Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Populisme, le parti pour le tout ?

Blog - Le dessus des cartes par Bernard De Backer

mai 2018

Un spectre hante l’Europe, le popu­lisme. Le pro­pos est connu, comme celui du « retour des années trente » ou du « réveil des vieux démons ». L’Europe abri­te­rait un monstre en son sein, tou­jours prêt à reprendre du ser­vice dans dif­fé­rentes cir­cons­tances, notam­ment celles d’une confron­ta­tion à « l’Autre ». Et si le peuple s’avère mau­vais – car c’est quand même […]

Le dessus des cartes

Un spectre hante l’Europe, le popu­lisme. Le pro­pos est connu, comme celui du « retour des années trente » ou du « réveil des vieux démons ». L’Europe abri­te­rait un monstre en son sein, tou­jours prêt à reprendre du ser­vice dans dif­fé­rentes cir­cons­tances, notam­ment celles d’une confron­ta­tion à « l’Autre ». Et si le peuple s’avère mau­vais – car c’est quand même lui qui vote popu­liste –, il fau­drait adop­ter la solu­tion attri­buée par Brecht à l’Union des écri­vains et déci­der « d’en élire un autre ». Mais le phé­no­mène semble dépas­ser le conti­nent, à en croire cer­tains poli­to­logues et jour­na­listes qui uti­lisent le terme pour dési­gner des mou­ve­ments ou régimes qui vont des Phi­lip­pines aux États-Unis, du Vene­zue­la à la Pologne, de la Tur­quie au Dane­mark. On choi­si­ra plu­tôt d’examiner cette notion à la lumière de l’histoire de la démo­cra­tie et d’un parent proche auquel le popu­lisme est par­fois iden­ti­fié, le tota­li­ta­risme, le plus sou­vent dans sa ver­sion dite « fas­ciste ». Cela en ten­tant de se déprendre d’une vision uni­ver­selle et intem­po­relle. Peut-on, en effet, mettre sur le même plan l’idéologie et l’action de Le Pen, Orban, Trump, Mélen­chon, Wil­ders, Erdoğan, Cha­vez ou Kac­zyńs­ki ? En dehors de la repré­sen­ta­tion exclu­sive du corps natio­nal reven­di­quée par un par­ti – la ten­ta­tion « d’un-seul » incar­nant « l’un-seul-vrai-peuple » –, les dif­fé­rences sont notables. Cepen­dant, si la varia­bi­li­té des tra­jec­toires et des cultures poli­tiques est évi­dente, des inter­ac­tions relient peut-être ces phé­no­mènes dans le cadre de la glo­ba­li­sa­tion contemporaine.

Le popu­lisme comme mou­ve­ment ou comme régime est insé­pa­rable de la démo­cra­tie qui est « le pou­voir du peuple », le kra­tos du démos. On a bien du mal à ima­gi­ner un popu­lisme théo­cra­tique, monar­chique ou aris­to­cra­tique. De manière idéal­ty­pique, il se reven­dique de la légi­ti­mi­té d’un peuple pré­sen­té comme une hypo­stase indi­vise – et c’est bien là que réside le dan­ger pour la démo­cra­tie plu­ra­liste. Avant d’aller plus avant dans l’analyse de ses ava­tars actuels, il est néces­saire de faire un détour his­to­rique, car le popu­lisme n’est pas intem­po­rel. On remar­que­ra en pré­am­bule que le mot « popu­liste » avait une conno­ta­tion posi­tive au siècle pas­sé. Ain­si, le poète, écri­vain et aca­dé­mi­cien belge Robert Vivier1, second époux de la réfu­giée russe Zénit­ta Tazieff (la mère du vul­ca­no­logue), fut consi­dé­ré comme un écri­vain popu­liste. Il man­qua d’une voix le « Prix du roman popu­liste » avec Folle qui s’en­nuie (publié en 1933), une his­toire d’adultère chez « les gens d’en bas ». Roman qui est qua­li­fié de « chef-d’œuvre de la lit­té­ra­ture popu­liste de l’entre-deux-guerres » par l’Académie royale de langue et de lit­té­ra­ture fran­çaises de Bel­gique. Vivier y retrace les aven­tures d’une femme du peuple ori­gi­naire de Liège, qui emmé­nage avec son mari dans une mai­son de la cité-jar­din Le Logis à Boits­fort – tout comme l’écrivain, par ailleurs aus­si Liégeois.

