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Profession : demandeur d’emploi

Blog - e-Mois par Christophe Mincke

juin 2017

Sous le titre « La jour­née type d’un deman­deur d’emploi effi­cace », Pôle Emploi a publié une info­gra­phie cen­sée aider les chô­meurs à se com­por­ter de manière adé­quate. S’y déroule la jour­née du « deman­deur d’emploi » modèle, qui com­bine vie saine, moti­va­tion sans faille et stra­té­gies effi­caces de recherche d’emploi. On apprend que le chô­meur n’a sans doute pas d’enfants, […]

e-Mois

Sous le titre « La jour­née type d’un deman­deur d’emploi effi­cace », Pôle Emploi a publié une info­gra­phie cen­sée aider les chô­meurs à se com­por­ter de manière adé­quate. S’y déroule la jour­née du « deman­deur d’emploi » modèle, qui com­bine vie saine, moti­va­tion sans faille et stra­té­gies effi­caces de recherche d’emploi.

On apprend que le chô­meur n’a sans doute pas d’enfants, puisqu’il se lève à 7h45 et déjeune à 8h45, qu’une douche mati­nale per­met de cla­ri­fier ses objec­tifs (sans doute est-ce une manière d’inviter le chô­meur à les revoir quo­ti­dien­ne­ment à la baisse) et que le deman­deur d’emploi lamb­da a un bal­con sur lequel il peut boire son café. À 13 heures, et pen­dant une heure, il sera invi­té à répondre à des pro­po­si­tions de « petits bou­lots » lui per­met­tant de gagner de l’argent. On se sent ras­su­ré : chaque jour, une heure est néces­saire au trai­te­ment des myriades de sol­li­ci­ta­tions par un mar­ché de l’emploi dyna­mique ouvrant constam­ment des pers­pec­tives aux sans-emplois. S’il ne trouve pas là de quoi gagner hono­ra­ble­ment sa vie… À 14 heures, enfin, le chô­meur peut légi­ti­me­ment consa­crer son temps à lui-même, même s’il ne doit pas oublier, à 16 heures, d’aller faire un tour sur Lin­ke­dIn, une pla­te­forme (pri­vée) de réseau­tage pro­fes­sion­nel pour laquelle l’État fran­çais fait de la publi­ci­té, logo à l’appui. Enfin, à 17h30, le chô­meur doit soi­gner son réseau social et ses rela­tions avec sa famille. Il n’a pas d’enfants — et donc pas de devoirs à super­vi­ser ni de tar­tines à faire pour le len­de­main — il ne faut pas qu’il tombe dans l’isolement social.

Au tra­vers de ce docu­ment conster­nant, appa­raissent les stig­mates habi­tuels du chô­meur : il est cette per­sonne qui manque de struc­ture et risque de som­brer dans la soli­tude et la perte de repères, il a donc besoin d’une dis­ci­pline. Le chô­mage, cette luxure moderne, n’est pas une fata­li­té, il se com­bat par la mise en place d’une dis­ci­pline se sub­sti­tuant à celle pro­di­guée par l’emploi. Horaire strict, sou­ci du corps et de l’esprit, recherche de reve­nus, entre­tien de son réseau social, tels sont les béné­fices d’une recherche d’emploi orthodoxe. 

Qu’importe, dès lors, l’obtention d’un contrat de tra­vail ? Le cher­cheur d’emploi est effi­cace parce qu’il rem­plit cor­rec­te­ment son rôle. Il cherche le Graal. Aven­tu­rier moderne, le sens de sa vie est dans sa quête, pas dans la réussite.

Ce qui se donne à voir, éga­le­ment, c’est la pro­mo­tion d’un chô­meur idéal qui, de toute évi­dence, appar­tient aux classes moyennes et supé­rieures. L’individu mon­tré en exemple est sou­cieux de son corps et de son équi­libre men­tal, gère des pro­po­si­tions et pro­jets mul­tiples, est pré­sent sur les réseaux sociaux conçus pour les cadres et dis­pose de suf­fi­sam­ment de moyens pour entre­te­nir une socia­li­té épa­nouis­sante. Com­bien de chô­meurs non qua­li­fiés sont-ils pré­sents sur Lin­ke­dIn ? Com­bien sont-ils à rece­voir des pro­po­si­tions « ali­men­taires » en tel nombre qu’il leur faille une heure par jour pour les trai­ter ? Qui donc serait capable de tenir ce rythme absurde, pen­dant un, trois, cinq, dix ans ? Ce chô­meur idéal est qua­li­fié, socia­le­ment insé­ré dans des réseaux sus­cep­tibles de lui four­nir un emploi et sa situa­tion est tran­si­toire. C’est lui qui est mon­tré en exemple à l’ensemble des chô­meurs. À cha­cun son rêve d’ascension sociale…

Pôle Emploi n’a sans doute pas enten­du par­ler du chô­mage struc­tu­rel tou­chant pré­fé­ren­tiel­le­ment des per­sonnes peu qua­li­fiées ou déqua­li­fiées et des régions s’apparentant à de véri­tables déserts éco­no­miques. À moins qu’il ne s’agisse, incons­ciem­ment et une fois de plus, de ren­for­cer l’idée que le chô­mage est conjonc­tu­rel et se com­bat au niveau indi­vi­duel, par un sur­croit de foi et de sacri­fices. Nul besoin d’interroger la place du tra­vail et de l’emploi dans nos socié­tés, de cri­ti­quer les méca­nismes de redis­tri­bu­tion des moyens d’existence ou de ques­tion­ner le sens de la vie.

Peut-on ima­gi­ner qu’un tel docu­ment serve aux chô­meurs et les aide, ou est-il plus vrai­sem­blable qu’il est un élé­ment de lan­gage sup­plé­men­taire, un écrit de pro­pa­gande ren­for­çant les récits sociaux sur le chô­mage et la stig­ma­ti­sa­tion de ceux qu’il frappe, une moda­li­té sup­plé­men­taire d’exercice d’une vio­lence sociale sym­bo­lique à l’égard des exclus.

La ques­tion se pose, en effet, de savoir si l’on n’aiderait pas davan­tage les indi­vi­dus en leur rap­pe­lant qu’ils peuvent inves­tir leur éner­gie et se rendre socia­le­ment utiles hors de l’emploi, en tour­nant le dos à l’entretien de stra­té­gies concur­ren­tielles de dépas­se­ment de soi pour atteindre l’inaccessible emploi, en inter­ro­geant les moda­li­tés et le but de leur inté­gra­tion sociale.

Christophe Mincke


Auteur

Christophe Mincke est codirecteur de La Revue nouvelle, directeur du département de criminologie de l’Institut national de criminalistique et de criminologie et professeur à l’Université Saint-Louis à Bruxelles. Il a étudié le droit et la sociologie et s’est intéressé, à titre scientifique, au ministère public, à la médiation pénale et, aujourd’hui, à la mobilité et à ses rapports avec la prison. Au travers de ses travaux récents, il interroge notre rapport collectif au changement et la frénésie de notre époque.