Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Pologne, cimetières et solidarités

Blog - e-Mois - Eurozine Pologne par Bernard De Backer

février 2017

Quand il m’a par­lé des visites au cime­tière le 1er novembre, je me suis sou­ve­nu des récits d’Andrzej Sta­siuk : « Le jour des Défunts » et « Les feux fol­lets des morts » — publiés dans le mélan­co­lique recueil Fado. J’ai décou­vert l’écrivain polo­nais il y a une dizaine années ; il vit dans les Car­pates, près de la fron­tière ukrainienne, […]

e-Mois

Quand il m’a par­lé des visites au cime­tière le 1er novembre, je me suis sou­ve­nu des récits d’Andrzej Sta­siuk : « Le jour des Défunts » et « Les feux fol­lets des morts » — publiés dans le mélan­co­lique recueil Fado. J’ai décou­vert l’écrivain polo­nais il y a une dizaine années ; il vit dans les Car­pates, près de la fron­tière ukrai­nienne, au pays des Lem­kos — peuple ruthé­nien dépor­té lors de l’opération Vis­tule, en 1947. Ces récits aus­si tran­chants que tendres d’un Polo­nais sillon­nant l’Europe post-com­mu­niste sont cap­ti­vants. Les che­mins de Sta­siuk croisent sou­vent les miens, venus de l’autre côté : Tran­syl­va­nie, Mon­tagnes d’Albanie, plaine hon­groise, Ukraine sub­car­pa­tique, Slo­vé­nie, Vala­chie, Pologne… Son regard est dif­fé­rent du nôtre, mais je retrouve un peu de moi chez lui. 

J’ai donc sou­ri lorsque cet ami de Var­so­vie m’a écrit : « Si tu arrives le 31 octobre, déso­lé, mais on pré­voit déjà com­ment t’organiser le 1er novembre. À nous aus­si d’ailleurs : c’est la visite obli­ga­toire d’un ou plu­sieurs cime­tières. Ce n’est pas très méchant, je dirais même que c’est très beau et impres­sion­nant, le seul pépin, pour moi du moins, c’est qu’il y a trop de monde. » L’écrivain des Car­pates m’est reve­nu d’un coup en mémoire, et j’ai relu ces deux textes pre­nants ; je ne me sen­tais ni déso­lé ni obligé. 

Comme l’écrit Sta­siuk : « Le jour des Défunts, un voyage à tra­vers la Pologne res­semble à un rêve ou à un conte. Des feux brûlent dans les ténèbres. Sur les col­lines, en dehors des villes, dans les lieux déserts et obs­curs, sus­pen­dus dans l’immensité de la nuit comme des tapis volants cli­gno­tants, comme des mirages de feux fol­lets, des spectres tis­sés de flam­mèches dorées, rouges et vertes animent les cime­tières. » Une fois que les familles ont dépo­sé leurs bou­gies dans des bocaux de verre colo­rés pour les pro­té­ger de la pluie et du vent, « les cime­tières res­tent déserts, illu­mi­nés ». Et il ajoute : « C’est l’un des spec­tacles les plus émou­vants que l’on puisse voir en Pologne. Cette image en dit plus à notre pro­pos que ce que nous sommes capables d’expliquer et de conce­voir. »1

Champs de bougies

Mon der­nier séjour à Var­so­vie remon­tait à décembre 1989, lors d’une expé­di­tion avec un parent polo­nais dans une camion­nette bour­rée de nour­ri­ture et d’électro-ménager. Hor­mis les six heures d’attente à la fron­tière de Frank­furt-am-Oder, je ne me sou­viens plus de la route, sinon qu’elle était silen­cieuse, les bourgs tra­ver­sés vides et lugubres. Et puis, à Var­so­vie même : les lumières du Palais de la culture et de la science offert par Sta­line iri­saient les nuées ; les rem­parts de briques de la vieille ville sur­plom­baient la Vis­tule ; la « Voie royale » était gla­cée et l’odeur dou­ce­reuse du char­bon pla­nait par­tout. Mon che­min m’avait ensuite conduit à Lublin et à Cra­co­vie — une autre histoire. 