Le pays aux paysans

Dans l’histoire moderne des mou­ve­ments poli­tiques, les pre­mières occur­rences de ceux qui se qua­li­fiaient de popu­listes sont les « narod­ni­ki » (narod signi­fie « peuple » en langue russe) au XIXe siècle. Le peuple, pour eux, ce sont les pay­sans, et c’est dans la pay­san­ne­rie que rési­de­rait le salut de la Rus­sie contre l’État oppres­sif et poli­cier. Le point d’appui légi­time de la socié­té n’est donc plus le Tsar, repré­sen­tant de Dieu sur terre, mais le peuple-pay­san et sa com­mu­nau­té agra­rienne qui seraient l’âme de la Rus­sie. Les narod­ni­ki don­ne­ront ensuite nais­sance, suite à leur échec, aux sociaux-démo­crates, puis aux bol­ché­viques. Ces der­niers consi­dé­raient que le pro­lé­ta­riat « bol­che­vi­sé » était l’expression unique et ultime du démos his­to­rique (voir l’expression tau­to­lo­gique de « démo­cra­tie popu­laire », qui signi­fie en réa­li­té « pou­voir du peuple bol­che­vi­sé », oppo­sée à « démo­cra­tie bour­geoise »). On passe dès lors de l’un-peuple pay­san à l’un-peuple pro­lé­taire, mes­sie et agent de la fin de l’Histoire.

De l’autre côté de l’Atlantique, un mou­ve­ment, éga­le­ment de type agra­rien, nom­mé The People’s Par­ty (aus­si connu comme The Popu­list Par­ty ou The Popu­lists) se déve­lop­pa à la fin du XIXe siècle, avant de fusion­ner avec le Par­ti Démo­crate en 1896. Il s’agissait d’un grou­pe­ment de fer­miers du centre et du sud des États-Unis, en révolte contre les « élites de la côte Est » qui contrô­laient les banques, la mon­naie et les che­mins de fer2. Notons cette ancienne ten­sion entre les flyo­ver states et les côtes amé­ri­caines (sur­tout la côte Est à l’époque), qui fera la for­tune élec­to­rale de Trump. The Popu­list Par­ty fut consi­dé­ré comme pro­gres­siste, ce qui explique, selon Jan-Wer­ner Mül­ler (2016), que le mot « popu­liste » a une conno­ta­tion de gauche aux États-Unis, incar­nant les inté­rêts de Main Street face à Wall Street.

Mais les popu­listes amé­ri­cains ne déve­lop­paient pas un mes­sia­nisme comme les narod­ni­ki russes et leurs des­cen­dants bol­che­viques. Leurs reven­di­ca­tions étaient sur­tout éco­no­miques et régle­men­taires. Par ailleurs, le régime com­mu­nau­taire rural de pro­prié­té, la socié­té patriar­cale et la culture reli­gieuse russes (Figes, 1995) sont aux anti­podes de l’ethos du Gran­ger états-unien pro­tes­tant. Néan­moins, le pre­mier article de leur pro­gramme sti­pu­lait que « L’union consom­mée ce jour des forces labo­rieuses des États-Unis sera constante et per­pé­tuelle ; puisse son esprit péné­trer dans tous les cœurs pour le salut de la Répu­blique et l’élévation de l’humanité. »3 [Nous tra­dui­sons]. C’est bien l’esprit de « l’Union constante et per­pé­tuelle » des forces labo­rieuses qui assu­re­ra le salut de la République.

Ces deux exemples, pris aux anti­podes et dans des contextes très dif­fé­rents, sont cepen­dant riches en ensei­gne­ments. Ils se situent d’abord tous les deux dans une période qui voit le prin­cipe de légi­ti­mi­té démo­cra­tique gagner du ter­rain et durant laquelle la popu­la­tion rurale est encore pré­do­mi­nante. Le peuple, c’est avant tout les pay­sans, même si leur pro­por­tion est net­te­ment plus faible aux États-Unis qu’en Rus­sie (d’où la men­tion ini­tiale de « l’union des forces labo­rieuses » et du « plain people »). Dans les deux cas, c’est une par­tie de la popu­la­tion qui est élue comme repré­sen­tant l’essence de la nation et consi­dé­rée comme point d’appui d’une régé­né­res­cence poli­tique « contre les élites ». Mais il n’y a pas d’ancien régime aux États-Unis et les adver­saires sont les élites mar­chandes des villes de la côte Est, alors qu’en Rus­sie l’adversaire est le régime du Tsar. Par ailleurs, le People’s Par­ty est une ini­tia­tive des fer­miers eux-mêmes, alors que les narod­ni­ki sont des intel­lec­tuels urbains, l’intel­li­gent­sia cou­pée du peuple au nom duquel elle s’exprime et qu’elle for­mate selon son idéal. 

