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Pour en finir avec l’«arme de comparaison massive »

Blog - e-Mois par Pascal Fenaux

janvier 2015

Les récents pro­pos de Rudi Ver­voort et la polé­mique qui s’en est sui­vie ne doivent pas faire oublier que, dans un pas­sé encore récent, l’«arme de com­pa­rai­son mas­sive » a été plus d’une fois dégai­née par des res­pon­sables poli­tiques belges de tous bords et de manières tout aus­si irres­pon­sables. En avril 2010, un édi­to­rial de La Revue […]

e-Mois

Les récents pro­pos de Rudi Ver­voort et la polé­mique qui s’en est sui­vie ne doivent pas faire oublier que, dans un pas­sé encore récent, l’«arme de com­pa­rai­son mas­sive » a été plus d’une fois dégai­née par des res­pon­sables poli­tiques belges de tous bords et de manières tout aus­si irres­pon­sables. En avril 2010, un édi­to­rial de La Revue nou­velle s’en émou­vait déjà. La polé­mique autour de la déchéance de natio­na­li­té nous offre l’occasion de le remettre au (mau­vais) goût du jour et de poser la ques­tion de la Mémoire.

En période de mus­cu­la­tion poli­tique, cer­tains repré­sen­tants poli­tiques ne résistent mani­fes­te­ment pas à la ten­ta­tion de la com­pa­rai­son meur­trière avec les tota­li­ta­rismes du ving­tième siècle, la période nazie ayant de toute évi­dence « la cote ».

Der­nier exemple en date, l’entretien accor­dé au quo­ti­dien L’Écho ce 28 jan­vier , Rudi Ver­voort (PS), ministre-pré­sident de la Région de Bruxelles-Capi­tale. Le débat fait rage quant au « paquet » de douze mesures annon­cé par le gou­ver­ne­ment fédé­ral, mesures cen­sées ren­for­cer la « lutte anti­ter­ro­riste » et par­mi les­quelles figure la déchéance de natio­na­li­té pour tout citoyen (bina­tio­nal) recon­nu cou­pable d’implication dans des actions ter­ro­ristes. Si l’on est clai­re­ment en droit de s’interroger sur les impli­ca­tions morales, poli­tiques et pra­tiques d’une telle mesure d’exception, le moins que l’on puisse dire est que le diri­geant socia­liste bruxel­lois n’y est pas allé avec le dos de la cuillère. « Les déchéances de natio­na­li­té, cela a tou­jours été une arme uti­li­sée par les régimes extrêmes. Quand on voit Ausch­witz, quand on voit que dans l’Allemagne hit­lé­rienne, les pre­mières lois qui ont été votées, ce sont les déchéances de natio­na­li­té pour les juifs. Le contexte est dif­fé­rent mais […] on reprend […] ces vieilles recettes aujourd’hui. […] Le régime de Vichy a fait la même chose : les lois d’exception de Vichy, c’était aus­si la déchéance de la natio­na­li­té des juifs fran­çais à qui on reti­rait tous leurs biens. La déchéance de la natio­na­li­té, ça a une Histoire. »

« Der­nier exemple en date », écri­vions-nous ci-des­sus. Rudi Ver­voort n’est en effet ni le pre­mier (ni hélas le der­nierà à céder à la ten­ta­tion d’user de l’«arme de com­pa­rai­son mas­sive » pour « vitri­fier » un adver­saire poli­tique et, ne mégo­tons pas, faire le « buzz ». Le 30 mars 2010, Geert Bour­geois (N‑VA), alors ministre des Affaires inté­rieures du gou­ver­ne­ment fla­mand, refu­sa de nom­mer les bourg­mestres FDF de trois des six com­munes à faci­li­tés de la péri­phé­rie bruxel­loise. Le len­de­main, dans les colonnes de La Libre Bel­gique, Oli­vier Main­gain, pré­sident du FDF, décla­ra alors, ni plus ni moins, que ces pra­tiques étaient « dignes de l’Occupation alle­mande. C’est comme sous l’Occupation lorsqu’on dési­gnait des bourg­mestres parce qu’ils étaient les alliés de l’occupant ! ». Dans la fou­lée, le bourg­mestre FDF de Lin­ke­beek, Damien Thié­ry (aujourd’hui dépu­té MR), par­lait quant à lui de « méthodes fascisantes ».

