre le monde. Le FN est, au contraire, l’une des choses qu’il faut obser­ver, il est un pru­rit hai­neux, une gan­grène, un délire col­lec­tif de per­sé­cu­tion ; il est bien des choses, mais pas un ther­mo­mètre. Il semble par­ti­cu­liè­re­ment étrange de consi­dé­rer comme indi­ca­teur fiable ce qui n’est que l’effet – sans doute – de pro­blèmes sociaux réels, comme si l’on pou­vait comp­ter sur le FN ou le PP pour nous indi­quer ce qui cloche dans notre socié­té pour que des gens puissent voter pour eux.

Certes, on pour­rait affir­mer qu’il s’agit, en invi­tant quelqu’un qui affirme clai­re­ment qu’il cau­tionne les pro­po­si­tions de Marine Le Pen en matière d’immigration, de pla­cer ses pro­po­si­tions sous la loupe. Mais peut-on sérieu­se­ment affir­mer que la pré­sence de ce genre d’individu est néces­saire pour faire connaître les thèses d’un cou­rant dont la « pen­sée » se résume à trois slo­gans et à autant de pré­ju­gés et qui sont répé­tées ad nau­seam dans mille forums ? Pense-t-on réel­le­ment que, si le but est de dis­cu­ter et de contes­ter des pro­po­si­tions nau­séa­bondes, il est néces­saire de gas­piller des minutes d’antenne à une énième répé­ti­tion de slo­gans aus­si dan­ge­reux que ridi­cu­le­ment imbé­ciles et que cha­cun connaît par cœur ? Si l’on veut réel­le­ment filer la méta­phore médi­cale, il serait plu­tôt judi­cieux de se deman­der s’il est néces­saire d’inoculer un virus à grande échelle pour pré­tendre en obser­ver les effets.

À tout prendre, il serait pos­sible de se pen­cher sur les mili­tants et les élec­teurs pour les inter­ro­ger, mettre leurs pro­pos en pers­pec­tive, ques­tion­ner leur vie et leurs sen­ti­ments. Mais ce serait là un autre exer­cice que celui qui consiste à ouvrir son micro à un indi­vi­du ne cher­chant qu’un accès aux médias dans le but de faire dif­fu­ser ses élu­cu­bra­tions nuisibles.

En fin de compte, cette méta­phore du ther­mo­mètre invite à poser une ques­tion : les médias n’ont-ils pas eux-mêmes cas­sé le ther­mo­mètre ? Qu’ont-ils fait du jour­na­lisme d’investigation ? Où ont-ils relé­gué les articles et repor­tages de fond ? Quelle place donnent-ils à la réflexion ? Et quelle place au divertissement ?

Trai­ter de la pau­vre­té en s’enfermant dans un stu­dio de verre4, ouvrir le jour­nal télé­vi­sé sur des nou­velles spor­tives ou sur des mar­ron­niers mille fois res­sas­sés, consa­crer de l’énergie à mettre en place des forums en ligne sur les­quels la plus abjecte haine s’exprime quo­ti­dien­ne­ment, pré­ca­ri­ser les jour­na­listes au point de les empê­cher de viser plus loin que la pro­chaine pige, publier en ligne la moindre rumeur quitte à se dédire deux heures après, pré­fé­rer le sto­ry­tel­ling à l’âpre ana­lyse, ne sont-ce là diverses manières de cas­ser le ther­mo­mètre journalistique ?

N’est-il pas dès lors inter­pel­lant qu’un jour­na­liste puisse consi­dé­rer le tri­bun d’un par­ti extré­miste comme un ther­mo­mètre, quand il devrait com­prendre que c’est de lui que nous atten­dons des infor­ma­tions sur la température ?

  1. C’est par exemple le choix que fait Le Vif, en réper­cu­tant la nou­velle de la publi­ca­tion d’une vidéo de M. Modri­ka­men, en insé­rant ladite vidéo dans l’article et en affir­mant que le pré­sident du PP a per­du tout cré­dit. Vincent Genot, « Réfu­giés : “L’Etat isla­mique nous envoie 5000 dji­ha­distes. Ce sera le chaos” — Bel­gique — LeVif.be », LeVif.be, 9 sep­tembre 2015, http://www.levif.be/actualite/belgique/refugies-l-etat-islamique-nous-envoie-5000-djihadistes-ce-sera-le-chaos/article-normal-417483.html.
  2. C’est volon­tai­re­ment que je ne cite pas le jour­na­liste en ques­tion, conscient de ce que cette sor­tie ne pro­cé­dait pas tant d’une ana­lyse que de la répé­ti­tion d’un argu­ment mille fois res­ser­vi. La reprise est sans doute d’autant plus pré­oc­cu­pante qu’elle est le fait d’un pro­fes­sion­nel connu pour son enga­ge­ment, sa rigueur et sa capa­ci­té critique.
  3. À ce pro­pos, voyez mon billet consa­cré à cette ques­tion : Chris­tophe Mincke, « Le sui­cide du jour­na­lisme », Revue Nou­velle, no 9‑10 (sep­tembre 2014): 26‑27.
  4. Irène Kau­fer, « Le chèque de l’indécence — La revue nou­velle », Revue nou­velle, no 2 (2014): 6‑8.

Christophe Mincke


Auteur

Christophe Mincke est codirecteur de La Revue nouvelle, directeur du département de criminologie de l’Institut national de criminalistique et de criminologie et professeur à l’Université Saint-Louis à Bruxelles. Il a étudié le droit et la sociologie et s’est intéressé, à titre scientifique, au ministère public, à la médiation pénale et, aujourd’hui, à la mobilité et à ses rapports avec la prison. Au travers de ses travaux récents, il interroge notre rapport collectif au changement et la frénésie de notre époque.