Un quart de siècle plus tard, plu­tôt que de faire un aller-retour Bruxelles-Gdańsk pour par­ti­ci­per aux trois jours de ren­contre orga­ni­sés par Euro­zine — un réseau euro­péen d’une cen­taine de revues, dont La Revue nou­velle est membre — j’avais choi­si de prendre le che­min des éco­liers et de rendre visite à cet ami de Var­so­vie, ren­con­tré lors d’un voyage cycliste (par hasard, nous nous étions trou­vés voi­sins — et trem­pés — dans un cam­ping néer­lan­dais). Il venait de Pologne, je m’y ren­dais. Pour ceux qui en dou­te­raient encore, la situa­tion actuelle n’a plus grand chose à voir avec le dénue­ment — hors les maga­sins « Pewex » où l’on payait en devises — que je décri­vais en 1989, dans un récit titré « Voyage en grande pénu­rie » (clin d’œil à Michaux), publié par le maga­zine La Cité.

La Var­so­vie moderne s’étire aujourd’hui le long de ses bou­le­vards à six ou huit bandes de cir­cu­la­tion, enfouis­sant le pié­ton sous terre pour les tra­ver­ser ; les cyclistes étouffent un peu, même si les pistes cyclables sont nom­breuses. Les trans­ports publics sont variés et bien orga­ni­sés. La « nou­velle vieille ville », héroï­que­ment recons­truite après la guerre ain­si que le Palais royal face à la sta­tue de Sigis­mond, com­mencent à prendre une vraie patine au point d’avoir besoin de res­tau­ra­tion. Bref, une grande métro­pole euro­péenne pleine de res­sources que je n’ai fait qu’effleurer avec bon­heur. Mes amis, favo­ri­sés par l’ouverture éco­no­mique du pays, vivent dans un loge­ment net­te­ment plus confor­table que celui de mon cou­sin à la camion­nette. Et ils se rendent au bou­lot à vélo… Mais la situa­tion poli­tique actuelle est inquié­tante et ils par­ti­cipent aux mani­fes­ta­tions contre le pou­voir, qui remet en ques­tion les fon­de­ments de l’État de droit et la liber­té des médias.

Venons-en aux cime­tières le 1er novembre. Ils sont nom­breux et la météo est en rap­port, balan­çant entre cra­chin et bour­rasques ; le pla­fond est bas. La veille au soir, déjà, j’étais allé visi­ter — comme un hors d’œuvre clan­des­tin – la nécro­pole sovié­tique où scin­tillaient quelques petites bou­gies à la nuit tom­bante. On devi­nait un gigan­tesque monu­ment toi­sant des mil­liers de sépul­tures, des sol­dats qui ne sem­blaient pas tous de l’Armée rouge. Le fils de mon hôte a appor­té des cierges. Il semble choi­sir les tombes au hasard ; un peu d’esprit de contra­dic­tion d’« enne­mis de la patrie » face au natio­na­lisme ambiant ? Le len­de­main, on com­mence (avant le cime­tière catho­lique et l’autre, mili­taire, où reposent les Gloires de la Nation) par le cime­tière juif, mira­cu­leu­se­ment pré­ser­vé après les dévas­ta­tions de la guerre et la des­truc­tion du ghet­to : muré, boi­sé, héris­sé de stèles, bos­su, tapis­sé de feuilles mortes, sans autre hori­zon qu’une loin­taine ligne de briques. Des Juifs ortho­doxes psal­mo­dient avec ardeur, des jeunes frottent du papier sur les tombes pour rele­ver l’empreinte des motifs — et nous déam­bu­lons d’un clos à l’autre.