C’est donc un « popu­lisme savant » d’une par­tie des élites se reven­di­quant du peuple-pay­san contre l’autocratie. Ce mou­ve­ment est né dans le contexte roman­tique du XIXe siècle, avec notam­ment la figure du proue de l’historien fran­çais Jules Miche­let, qui avait publié son livre Le Peuple en 1846 (Tar­ra­go­ni, 2015) ; mais il prend un tout autre visage dans le contexte auto­cra­tique russe, qui débou­che­ra sur les nihi­listes et les bol­che­viques. Du côté alle­mand, c’est le mou­ve­ment « völ­kisch » qui nour­ri­ra l’idéologie nazie, fon­dée sur la pure­té du sang et l’autochtonie (Blut und Bodem) du Volk alle­mand (Cha­pou­tot, 2014 et 2017). 

Le Parti total

On retien­dra de ce qui pré­cède – y com­pris la réfé­rence lit­té­raire des années 1930, qui signe l’apparition offi­cielle du mot en langue fran­çaise – que le terme de « popu­liste » n’a pas au départ la conno­ta­tion qua­si-fas­ciste que cer­tains lui attri­buent aujourd’hui. Il est donc per­ti­nent de par­ler d’un popu­lisme « de gauche », et cer­tains par­tis contem­po­rains s’en réclament ouver­te­ment4. Par ailleurs, ces mou­ve­ments sont à situer dans un moment de bas­cule où la légi­ti­mi­té poli­tique passe du Tsar au peuple, de l’aristocratie aux classes popu­laires, des élites urbaines de la Nou­velle-Angle­terre aux « forces labo­rieuses » du pays pro­fond. Cette struc­tu­ra­tion centre-péri­phé­rie est tou­jours à l’œuvre, comme l’atteste la géo­gra­phie élec­to­rale des der­nières élec­tions (France, Royaume-Uni, Pologne, Autriche, États-Unis, Hon­grie5, Alle­magne …) qui ont vu la pro­gres­sion des par­tis dont nous par­lons ici.

La fer­men­ta­tion popu­liste du XIXe siècle don­ne­ra nais­sance, dans le contexte bien par­ti­cu­lier des len­de­mains de la Pre­mière Guerre mon­diale et de la crise du libé­ra­lisme, à des régimes poli­tiques s’appuyant sur des par­tis reven­di­quant le mono­pole abso­lu de la repré­sen­ta­tion du peuple. Ce sera bien enten­du le cas du par­ti bol­che­vique (rebap­ti­sé par­ti com­mu­niste après 1917) mais éga­le­ment du Par­ti natio­nal fas­ciste de Beni­to Mus­so­li­ni et de son jour­nal, vec­teur du mou­ve­ment fas­ciste, le bien nom­mé Il Popo­lo d’I­ta­lia. Un peu plus tard, le Par­ti natio­nal-socia­liste s’imposera comme repré­sen­tant unique du Volk.

Dans ces régimes tota­li­taires, la prise de pou­voir et son exer­cice se font au nom d’un par­ti incar­nant le véri­table peuple – iden­ti­fié sur base de la classe, de l’ethnie natio­nale ou de la race – et ne pou­vant dès lors qu’être un Par­ti unique. Le « popu­lisme savant » du siècle pré­cé­dent a don­né nais­sance à des régimes tota­li­taires hypo­sta­siant le peuple pré­su­mé unique, « sain » et non divi­sé – devant être expur­gé de ce qui le per­ver­tit. Leur visée est de « par­ve­nir à une socié­té par­faite en arra­chant le prin­cipe malin qui fait obs­tacle » (Besan­çon, 1995), cela par des moyens coer­ci­tifs et cri­mi­nels (expul­sion, enfer­me­ment, exé­cu­tion, exter­mi­na­tion). Ces régimes – des « monstres sur la route de la démo­cra­tie » (Gau­chet, 2010) – sont des for­ma­tions de com­pro­mis entre la pous­sée du gou­ver­ne­ment des hommes par eux-mêmes et le mythe reli­gieux de la socié­té indi­vise, incar­née par le peuple pur.

Cette pré­ten­tion à la repré­sen­ta­tion exclu­sive du seul et véri­table peuple se retrouve à des degrés divers dans les mou­ve­ments néo­po­pu­listes contem­po­rains. Mais sans la reli­gio­si­té sécu­lière et l’ambition mil­lé­na­riste « finale », qui sont le propre des régimes tota­li­taires (Le Pen ne pro­met pas un « Royaume fran­çais de mille ans ») ; ni la ter­reur comme mode de gou­ver­ne­ment. C’est pour ces rai­sons cumu­lées que les pro­pos sur « le retour des années trente », voire le « retour du fas­cisme », nous semblent peu cré­dibles (du moins en Europe). On note­ra en pas­sant que cette expres­sion consa­crée fait réfé­rence au seul nazisme6, alors que Trump, Orban ou Le Pen font davan­tage pen­ser à Mus­so­li­ni qu’à Hitler. 