Dans Le Soir du 4 juillet 1993, le pré­sident du PS bruxel­lois Phi­lippe Mou­reaux qua­li­fia Luc Van den Brande, alors ministre-pré­sident du gou­ver­ne­ment fla­mand, de « Gau­lei­ter de la Flandre ». En éta­blis­sant ain­si une com­pa­rai­son avec les chefs régio­naux du NSDAP (le par­ti nazi), com­pa­rai­son qu’il dira par la suite regret­ter, l’historien bruxel­lois n’en était pas à son coup d’essai, lui qui, en 1988, lors d’un 1er mai lié­geois cha­hu­té par des mili­tants socia­listes et wal­lin­gants dénon­çant l’«abandon » des Fou­rons, avait répon­du à ses détrac­teurs en les trai­tant tout sim­ple­ment de « fas­cistes ». De même, le 23 jan­vier 2005, oppo­sé à Oli­vier Main­gain sur le pla­teau de « Contro­verse » (RTL-TVI), Éric Van Rom­puy (CD&V), le dépu­té-bourg­mestre de Zaven­tem, assi­mi­la la pro­po­si­tion fran­co­phone d’élargissement de Bruxelles-Capi­tale à l’«Anschluss d’Hitler » (l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne en avril 1938). Cinq ans plus tard, dans une inter­view publiée dans Le Soir du 3 avril 2010, Eric Van Rom­puy allait lui aus­si opé­rer une courbe ren­trante : « Mes pro­pos ne se réfé­raient ni à la guerre ni à la période nazie. Mais je me suis excu­sé. C’était un lap­sus (sic), un pont trop loin (re-sic)

Les mâles pro­pos tenus par Oli­vier Main­gain dans les colonnes de La Libre Bel­gique sus­ci­tèrent évi­dem­ment la polé­mique et se heur­tèrent tout par­ti­cu­liè­re­ment à l’incompréhension au sein des divers cou­rants d’opinions par­mi les Juifs de Bel­gique. Dans les édi­tions du Soir et de La Libre du 3 avril 2010, David Suss­kind (décé­dé en novembre 2011), ancien pré­sident du CCLJ (Centre com­mu­nau­taire laïc juif) et du CCOJB (Comi­té de coor­di­na­tion des orga­ni­sa­tions juives de Bel­gique), exi­gea de Didier Reyn­ders, alors pré­sident du MR, qu’il désa­voue les pro­pos du pré­sident du FDF [c’était avant la scis­sion du MR), esti­mant que « com­pa­rer quoi que ce soit avec l’occupation alle­mande et bana­li­ser la Shoah est punis­sable par la loi ». L’interpellation de David Suss­kind était en phase avec la majo­ri­té des opi­nions juives de Bel­gique, les­quelles déses­pé­rent de voir l’État belge recon­naitre sa res­pon­sa­bi­li­té, ne serait-ce qu’indirecte, dans la dépor­ta­tion des Juifs belges et « apa­trides » vers les camps nazis de concen­tra­tion ou d’extermination, res­pon­sa­bi­li­té éta­blie de façon indis­cu­table dans les conclu­sions de La Bel­gique docile, un rap­port du CEGESOMA (Centre d’études et de docu­men­ta­tion Guerre et Socié­tés contem­po­raines) publié en 2007. Depuis lors, la majo­ri­té du per­son­nel poli­tique belge, avec des inflexions selon les appar­te­nances lin­guis­tiques et phi­lo­so­phiques, conti­nue de se réfu­gier der­rière l’exil lon­do­nien du gou­ver­ne­ment Pier­lot (catho­lique, libé­ral et socia­liste) en 1940 – 1944 pour se laver les mains de la col­la­bo­ra­tion active d’une par­tie des admi­nis­tra­tions natio­nales et com­mu­nales avec l’occupant allemand.

Pour autant, les décla­ra­tions […] d’Olivier Main­gain avaient-elles pour but de bana­li­ser l’extermination des Juifs d’Europe et son « volet » belge ? Sans doute pas et le pré­sident du FDF dut tom­ber des nues en s’entendant rap­pe­ler le géno­cide nazi. Contes­table par sa vio­lence et son outrance, il était à sup­po­ser que la com­pa­rai­son éta­blie par Oli­vier Main­gain entre les cir­cu­laires du gou­ver­ne­ment fla­mand et l’occupation alle­mande fai­sait plu­tôt réfé­rence à la nomi­na­tion par l’occupant de bourg­mestres issus des extrême-droites bel­gi­caine (Rex) et natio­na­liste fla­mande (Ver­di­na­so et VNV). Plus pré­ci­sé­ment, le pré­sident du FDF évo­quait sans doute la nomi­na­tion de conseils com­mu­naux et de bourg­mestres exclu­si­ve­ment néer­lan­do­phones le long de la fron­tière lin­guis­tique et dans l’agglomération bruxel­loise où, en 1914 – 1918 comme en 1940 – 1944, l’occupant alle­mand et les com­po­santes extré­mistes et col­la­bo­ra­tion­nistes du mou­ve­ment fla­mand espé­raient enrayer le pro­ces­sus de fran­ci­sa­tion par une poli­tique auto­ri­taire de reflamandisation.

Des précédents ? Oui, mais lesquels ?

Aujourd’hui, c’est donc au tour de Rudi Ver­voort de s’emballer dans la spi­rale du déra­page, du rétro­pé­da­lage et d’un nau­frage que sa mise au point a pos­te­rio­ri n’a évi­té que d’extrême jus­tesse. Or, le débat autour de la déchéance de natio­na­li­té est trop sérieux et trop cru­cial (sur les plans poli­tique et éthique) pour être balayé par des effets de manche irres­pon­sables et sur­tout des com­pa­rai­sons his­to­ri­que­ment infondées.