Puis vient le cime­tière catho­lique voi­sin, encore plus grand celui-là et par­cou­ru par une foule patiente et fidèle à son ren­dez-vous annuel. Par­mi elle, des mili­taires dont mon hôte méfiant décor­tique les uni­formes : « Ce ne sont pas des gens de l’armée mais des milices ! » Bras­sées de fleurs, gerbes de bou­gies, col­liers d’obwar­zan­ki (petits pains troués), cra­chin conti­nu. Le cime­tière est immense avec ses mil­liers de bou­gies ; l’on se perd dans ses allées sans fin, inter­pel­lés par des dizaines d’hommes et de femmes qui col­lectent de l’argent pour une cause mémo­rielle qui m’échappe. On tente de rejoindre le minus­cule cime­tière tatar, coin­cé de l’autre côté. La tombe fleu­rie d’Amurat Jaku­bows­ki, né Yagu­bo­glu en 1914 en Cri­mée, est sur­mon­tée d’un croi­sant. On trouve une mul­ti­tude de cime­tières à Var­so­vie, dont un karaïme (Tatars de Cri­mée conver­tis au judaïsme). 

Enfin, voi­là le cime­tière dit « mili­taire » (Powąz­ki Wojs­kowe) que l’on rejoint les pieds trem­pés : c’est le plus éclai­ré de tous, car la nuit tombe. La vue est stu­pé­fiante : un océan de bou­gies dans leurs bocaux rouges, blancs et verts, cli­que­tant sous la pluie qui tombe à petites gouttes. Ici la tombe de Jacek Kuron (sans croix), l’intellectuel du comi­té de défense des ouvriers (le KOR), là celle de Tadeusz Mazo­wie­cki (avec une croix), pre­mier chef de gou­ver­ne­ment non com­mu­niste, qui était au pou­voir lors de mon voyage de 1989. Plus loin, le cinéaste Krzysz­tof Kieś­lows­ki ou l’écrivain Wła­dysław Rey­mont (Nobel 1924). Des dizaines d’allées bor­dées d’arbres, des bos­quets, des pelouses détrem­pées. Un peu plus loin, une étrange stèle en forme de croix bri­sée sym­bo­lise l’avion pré­si­den­tiel (où se trou­vait le pré­sident Lech Kac­zyńs­ki) qui s’est écra­sé à Smo­lensk, quelques heures avant les céré­mo­nies du mas­sacre de Katyn. Un monu­ment simi­laire trône face au Palais pré­si­den­tiel, que fré­quente Jarosław Kac­zyńs­ki, le frère jumeau du défunt, qui pré­side le par­ti au pou­voir (le PIS). La thèse du com­plot russe semble remise à l’honneur par le nou­veau pou­voir, m’expliquent mes amis varsoviens. 

Congrès et chantiers

Le train qui cir­cule de Var­so­vie à Gdańsk res­semble à un TGV – il est d’ailleurs fabri­qué par Alstom – mais un peu moins rapide. Le pay­sage est gris sou­ris, mon cama­rade var­so­vien et moi-même som­no­lons une par­tie du tra­jet. La vingt-sep­tième ren­contre d’Eurozine, remar­qua­ble­ment co-orga­ni­sée avec le Centre euro­péen de soli­da­ri­té (ECS, Gdańsk), la revue polo­naise Respu­bli­ca et l’Institut des sciences de l’homme (IWM, Vienne), est consa­crée à « la mobi­li­sa­tion autour des com­muns »2. Le réseau est par ailleurs diri­gé depuis 2015 par des Polo­nais ; le rédac­teur en chef de la revue Euro­zine en ligne est Woj­ciech Przy­byls­ki (éga­le­ment rédac­teur en chef de Respu­bli­ca) et Filip Zie­lińs­ki en le direc­teur opé­ra­tion­nel. La ren­contre se déroule dans le Centre euro­péen de soli­da­ri­té construit dans les anciens chan­tiers navals de Gdańsk, le ber­ceau de Soli­dar­ność. Une poi­gnée d’intellectuels poly­glottes de diverses pro­ve­nances (sur­tout de l’est et du nord de l’Europe) se pressent au mythique por­tique du chan­tier, déco­ré du dra­peau polo­nais, d’une pho­to de Jean-Paul II et de la Vierge noire de Częs­to­cho­wa. Nous pas­sons devant le bureau de poin­tage. C’était donc ici… 