Remar­quons par ailleurs que la construc­tion euro­péenne après 1945 a été mar­quée par les expé­riences tota­li­taires et une méfiance conco­mi­tante à l’égard du peuple tout-puis­sant. Comme l’écrit Bru­ne­teau (2018) dans un ouvrage sur l’histoire longue des oppo­si­tions à l’UE : « Mar­qués à des degrés divers par la crise de la démo­cra­tie dans les années 1930, le concep­teur de la CECA [Jean Mon­net] et les autres “pères fon­da­teurs” avaient tous obser­vés que le levier tota­li­taire embrayait sur une mythi­fi­ca­tion de la volon­té géné­rale accou­cheuse de démo­cra­tie “mas­sive” ou “abso­lue” (pour reprendre les qua­li­fi­ca­tifs des juristes du temps). » 

Rap­pe­lons-nous que fas­cisme et nazisme ont été por­tés au pou­voir par la voie élec­to­rale7, certes dans un contexte d’intimidations et de vio­lences – et avec des­truc­tion des ins­ti­tu­tions démo­cra­tiques une fois l’opération réus­sie. Contrai­re­ment à ce qu’affirment d’aucuns, ce n’est donc pas « la rue » qui a « chas­sé le fas­cisme », mais c’est plu­tôt elle qui en a faci­li­té l’avènement. Les fon­da­teurs du pro­jet euro­péen ont dès lors ren­for­cé les divers garde-fous de la démo­cra­tie plu­ra­liste, tels la sépa­ra­tion des pou­voirs, les ver­rous consti­tu­tion­nels et les cours épo­nymes. Car c’est bien le res­pect du plu­ra­lisme et le deuil de la « belle tota­li­té orga­nique indi­vise » qui fondent la démo­cra­tie (Gau­chet, 1976).

Néopopulismes européens

Venons-en dès lors aux néo­po­pu­lismes contem­po­rains, en com­men­çant par les Euro­péens. La plu­part d’entre eux pré­sentent des carac­té­ris­tiques com­munes, bien mises en évi­dence par Jan-Wer­ner Mül­ler (2016). Cer­tains sont au pou­voir, comme en Hon­grie ou en Pologne, d’autres y sont asso­ciés dans divers gou­ver­ne­ments de coa­li­tion, d’autres, enfin, sont dans l’opposition. Par­mi les traits com­muns, on retien­dra l’hostilité aux élites et la reven­di­ca­tion des popu­listes d’être les uniques repré­sen­tants du peuple véri­table, une enti­té qui doit dès lors « être extraite de la tota­li­té empi­rique des citoyens » (Mül­ler, 2016). Ce peuple véri­table et authen­tique, ce démos ou eth­nos seul légi­time, dont les par­tis popu­listes s’arrogent le mono­pole repré­sen­ta­tif, est le plus sou­vent défi­ni sur une base natio­nale et eth­nique (les « vrais Polo­nais », les « Fran­çais de souche »), mais peut aus­si être une caté­go­rie sociale, plus ou moins floue (comme « les gens » contre « la caste »). C’est donc une par­tie des citoyens qui consti­tue le tout du peuple, c’est un front ou un mou­ve­ment (plu­tôt qu’un par­ti, évo­quant « par­tie ») qui en est l’expression poli­tique unique. Le peuple véri­table est homo­gène, pur et régé­né­ra­teur ; les élites sont cor­rom­pues et parasitaires. 

Dans la mesure où les néo­po­pu­listes se pré­sentent comme les man­da­taires exclu­sifs du peuple authen­tique, les autres par­tis poli­tiques n’ont pas de légi­ti­mi­té et sont peu ou prou des « enne­mis du peuple », des « traîtres à la patrie », voire des « agents de l’étranger ». Le popu­lisme est donc anti-éli­taire, mais éga­le­ment et sur­tout anti-plu­ra­liste. Il en résulte que, une fois arri­vés au pou­voir, les popu­listes vont s’attaquer à ce qui garan­tit le plu­ra­lisme poli­tique en démo­cra­tie, comme la liber­té des médias, la sépa­ra­tion des pou­voirs et la cour consti­tu­tion­nelle (cas de la Pologne et de la Hon­grie). Mais contrai­re­ment à la situa­tion du siècle pas­sé, les ins­ti­tu­tions démo­cra­tiques occi­den­tales garan­tis­sant le plu­ra­lisme poli­tique, les liber­tés et les droits semblent assez solides pour endi­guer le danger. 

