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« Plus tard » c’est maintenant

Blog - e-Mois - confinement Covid-19 crise crise financière pandémie Sophie Wilmès par Thomas Lemaigre

avril 2020

Com­ment fait-on de la poli­tique en Bel­gique après un mois de pou­voirs spé­ciaux ? Pour­quoi ce cadre devient-il trop étroit pour affron­ter une pan­dé­mie face à laquelle le pays manque de res­sources et qui se double d’une débâcle éco­no­mique et sociale, voire huma­ni­taire ? Quelles pierres de touche poser pour remettre la démo­cra­tie en marche et pré­pa­rer des élec­tions que l’on sait inévi­tables ? Ten­ta­tive de com­men­taires avec iden­ti­fi­ca­tion de leviers d’ac­tion à sai­sir dès aujourd’hui.

e-Mois

Sophie Wil­mès en Pre­mière ministre s’en sort bien. C’est évi­dem­ment à nuan­cer car cela se com­plique de jour en jour, mais si on nous per­met de « cau­ser poli­tique » quelques minutes mal­gré les cir­cons­tances inédites, rien n’in­ter­dit de com­men­cer par cette pre­mière impres­sion, en défi­ni­tive une bonne sur­prise par rap­port au marasme poli­tique des quinze mois pré­cé­dents. Certes comme tous ses homo­logues, le gou­ver­ne­ment Wil­mès 1 a réagi trop tard face à la pre­mière vague du Covid-19, mais la Chine men­tait sur la dan­ge­ro­si­té du virus et une par­tie du monde scien­ti­fique n’es­ti­mait pas néces­saire de tirer la son­nette d’a­larme. Les choses se sont comme on sait accé­lé­rées dès lors que l’OMS s’est enfin mise à évo­quer une pan­dé­mie mon­diale. L’ur­gence per­met­tait de faire pré­va­loir l’im­pé­ra­tif de conti­nui­té de l’ac­tion publique, ouvrant une issue inat­ten­due à la crise poli­tique qui nous engluait depuis quinze mois.

Galop de départ

Depuis cet ins­tant, Wil­mès 2 est en selle et l’ac­tion gou­ver­ne­men­tale suit une ligne de crête com­plexe. Il s’a­git de navi­guer entre deux états de fait en ten­sion dyna­mique : d’un côté, un his­to­rique de choix de socié­té cala­mi­teux qui a pro­vo­qué un manque de moyens maté­riels et logis­tiques (masques, tests, médi­ca­ments, etc.) et, de l’autre côté, une mobi­li­sa­tion forte de la socié­té civile (fer­me­ture des uni­ver­si­tés, réor­ga­ni­sa­tion des hôpi­taux, ini­tia­tives pri­vées de fabri­ca­tion d’é­qui­pe­ments, etc.), le tout sur fond d’incer­ti­tudes scien­ti­fiques sur des points aus­si impor­tants que les méca­nismes de pro­pa­ga­tion du virus ou les pos­si­bi­li­tés thé­ra­peu­tiques. Par­tant de cela, mieux qu’une par­tie de ses homo­logues occi­den­taux tout aus­si mal pré­pa­rés, Wil­mès a réus­si, notam­ment par son style dans ses prises de parole télé­vi­suelles et la marge lais­sée aux brie­fings quo­ti­diens du Centre de crise, à ouvrir un espace natio­nal de trans­pa­rence et de confiance, arme indis­pen­sable contre toute épi­dé­mie grave, alors même qu’elle impo­sait à la popu­la­tion de très lourdes limi­ta­tions aux liber­tés civiles, poli­tiques, cultu­relles et économiques. 