En arrière-plan, le bâti­ment impres­sion­nant en forme de navire, l’ECS, à la fois musée du mou­ve­ment syn­di­cal polo­nais et un centre de congrès consa­cré au thème de la soli­da­ri­té en Europe. Le voyage nous fait en quelque sorte pas­ser de la soli­da­ri­té avec les morts à celle que nous devons aux vivants ; cela autour du thème des « com­muns », ces biens col­lec­tifs qui ne devraient rele­ver ni du mar­ché, ni de l’État, mais de la com­mu­nau­té. La mon­tée des popu­lismes, le Brexit, l’élection pré­si­den­tielle autri­chienne – qui inquiète les fon­da­teurs d’Eurozine, majo­ri­tai­re­ment ori­gi­naires de Vienne — et la menace de Trump (qui ne sera élu qu’au len­de­main de la ren­contre de Gdańsk) sont dans tous les esprits et filtrent dans de nom­breux expo­sés et panels. Car la ques­tion qui revient fré­quem­ment est celle de savoir qui est le « nous » des com­muns ; « nous » inclu­si­ve­ment uni­ver­sel ou un « nous » plus res­treint ? La réponse n’est pas univoque. 

Des témoins de l’époque Soli­dar­ność, comme le socio­logue Michel Wie­vor­ka — qui étu­dia le mou­ve­ment social avec Alain Tou­raine, Jan Str­zels­ki et Fran­çois Dubet3 — ou le poli­to­logue amé­ri­cain David Ost4 font par­tie des inter­ve­nants. Il suf­fit de regar­der les sym­boles du mou­ve­ment, le dra­peau polo­nais dans le logo, la forte pré­sence du catho­li­cisme, la figure toté­mique de Jean-Paul II, pour se rendre compte que le « nous » de Soli­dar­ność n’était pas uni­ver­sel-abs­trait, « sans sub­stance ». Wie­vor­ka glisse des anec­dotes en pri­vé, un pro­fes­seur de Colum­bia d’origine juive polo­naise témoigne. Pas­sé et pré­sent se mélangent, mais qui est ce « nous », s’il n’est pas uni­ver­sel ? Et notre petit groupe cos­mo­po­lite, qui vient des quatre capi­tales de l’Europe, est-il si uni­ver­sel avec ses codes, ses pré­séances et ses rites ? A table, cha­cun se place selon son rang.

Les débats se déroulent dans l’immense audi­to­rium de l’ECS, un peu trop vaste pour la cen­taine de par­ti­ci­pants et quelques curieux qui viennent par­fois jeter un coup d’œil sur ces doctes intel­lec­tuels rom­pus aux col­loques, échan­geant dans un anglais bigar­ré. Ceux qui sur­gissent timi­de­ment dans l’auditoire sont en trai­ning avec cas­quette de base-ball, des popu­laires qui viennent en pèle­ri­nage et ont peut-être voté pour le PIS. Au fond, c’est bien d’eux que l’on parle mais ils ne sont pas invi­tés à dire ce qu’ils pensent. Un jour­na­liste anglais de Poli­ti­co, pour­fen­deur du Brexit, met les pieds dans le plat : « On aurait dû invi­ter des gens repré­sen­tant le pou­voir actuel, pour entendre ce qu’ils disent ». Cela aurait peut-être per­mis d’éviter cet « entre nous » par­fois pesant. Mais contrai­re­ment à la pré­cé­dente édi­tion de Conver­sa­no, dans les Pouilles en Ita­lie, cen­trée sur les flux migra­toires, les fron­tières et la « for­te­resse Europe » les débats sont ici plus vifs, les désac­cords par­fois ouverts. J’ai le sen­ti­ment que le sujet n’est pas tel­le­ment dif­fé­rent, mais que la cer­ti­tude uni­ver­sa­liste et inclu­sive a cédé du ter­rain. On a gagné en intel­li­gence et en modes­tie. Un poli­to­logue bul­gare tra­vaillant à l’Institut des Sciences de l’Homme de Vienne (IWM), par­ti­cu­liè­re­ment élo­quent, évoque notam­ment le lien entre le recul des cer­ti­tudes uni­ver­sa­listes sous le choc des migra­tions et le repli natio­nal5.