On le voit aux États-Unis, pays dans lequel les ins­ti­tu­tions, le check and balance, « contiennent » jusqu’à ce jour mieux le popu­lisme qu’en Pologne ou en Hon­grie, dont l’expérience démo­cra­tique est plus récente. Le dan­ger d’un « retour aux années trente » parait donc endi­gué par l’absence de mil­lé­na­risme poli­tique, la légi­ti­mi­té démo­cra­tique par­ta­gée et la mise en place d’institutions gar­diennes de la consti­tu­tion. Pour le dire autre­ment, les par­tis popu­listes euro­péens, de gauche ou de droite, appa­raissent comme des phé­no­mènes post-tota­li­taires, et non pro­to-tota­li­taires, par ailleurs sous le contrôle d’institutions mises en place après la Seconde Guerre mon­diale et for­mant le socle de l’UE. Ce socle s’applique aux nou­veaux membres, dont les anciennes répu­bliques popu­laires d’Europe orien­tale, ce qui explique le conflit avec la Pologne rela­tif à la sépa­ra­tion des pou­voirs, notam­ment celui de la cour constitutionnelle. 

L’affirmation selon laquelle « le popu­lisme n’est pas une idéo­lo­gie mais un style poli­tique » (Faniel, 2017) nous paraît ins­truc­tive dans sa méprise, car le popu­lisme par­ti­cipe bien d’une idéo­lo­gie et d’un pro­gramme poli­tique dans les­quels seul le peuple véri­table est dépo­si­taire du sens, du bien-être et de la jus­tice. Cette vision a des consé­quences dans le style poli­tique, mais ce n’est pas ce style qui fonde le popu­lisme contem­po­rain. L’auteur affirme en effet que le popu­lisme est « une rhé­to­rique, un type de dis­cours qui peut alors venir se gref­fer sur une idéo­lo­gie », comme si les deux étaient dis­so­ciés8. Il y a au contraire bel et bien une matrice idéo­lo­gique com­mune, qui est la défense du peuple défi­ni, soit sur une base « eth­no-natio­nale », soit sur une base « sociale » ; un popu­lisme de droite ou de gauche. C’est en effet ce qu’avance l’auteur plus loin, mais en dis­so­ciant tou­jours « le style » de « l’idéologie » : « Si on admet l’idée que le popu­lisme est un style poli­tique plu­tôt qu’une idéo­lo­gie, cela per­met de com­prendre qu’il peut y avoir un popu­lisme à droite et à gauche. » 

De notre point de vue, la déli­mi­ta­tion oppo­sée de la par­tie du peuple (eth­nos natio­nal ou démos social) qui doit être « extraite de la tota­li­té empi­rique des citoyens » n’enlève rien à la matrice com­mune qui trans­cende ce cli­vage gauche-droite. Tout comme les régimes tota­li­taires du XXe siècle – ces « jumeaux hété­ro­zy­gotes » (Besan­çon, 1998) – appar­te­naient à la même matrice idéo­lo­gique mal­gré la dif­fé­rence du démos sal­va­teur. Comme l’écrit Chris­tian Godin (2012), « Et pour­tant, il est arri­vé plus d’une fois dans l’histoire récente que des posi­tions poli­tiques radi­ca­le­ment oppo­sées sur cer­taines ques­tions se rejoignent sur des points essen­tiels. La repré­sen­ta­tion tra­di­tion­nelle des assem­blées poli­tiques sous la forme d’un hémi­sphère a pour effet de rendre topo­lo­gi­que­ment aber­rant un voi­si­nage des par­tis extrêmes. Mais si, à l’image tra­di­tion­nelle du demi camem­bert on sub­sti­tue, comme Jean-Pierre Faye [1972] l’a fait à pro­pos des par­tis extrêmes de la Répu­blique de Wei­mar, la figure du fer à che­val, alors la dis­tance maxi­male est rem­pla­cée par une inédite proximité. »

Se protéger des vents du monde

Le cli­vage « gauche-droite » au sein des néo-popu­lismes euro­péens, outre qu’il pro­longe celui de ses anté­cé­dents tota­li­taires, trouve sa source dans ce qui les fonde, à savoir la radi­ca­li­sa­tion de la moder­ni­té et celle de la glo­ba­li­sa­tion asso­ciée à l’Union euro­péenne mar­chande et cos­mo­po­lite, « l’euromondialisation » ouverte à tous les vents (Bru­ne­teau, 2018). Pour s’en convaincre, il suf­fit de regar­der le moment de leur émer­gence et le conte­nu de leurs pro­grammes. En Europe de l’Ouest, le phé­no­mène est né à la fin du XXe siècle, dans la fou­lée de la crise pétro­lière et des trans­for­ma­tions pro­fondes qui lui furent contem­po­raines, notam­ment la mon­dia­li­sa­tion éco­no­mique et finan­cière qui frap­pèrent le poli­tique d‘une cer­taine impuissance. 