Effec­ti­ve­ment, en Europe, dans l’entre-deux guerres, des mesures de déchéance de natio­na­li­té furent adop­tées, res­pec­ti­ve­ment par l’Allemagne après l’accession au pou­voir du NSDAP, et par la Deuxième répu­blique de Pologne, dans les der­niers mois qui pré­cé­dèrent l’invasion conjointe de son ter­ri­toire par le Troi­sième Reich alle­mand et l’Union sovié­tique. Ces mesures de déchéance avaient pour cibles uniques les citoyens juifs de ces deux États, en tant qu’individus, com­mu­nau­tés confes­sion­nelles et mino­ri­té eth­no-lin­guis­tiques. L’État fran­çais, c’est-à-dire le régime de Vichy, ne fit « que » reprendre à son compte et avec le zèle que l’on sait cette poli­tique de la rélé­ga­tion pen­dant l’occupation alle­mande. Mais, ce que Rudi Ver­voort ne semble pas com­prendre, en dépit de ses appels à « l’Histoire », c’est que, dans tous les cas, les Juifs déchus de leur citoyen­ne­té le furent pour ce qu’ils étaient et non pour des actes dont ils auraient été recon­nus cou­pables (et dans l’hypothèse toute théo­rique de pro­cé­dures judi­ciaires équitables).

Or, au stade actuel du « débat » poli­tique belge, ce dont il est ques­tion, c’est de déchoir de leur natio­na­li­té des citoyens bina­tio­naux recon­nus cou­pables de par­ti­ci­pa­tion à des actes ter­ro­ristes. Autre­ment dit, les déchus le seraient pour des actes dont ils auraient été recon­nus cou­pables au terme d’une pro­cé­dure judi­ciaire équi­table et trans­pa­rente, et non pour ce qu’ils seraient in se. Il ne nous appar­tient pas ici de juger du bien-fon­dé de pareille mesure d’exception, sauf à rap­pe­ler que les orga­ni­sa­tions de défense des droits de l’Homme et les experts se bous­culent pour dou­ter, et de la mora­li­té d’une telle déchéance, et de son effi­ca­ci­té. Tout au plus est-on en droit de veiller à ce que ne s’installe un cli­mat délé­tère ciblant tout par­ti­cu­liè­re­ment et uni­que­ment des indi­vi­dus, des col­lec­ti­vi­tés confes­sion­nelles ou des « mino­ri­tés eth­niques » aux ori­gines « ara­bo-musul­manes » (les guille­mets ont toute leur impor­tance, tant le manie­ment de pareilles défi­ni­tions porte en lui le risque de caté­go­ri­sa­tions en bonne et due forme, défi­ni­tives, sans échap­pa­toire et sans appel).

Mais il est pos­sible de tirer une autre conclu­sion des décla­ra­tions toni­truantes du ministre-pré­sident bruxel­lois et des pré­cé­dents rap­pe­lés ci-des­sus. Si des ensei­gne­ments uni­ver­sels peuvent et doivent être tirés des entre­prises géno­ci­daires nazies menées en Alle­magne et dans les ter­ri­toires occu­pés par la Wehr­macht, il semble néan­moins dif­fi­cile d’en reti­rer une mémoire uni­ver­selle. L’ambition de pro­duire une mémoire uni­ver­selle de la Shoah se berce d’illusions si elle croit pou­voir pas­ser outre l’existence, la péren­ni­té et la muta­tion de mémoires par­ti­cu­lières. Concrè­te­ment et pour ne prendre en compte que le cas de la Bel­gique, il n’y aura jamais une mémoire de la Seconde Guerre mon­diale, de l’occupation alle­mande ou des géno­cides nazis, mais plu­sieurs, les­quelles ne s’excluent pas for­cé­ment les unes les autres. S’alimentant à des expé­riences par­ti­cu­lières, ces mémoires ne peuvent par défi­ni­tion qu’être par­ti­cu­lières et dif­fé­rer, selon que nos aïeux auront été col­la­bo­ra­teurs, pas­sifs, ou résis­tants ; fla­mands, bruxel­lois ou wal­lons ; néer­lan­do­phones, fran­co­phones ou ger­ma­no­phones ; dépor­tés poli­tiques ou dépor­tés « raciaux» ; etc.

Réa­li­té socio­lo­gique, cette mul­ti­pli­ci­té mémo­rielle est aus­si un objet poli­tique vola­til. Elle ne peut donc exemp­ter notre per­son­nel poli­tique d’y réflé­chir à dix fois avant de recou­rir à l’«arme de com­pa­rai­son massive ».

Pascal Fenaux


Auteur

Pascal Fenaux est membre du comité de rédaction de La Revue nouvelle depuis 1992. Sociologue, il a poursuivi des études en langues orientales (arabe et hébreu). Il est spécialiste de la question israélo-palestinienne, ainsi que de la question linguistique et communautaire en Belgique. Journaliste indépendant, il est également «vigie» (veille presse, sélection et traduction) à l’hebdomadaire Courrier international (Paris) depuis 2000. Il y traite et y traduit la presse «régionale» juive (hébréophone et anglophone) et arabe (anglophone), ainsi que la presse «hors-zone» (anglophone, yiddishophone, néerlandophone et afrikaansophone).