De Copernic à Donald

Et puis il y a Gdańsk, ville recons­truite qui vécut le début de la guerre à Wes­ter­platte, île sableuse à l’embouchure de la Vis­tule où la seconde guerre mon­diale a offi­ciel­le­ment com­men­cé. Nous déci­dons de la visi­ter en com­pa­gnie d’une socio­logue ukrai­nienne et d’un des orga­ni­sa­teurs de la ren­contre de Conver­sa­no. Nos pas nous conduisent à la Bazy­li­ka Maria­cka, une des plus grandes églises en brique au monde, sur­plom­bant toute la ville du haut de ses quatre-vingt-deux mètres. Une porte étroite nous ouvre le bas de l’escalier en spi­rale que nous remon­tons len­te­ment, avant de tra­ver­ser des salles vides par­cou­rues d’escaliers de bois cou­verts de toiles d’araignées. Un décor qui rap­pelle la biblio­thèque du Nom de la Rose d’Umberto Eco. Le biblio­thé­caire aveugle à la bouche écu­mante va-t-il appa­raître en bran­dis­sant le livre d’Aristote sur le rire ?

Une petite plate-forme recouvre le som­met de la Bazy­li­ka Maria­cka, d’où la vue sur la ville et ses envi­rons est à trois cent soixante degrés. Outre Gdańsk pro­pre­ment dite, nous décou­vrons à l’Ouest les deux autres villes, Sopot et Gdy­nia, qui forment, avec la pre­mière, le « tró­j­mias­to » (conur­ba­tion des « trois villes ») le long de la Bal­tique. Gdy­nia fut construite à l’époque où Gdańsk était « ville libre » (majo­ri­tai­re­ment alle­mande) afin d’offrir un port sur la Bal­tique à la Pologne. L’histoire et les péri­pé­ties vio­lentes de la ville dans les années 1930 forment la trame de fond du Tam­bour de Gün­ter Grass, natif de la ville, de père alle­mand et de mère cachoube, (mino­ri­té slave locale, dis­tincte des polo­nais). Nous fai­sons la connais­sance de fin­lan­daises, ce qui fait que nous nous retrou­vons à une bonne dizaine de natio­na­li­tés euro­péennes pour contem­pler le soleil cou­chant, ambrant les pignons courbes de style hol­lan­dais de la vieille ville. 

La ren­contre Euro­zine se clô­ture sur fond d’appréhension6 concer­nant les évé­ne­ments à venir, dont le pre­mier est l’élection amé­ri­caine immi­nente. Je décide de reve­nir à Var­so­vie en pas­sant par Toruń, une veille petite ville de style renais­sance, nichée au bord de la Vis­tule, qui a vu naître Coper­nic. Deux jours de soli­tude loin des débats de Gdańsk, mais lour­de­ment impré­gnés par eux. La ville est plon­gée dans le brouillard, ce qui lui donne un air de conte de fée ; cer­taines mai­sons se chauffent encore au char­bon, dont les odeurs dou­ceâtres stag­nent dans les rues. C’est un retour dans le pas­sé à double titre et hors de la sai­son tou­ris­tique, ce qui me per­met de béné­fi­cier d’un prix plan­cher pour une chambre renais­sance, dans une mai­son clas­sée don­nant sur le vieux marché. 