Par ailleurs, contrai­re­ment aux affir­ma­tions qui évo­quaient à la même époque un arrêt des migra­tions en Europe (hors demande d’asile et regrou­pe­ment fami­lial), celles-ci se sont pour­sui­vies et accen­tuées (au sein de l’UE, avec l’élargissement à l’Est, et en pro­ve­nance des pays du Sud). Dès lors, les pro­grammes des par­tis popu­listes insistent tan­tôt sur la sou­ve­rai­ne­té éco­no­mique et la pro­tec­tion sociale natio­nales, tan­tôt sur la défense de l’eth­nos nati­viste – et sou­vent les deux à la fois. Sans oublier la valo­ri­sa­tion des mar­queurs iden­ti­taires tra­di­tion­nels (reli­gion, mœurs, édu­ca­tion, tra­di­tions, etc.) dans le domaine « socié­tal », bous­cu­lés par la moder­ni­té radicalisée.

Il n’est dès lors pas sur­pre­nant que la socio­lo­gie élec­to­rale nous indique, avec des varia­tions en fonc­tion des contextes locaux et natio­naux, que l’électorat popu­liste est pré­ci­sé­ment celui qui se sent vic­time de ces trans­for­ma­tions : soit vic­time « sociale » des délo­ca­li­sa­tion et de la glo­ba­li­sa­tion néo-libé­rale, soit (ou éga­le­ment) vic­time « eth­nique » de l’insécurité cultu­relle induite par les flux migra­toires actuels et l’anticipation de ceux à venir. C’est l’opposition entre « le peuple des somew­here et le peuple des anyw­here » (Gau­chet citant Good­hart9, 2017 ). On retrouve le même phé­no­mène aux États-Unis, l’électorat de Trump étant com­po­sé des iden­ti­taires blancs peu sco­la­ri­sés et des conser­va­teurs reli­gieux (tout aus­si blancs). C’est ce que Domi­nique Rey­nié (2011) appelle le « popu­lisme patrimonial ».

Il nous semble par ailleurs hasar­deux de sub­su­mer des régimes poli­tiques non occi­den­taux (Tur­quie, Rus­sie, Vene­zue­la, Phi­lip­pines, etc.) sous l’étiquette géné­rique de « popu­liste », dans la mesure où les contextes poli­tiques et géo­po­li­tiques sont tota­le­ment dif­fé­rents. Dans cer­tains cas, la démo­cra­tie est un ver­nis poli­tique peu ancré dans l’histoire natio­nale ; dans d’autres, c’est la dyna­mique de déco­lo­ni­sa­tion cultu­relle et de rejet consé­cu­tif du modèle occi­den­tal qui signe le retour à une tra­di­tion auto­ri­taire mâti­née de « démocrature ». 

Mais il n’est pas impos­sible que les deux phé­no­mènes inter­agissent. Le déclin de la pré­do­mi­nance occi­den­tale impacte en effet les autres régions du monde et favo­rise des régimes poli­tiques auto­ri­taires de « style popu­liste » ; la mon­tée en puis­sance des régimes auto­ri­taires non occi­den­taux et l’affaiblissement de l’attractivité démo­cra­tique favo­risent en retour le repli des peuples occi­den­taux, par ailleurs défiants des « nou­veaux entrants » qui main­tiennent des liens fort avec des modèles cultu­rels et poli­tiques dif­fé­rents, voire par­fois oppo­sés sur les fon­da­men­taux démo­cra­tiques. Phé­no­mène favo­ri­sé par une inter­con­nexion média­tique sans pré­cé­dent, qui consti­tue un autre aspect de la globalisation. 

En tout état de cause, ceux qui sou­haitent l’endiguement démo­cra­tique du néo­po­pu­lisme euro­péen dans ses diverses variantes, ne gagne­ront rien (en dehors d’une réas­su­rance iden­ti­taire) en pre­nant une pos­ture de supé­rio­ri­té morale ou en pro­fé­rant des ana­thèmes. Ils ne feront que ren­for­cer ce qu’ils reven­diquent de com­battre. La lutte contre le popu­lisme anti-démo­cra­tique ne peut pro­duire ses effets qu’en com­pre­nant et affron­tant les désar­rois qui le nour­rissent10. C’est pro­ba­ble­ment plus effi­cace que le recours à la démonologie.