Le gou­ver­ne­ment mini­mise évi­dem­ment les choix posés avant la mi-mars et dont ses membres pour­raient être tenus res­pon­sables – c’est de bonne guerre (ce qui ne veut pas dire excu­sable). Mais il ne tombe pas dans l’or­nière que repré­sente la manière dont nombre de chefs d’État abordent de cette crise sani­taire, à base de mani­pu­la­tion sys­té­ma­tique de l’in­for­ma­tion et des opi­nions. Il se dépar­tit de l’«infodémie » (fake news et épi­dé­mio­lo­gie de salon, voir ici, ici et ici) qui sévit chez nous comme ailleurs, ali­men­tée par des grou­pus­cules ou des influen­ceurs aus­si bien que par quelques per­son­na­li­tés poli­tiques, y com­pris dans les rangs de la « majo­ri­té ». Nous fai­sons donc jus­qu’à pré­sent l’é­co­no­mie de chefs de gou­ver­ne­ment aus­si incon­sis­tants que ceux qui contre­disent des consen­sus scien­ti­fiques ou qui jus­ti­fient des déci­sions par des rap­ports d’ex­perts qu’ils se refusent à rendre publics. Les experts et les pro­fes­sion­nels de san­té ne passent pas leur temps à reprendre les ministres (même s’ils ont déjà dû mon­ter au cré­neau à quelques reprises). Les phé­no­mènes de sur­en­chère de la part d’é­lus locaux semblent du coup limi­tés (pour le moment du moins), contrai­re­ment à ce que semble sus­ci­ter le cli­mat mar­tial et pesant chez notre voi­sin fran­çais, où se confondent sans ver­gogne dis­tan­cia­tion sociale et assi­gna­tion à domi­cile, dis­tri­bu­tion de masques et de coups de matraque.

Un gouvernement fragile, menacé d’impuissance

Notre idée n’est pas ici de dis­tri­buer des points et il est un peu tôt pour être assu­rés que la stra­té­gie adop­tée cir­cons­crit bien l’é­pi­dé­mie. Rien n’est acquis. Res­pon­sa­bi­li­ser les citoyens et héroï­ser les soi­gnants faute de res­sources tech­niques et logis­tiques, cela peut mener tout droit à une crise de légi­ti­mi­té. Conti­nuer à pati­ner sur la mise à dis­po­si­tion de masques et de tests ou perdre la mai­trise sur la situa­tion sani­taire dans les mai­sons de repos, cela peut très vite mettre le gou­ver­ne­ment fédé­ral dans les cordes.

Car ce qu’il importe de ne pas perdre de vue, c’est que ce gou­ver­ne­ment Wil­mès 2 est très fra­gile. L’a­plomb qu’il capi­ta­lise, il le doit à sa concer­ta­tion conti­nue avec les direc­tions des dix par­tis qui le cor­naquent tous les same­dis matin. Des pou­voirs spé­ciaux offrent beau­coup de marges de manœuvre, mais pas cette confi­gu­ra­tion poli­tique inédite, très cadrante, à l’é­qui­libre pré­caire. Un seul par­te­naire lâche l’at­te­lage et c’est la culbute en pleine course. À coups de #keep­So­phie, on a trop vite ten­dance à mini­mi­ser cette donne de départ, qui va d’au­tant plus se faire sen­tir que les affaires ne se pilotent plus désor­mais au jour le jour, mais à un hori­zon d’une semaine : si les désac­cords poli­tiques ont jus­qu’i­ci réus­si à s’ar­ti­cu­ler en déci­sions de court terme en don­nant une place cen­trale aux scien­ti­fiques, cette manière de pro­duire du consen­sus à dix va s’é­mous­ser avec la manière dont — on va le voir — le temps de la crise va se dérou­ler et se distendre.

