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Poker menteur (conte de Noël)

Blog - Écoutez-le craquer par Luc Delfosse

décembre 2016

Tout a com­men­cé, bête­ment, la semaine der­nière sur un coup de tête. Comme tous les jeu­dis soirs, c’était poker men­teur dans l’arrière-salle du Café « Chez Bart et Char­lie ». Elke et Jac­que­line, deux sacrées délu­rées, nous ser­vaient. Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. 

Depuis des années, nous avons pris l’habitude de jouer par équipes. D’un côté, comme de cou­tume, il y avait le doc­teur X., spé­cia­liste renom­mé des Voies et Moyens res­pi­ra­toires à l’hôpital E. (pas de noms, Mag­gie pour­rait nous lire!) et mon ami Loren­zo qu’une heu­reuse issue venait de libé­rer de ses obli­ga­tions car­cé­rales. Il pur­geait une peine outran­cière pour une ridi­cule his­toire de faux billets de 15 tengues kazakhs.

De l’autre côté de la table, sié­geaient votre ser­vi­teur et le célèbre pro­fes­seur de Droit consti­tu­tion­nel Marc-Eudore Del­puy­daele de l’Université.

Écoutez-le craquer

Nous ne jouons jamais pour de l’argent, mais pour ce que nous appe­lons entre nous depuis des lunes « des aga­ce­ries ». Des défis si vous pré­fé­rez. L’équipe per­dante doit impé­ra­ti­ve­ment les rele­ver sous peine de payer les tour­nées liquides et solides. Et croyez-moi, le boire et le man­ger coutent bon­bon chez Char­lie et Bart.

Ce soir-là, le pro­fes­seur Del­puy­daele était de très mau­vaise humeur. Une mau­vaise dent, je crois. Ou peut-être la pré­si­dence per­due d’un « machin » qui lui tenait ter­ri­ble­ment à cœur. Ou alors une étu­diante par­ti­cu­liè­re­ment réti­cente, allez savoir. Pour détendre l’atmosphère et puisque c’était mon tour d’imposer une « aga­ce­rie », je lan­çai celle-ci :
 —  Qui per­dra s’attèlera dès cette nuit à la réécri­ture de notre Consti­tu­tion. Remise des copies jeu­di pro­chain, même lieu, même heure.

Stu­pé­fac­tion autour de la table de jeu.

— Mais enfin, argu­men­tai-je : voyez-vous dans quel État nous errons ? Chaque jour qui passe nous prouve que la Loi fon­da­men­tale est en total porte à faux avec la réa­li­té de ce Royaume en décons­truc­tion lar­vée ! Sus cama­rades ! N’attendons d’hypothétique majo­ri­té spé­ciale… Ou un pro­nun­cia­mien­to des fas­cis­toïdes de la N‑VA alliés aux néo­na­zis du Blok/Belang ! Déblayons le ter­rain de sorte que, demain, les braves, les vrais, les sin­cères élus de la Nation n’aient qu’à ramas­ser la copie. Et à nous déco­rer plus lour­de­ment que ce pauvre Amand Debecker ! 

Pour la petite his­toire, Debe­cker est un ancien com­bat­tant de la guerre de Corée cou­vert de déco­ra­tions. Il fit ensuite for­tune comme mar­chand d’ivoire en Afrique avant d’ouvrir un salon de thé pour dames finis­santes dans une com­mune hup­pée de Bruxelles.
Nous étions quelques-uns à savoir que son éta­blis­se­ment ser­vait en fait de cou­ver­ture à un tra­fic de faux papiers. Du haut de sa for­tune et de sa renom­mée, le bel Amand fré­quen­tait naguère notre petit Cercle de joueurs. Il en fut exclu par Char­lie et Bart pour avoir ten­té d’y intro­duire un capo mafieux ori­gi­naire d’un pays de l’Est.

Mais reve­nons à nos mou­tons et à nos cartes.

Quand je ton­nai mon défi, je crus donc que Marc-Eudore allait nous faire une syn­cope. Je lui fis un clin d’œil (de ceux que je lui adresse dis­crè­te­ment quand j’ai un full par les as, mais cela ne regarde que nous).

— Ça ne fait pas un pli, repris-je : nous allons gagner le Pro­fes­seur et moi ! Comme d’habitude, n’est-ce pas Marc-Eudore ? (Le docte fit mine de se mou­cher)… Ce sont donc deux hon­nêtes Citoyens – vous doc­teur et toi mon bon Loren­zo – qui vont se col­ti­ner la Constitution. 

Et je ris à m’en décro­cher la mâchoire. Marc-Eudore me consen­tit un ric­tus ponc­tué d’un hoquet. Bref, l’affaire était dans le sac.

Nous menions lar­ge­ment quand ce cré­tin de contre­fac­teur pour­ri sor­tit de dieu sait où (ses manches, on parie?) un car­ré de dix avec lequel flir­tait outra­geu­se­ment un Roi. C’est ce que nous, les semi-pro­fes­sion­nels, nom­mons vul­gai­re­ment « le coup du peignoir ».

Bar­daf, c’était l’embardée. Nous avions perdu.

Je fus sai­si d’angoisse. D’autant que je savais per­ti­nem­ment que le pro­fes­seur Del­puy­daele serait requis dès le len­de­main et pour une longue semaine par son épouse. Il devait sur­veiller d’importants tra­vaux à leur vil­la de L. (Pas de noms, Paul et Elio pour­raient nous lire…). 

Nous nous revoyons demain et je n’ai tou­jours réécrit que deux articles de cette fou­tue Consti­tu­tion. Mais quels deux ! On a sa fier­té tout de même. Je vous les livre, ne les lisez pas dis­trai­te­ment. Ils sont le fruit de huit jours et d’autant de nuits de réflexion.

Art 1. La Bel­gique est un État fédé­ral qui se com­pose de plu­sieurs Com­mu­nau­tés, de plu­sieurs Régions, de deux pan­das (adultes) et de deux Pre­miers ministres. Le Pre­mier détient les clés de la Concier­ge­rie du 16, rue de la Loi, le second tous les pouvoirs.

Art 2. Encore un tout petit peu de patience et cette Consti­tu­tion s’autodétruira.

Je les entends déjà ! « Quoi, c’est tout ! » Ah ! Les ingrats ! Il ne me reste plus qu’à ten­ter de les convaincre de cette évi­dence pas­ca­lienne : mon article 2 contient désor­mais en son sein tous les autres. 

Mais sus­cep­tibles comme je les connais, ces apôtres, je sais déjà que je devrai payer l’addition.

Luc Delfosse


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