Réfé­rences

  • Besan­çon Alain, Le mal­heur du siècle. Com­mu­nisme-Nazisme-Shoah, Fayard, 1998 et Per­rin, 2005
  • Bru­ne­teau Ber­nard, Com­battre l’Europe De Lénine à Marine Le Pen, CNRS éd., 2018
  • Cha­pou­tot Johann, La loi du sang. Pen­ser et agir en nazi, Gal­li­mard, 2014
  • Cha­pou­tot Johann, La révo­lu­tion cultu­relle nazie, Gal­li­mard, 2017
  • Col­lec­tif, dos­sier « L’Amérique de Trump », Le Débat n° 198, jan­vier-février 2018
  • Col­lec­tif, dos­sier « Pour la démo­cra­tie, prendre au sérieux le popu­lisme », La Revue nou­velle, Sep­tembre 2012
  • Faniel Jean (inter­viewé par Adrien Pau­ly et Ben­ja­min Cocria­mont), « Le popu­lisme n’est pas une idéo­lo­gie mais un style poli­tique », Les @nalyses du CRISP en ligne, 1er sep­tembre 2017, www.crisp.be.
  • Faye Jean-Pierre, Lan­gages tota­li­taires, Her­mann, 1972
  • Figes Orlan­do, La révo­lu­tion russe. 1891 – 1924 : la tra­gé­die d’un peuple, Denoël, 2007 
  • Gau­chet Mar­cel, « L’expérience tota­li­taire et la pen­sée de la poli­tique », Esprit, juillet 1976
  • Gau­chet Mar­cel, L’avènement de la démo­cra­tie, III. À l’épreuve des tota­li­ta­rismes. 1914 – 1974, Gal­li­mard, Biblio­thèque des sciences humaines, 2010
  • Gau­chet Mar­cel, « La guerre des véri­tés », Le Débat n° 197, novembre-décembre 2017
  • Godin Chris­tian, « Qu’est-ce que le popu­lisme ? », Cités, 2012/1 (n° 49), p. 11 – 25.
  • Lac­zo Ferenc, « Popu­lism in power in Hun­ga­ry », Raz­pot­ja, 2018, tra­duit par Eurozine
  • Manow Phi­lip, « “Dann wäh­len wir uns ein anderes Volk …” Popu­lis­ten vs. Elite, Elite vs. Popu­lis­ten », Mer­kur 72 (827), 2018
  • Mül­ler Jan-Wer­ner, Qu’est-ce que le popu­lisme ?, Pre­mier Paral­lèle, 2016
  • Rey­nié Domi­nique, Popu­lismes : la pente fatale, Paris, Plon, coll. « Tri­bune libre », 2011
  • Tar­ra­go­ni Fede­ri­co , « Le peuple et son oracle. Une ana­lyse du popu­lisme savant à par­tir de Miche­let », Roman­tisme 2015/4 (n° 170), p. 113 – 126.
  • Ven­tu­ri Fran­co, Les Intel­lec­tuels, le peuple et la révo­lu­tion. His­toire du popu­lisme russe au XIXᵉ siècle, deux tomes, Gal­li­mard, Biblio­thèque des his­toires, 1972

La solu­tion de Ber­tolt Brecht

« Après l’insurrection du 17 juin / Le secré­taire de l’Union des Écri­vains / Fit dis­tri­buer des tracts dans la Sta­li­nal­lée. / Le peuple, y lisait-on, a par sa faute / Per­du la confiance du gou­ver­ne­ment / Et ce n’est qu’en redou­blant d’efforts / Qu’il peut la rega­gner. Ne serait-il pas / Plus simple alors pour le gou­ver­ne­ment / De dis­soudre le peuple / Et d’en élire un autre ? »