Le len­de­main, sur le quai de la gare, où les Témoins de Jého­vah ont dépo­sé un pré­sen­toir avec anges et nuages, je parle avec une jeune Polo­naise poly­glotte qui retourne tra­vailler en Alle­magne ; elle me confie vou­loir se for­mer dans le domaine des « rela­tions entre cultures ». L’élection de Trump a sa pré­fé­rence, car Clin­ton est « aco­qui­née avec les pires filous ». Un peu son­geur, je voyage vers Var­so­vie avec un voi­sin de com­par­ti­ment stu­dieux qui lit un épais volume recou­vert de papier kraft. De mon côté, je suis plon­gé dans Purge de Sofi Oksa­nen7. Après une heure de voyage, je demande à mon voi­sin s’il parle anglais et s’il peut me tra­duire les annonces dif­fu­sées par le haut-par­leur, car le train a pris du retard. La conver­sa­tion s’engage, il me confie être éco­no­miste et s’intéresser à l’histoire polo­naise ; c’est le sujet de son épais volume. La situa­tion de la Bel­gique semble l’inquiéter énor­mé­ment et il me demande, avec beau­coup d’insistance, si les immi­grés musul­mans reçoivent la natio­na­li­té belge, s’ils ont le droit de ser­vir dans l’armée et si Molen­beek « est bien entou­ré d’un mur ». Il sou­haite, lui aus­si, l’élection de Trump ain­si que le ren­for­ce­ment de l’armée polo­naise pour faire face à l’armée russe. Pas le temps d’échanger plus avant, car le train pénètre enfin dans les fau­bourgs de Var­so­vie. Le jour d’après, j’apprendrai au saut du lit que le voeu de mes inter­lo­cu­teurs s’est réa­li­sé et que la terre va devoir subir la pesan­teur ver­sa­tile d’un astre imprévu.

  1. « Le jour des Défunts » dans Fado, publié par Chris­tian Bour­gois édi­teur, 2009. Par­mi ses autres récits chez le même édi­teur, on retien­dra Contes de Gali­cie (2004) et Sur la route de Baba­dag (2007).
  2. Le pro­gramme est acces­sible ici : http://www.eurozine.com/chronology/the-27th-european-meeting-of-cultural-journals/ Les expo­sés sont publiés pro­gres­si­ve­ment. Voir tableau syn­thé­tique à la fin de ce récit.
  3. Qui a fait l’objet du livre Soli­da­ri­té. Ana­lyse d’un mou­ve­ment social, Fayard 1982.
  4. Auteur de Soli­da­ri­ty and the Poli­tics of Anti-Poli­tics. Oppo­si­tion and Reform in Poland since 1968, Temple Uni­ver­si­ty Press, 1990.
  5. Je décou­vri­rai à mon retour que son article sur les migra­tions contem­po­raines à l’heure du monde « connec­té », dis­tri­bué à Gdańsk, « Uto­pian Dreams of Life Beyond the Bor­der » (IWM­post n° 117) avait été publié en langue fran­çaise par la revue Le Débat sous le titre : Ivan Kras­tev, « L’autre Europe face aux migrants », Le Débat n° 192, 2016/5.
  6. Dans une inter­view dans la revue Osteu­ro­pa n° 6 – 7/2016, le direc­teur de l’ECS, Basil Kers­ki, s’interroge sur le futur de l’ECS dans le contexte poli­tique actuel de la Pologne. Si une par­tie du finan­ce­ment pro­vient des visi­teurs, de villes et de régions tenues par l’opposition ou des majo­ri­tés indé­pen­dantes, l’engagement poli­tique de l’ECS irrite beau­coup d’hommes poli­tiques et ren­drait un conflit à l’avenir inévitable
  7. Sofi Oksa­nen est une écri­vaine fin­lan­daise de mère esto­nienne. Son roman raconte l’histoire d’une jeune femme, fille et petite fille de dépor­tées esto­niennes en Sibé­rie lors des raffles de 1949. Elle s’est échap­pée des griffes d’un sou­te­neur russe pour retrou­ver sa tante mater­nelle en Esto­nie, après la chute de l’URSS.

Bernard De Backer


Auteur

sociologue et chercheur