Ber­tolt Brecht, La solu­tion, 1953

Illus­tra­tion : pixa­bay Crea­tive Commons

  1. Il suc­cé­da à Mau­rice Mae­ter­linck en 1950 et fut sui­vi par Hen­ri Bau­chau en 1989. L’apparition offi­cielle du mot « popu­liste » en langue fran­çaise date du « Mani­feste du Roman popu­liste » de 1929 (Tar­ra­go­ni, 2015). Le prix Eugène Dabit du roman popu­liste existe encore. Sartre l’obtint en 1940 pour Le mur (et ne l’a pas refusé).
  2. Son pro­gramme avait été adop­té le 4 juillet 1892, jour anni­ver­saire de l’indépendance des États-Unis, sous le nom de Oma­ha Plat­form. De manière sigi­fi­ca­tive, le pré­am­bule décla­rait : « Assem­bled on the anni­ver­sa­ry of the bir­th­day of the nation, and filled with the spi­rit of the grand gene­ral and chief who esta­bli­shed our inde­pen­dence, we seek to res­tore the govern­ment of the Repu­blic to the hands of “the plain people,” with which class it ori­gi­na­ted. » Le texte inté­gral de la pla­te­forme est dis­po­nible sur le site uni­ver­si­taire de l’Ame­ri­can Social His­to­ry Pro­ject : His­to­ry Mat­ters.
  3. « The union of the labor forces of the Uni­ted States this day consum­ma­ted shall be per­ma­nent and per­pe­tual ; may its spi­rit enter into all hearts for the sal­va­tion of the Repu­blic and the uplif­ting of man­kind. » Source Oma­ha Plat­form, article premier.
  4. C’est le cas de Pode­mos, à en croire l’interview d’un de ses dépu­tés, Inigo Erre­jon (auteur avec Chan­tal Mouffe de Construire un peuple, éd. Du Cerf, 2017), qui oppose, lui, un « popu­lisme pro­gres­siste » à un « popu­lisme réac­tion­naire ». L’auteur se réclame bien enten­du du pre­mier. Mais dans la mesure où sa défi­ni­tion du « popu­lisme pro­gres­siste » inclu­rait « la sépa­ra­tion des pou­voirs et le prin­cipe de contrôle entre eux », il paraît dif­fi­cile de l’associer à ce dont il est ques­tion ici. Voir Le Monde, 23 mars 2018.
  5. Lors des élec­tions hon­groises d’avril 2018, les élus de l’opposition au Fidesz d’Orban pro­viennent essen­tiel­le­ment de Buda­pest. Comme l’écrit Blaise Gau­que­lin dans Le Monde du 8 avril 2018, « Les socia­listes (MSZP) ont recueilli 12,3 %, les Verts (LMP) 6,87 % et DK, une for­ma­tion de gauche dis­si­dente de l’ancien pre­mier ministre Ferenc Gyurc­sa­ny, 5,55 %. Leur pré­sence dans l’Hémicycle sera sym­bo­lique et ils repré­sen­te­ront sur­tout les habi­tants de la capi­tale, Buda­pest, alors que cette élec­tion vient confir­mer une évo­lu­tion obser­vée ailleurs en Occi­dent : la concen­tra­tion d’un élec­to­rat libé­ral et pro­gres­siste dans les grandes villes, les cam­pagnes res­tant acquises aux par­ti­sans du repli national. »
  6. Le mot « fas­cisme » est uti­li­sé de manière récur­rente pour dési­gner le nazisme, voire tout ce qui est à droite de l’échiquier poli­tique, ce qui est une belle vic­toire post­hume de la pro­pa­gande soviétique.
  7. Aux élec­tions du 6 avril 1924, les deux listes gou­ver­ne­men­tales asso­ciées à Mus­so­li­ni recueillirent au total 64,9 % des voix et 375 par­le­men­taires, dont 275 ins­crits au par­ti natio­nal fas­ciste. Hit­ler, quant à lui, fut nom­mé chan­ce­lier par le pré­sident Hin­den­burg, confor­mé­ment à la consti­tu­tion de Wei­mar, en qua­li­té de chef du par­ti rem­por­tant les élec­tions légis­la­tives de novembre 1932 (33,1 % des suf­frages). Le NSAPD rem­por­ta ensuite les élec­tions de mars 1933 avec 43,9 % des suf­frages. En Rus­sie, au contraire, les bol­che­viques prirent le pou­voir par un coup de force armé et dis­sol­vèrent l’Assemblée consti­tuante élue au suf­frage uni­ver­sel mas­cu­lin et fémi­nin. Cette assem­blée ne repré­sen­tait pas le peuple selon Lénine, le peuple « moteur de l’histoire » étant le pro­lé­ta­riat bol­che­vi­sé par les révo­lu­tion­naires professionnels.
  8. Les styles se res­semblent, mal­gré les dif­fé­rences idéo­lo­giques : cri­tique des élites, lien direct avec le peuple, lea­der cha­ris­ma­tique, attaque des médias, etc. Mais c’est pré­ci­sé­ment parce que ce style est congruent avec une matrice idéo­lo­gique popu­liste qui trans­cende l’opposition gauche-droite et en appelle direc­te­ment au demos ou à l’eth­nos par-delà les corps inter­mé­diaires et contre les élites. Si des par­tis non popu­listes peuvent adop­ter des « styles popu­listes », l’inverse n’est pas vrai. La place nous manque ici pour décrire les dif­fé­rences entre popu­lismes du Nord, de l’Est et du Sud de l’Europe (Manow, 2018).
  9. David Good­hart, The Road to Somew­here. The Popu­list Revolt and the Future of Poli­tics, C. Hurst & Co. Publi­shers, 2017.
  10. Un dos­sier de La Revue nou­velle (2012) titrait « Pour la démo­cra­tie, prendre au sérieux le popu­lisme ». On pou­vait lire dans l’introduction de Luc Van Cam­pen­houdt : « Prendre le popu­lisme au sérieux, dépas­ser les condam­na­tions ver­tueuses qui n’y voient que l’ambition déma­go­gique de ses chefs cha­ris­ma­tiques, est aujourd’hui une condi­tion pour mieux sai­sir les pro­blèmes de notre démo­cra­tie et y répondre ».

Bernard De Backer


Auteur

sociologue et chercheur