Le mode gestion de crise est déjà dépassé

Depuis une semaine, nous sommes pas­sés à autre chose qu’une ges­tion de crise sani­taire pure­ment réac­tive et défen­sive. Dans la nou­velle séquence qui s’est ouverte, il s’a­git d’an­ti­ci­per et d’or­ga­ni­ser la socié­té pour faire face aux suites de l’é­pi­dé­mie et à ses consé­quences éco­no­miques et sociales. Tout le monde a com­men­cé à se rendre compte que le retour à une situa­tion sta­bi­li­sée en termes de san­té publique va prendre long­temps. Qu’il n’y aura pas de retour à la situa­tion pré­exis­tante, le risque épi­dé­mique devant être inté­gré à l’or­ga­ni­sa­tion des sys­tèmes de san­té et à nombre de moda­li­tés de la vie sociale. Une par­tie des pro­blèmes que nous avons décou­verts depuis un mois vont res­ter struc­tu­rels et exigent des déci­sions tout autant struc­tu­relles. De telles déci­sions ont com­men­cé à être prises, elles seront de plus en plus nom­breuses chaque semaine, et une bonne par­tie ne pour­ra plus être défaite par le fonc­tion­ne­ment par­le­men­taire post pou­voirs spé­ciaux. La ques­tion qui se pose dans cette nou­velle séquence est donc celle des traces struc­tu­relles que lais­se­ront dans le pay­sage de nos poli­tiques publiques ces semaines de régime d’exception.

Sur le seul plan sani­taire, les exemples sont légion. Il pour­rait en aller ain­si, typi­que­ment, du sta­tut des per­sonnes qui seraient tou­jours por­teuses du virus et donc conta­gieuses alors qu’elles auront été soi­gnées (hypo­thèse non encore confir­mée). Com­ment l’en­vi­sa­ger sans mettre à mal les dis­po­si­tifs natio­naux et euro­péens de lutte contre les dis­cri­mi­na­tions ? Dans le même ton­neau, on trouve aus­si tout ce qui relève du solu­tion­nisme tech­no­lo­gique, à com­men­cer par l’é­pi­neuse ques­tion de l’u­ti­li­sa­tion des don­nées per­son­nelles de télé­pho­nie mobile qui, sur fond de pas­sage à marche for­cée à la 5G et de pres­sions pour la mar­chan­di­sa­tion des don­nées per­son­nelles de san­té, va pous­ser nos auto­ri­tés à tailler des brèches inac­cep­tables et irré­ver­sibles dans les pro­tec­tions du type RGPD1.

S’il y a une réa­li­té sur laquelle il est cru­cial de ne pas se méprendre, c’est bien celle de l’ho­ri­zon de temps dans lequel fonc­tionne le poli­tique en ce moment. Si le man­dat don­né au gou­ver­ne­ment fédé­ral est de courte durée, quand et com­ment atter­rir ? S’il est inté­res­sant de poser l’hy­po­thèse que les démo­cra­ties sont plus faciles à gérer en situa­tion de crise aiguë qu’en temps nor­mal, le man­dat de Wil­mès 2 est-il de fait tou­jours bien celui qu’elle a reçu le 17 mars ? Sub­stan­tiel­le­ment, ce man­dat n’est déjà plus limi­table au sani­taire. Depuis deux semaines au moins, les déci­sions à prendre débordent le contrôle de l’é­pi­dé­mie. Ne fût-ce que parce que la sor­tie de crise sera aus­si un effa­rant crash éco­no­mique et social (si pas huma­ni­taire) et parce que les bases de la recons­truc­tion se jettent dès aujourd’hui. 

Démocratie et élections malgré tout

Car recons­truc­tion il y aura, au sens de réin­ven­tion. On le voit à quelques signes de sor­tie de « som­meil dog­ma­tique »: il y a des cur­seurs impor­tants qui ont com­men­cé à bou­ger, sur la glo­ba­li­sa­tion éco­no­mique, sur le sens de l’ac­tion publique, sur la san­té comme bien com­mun, sur la mar­chan­di­sa­tion du vivant, sur l’en­det­te­ment public, etc. Peut-être même des rap­ports de force se sont-ils déjà ren­ver­sés. Abor­der tout cela sous les seules formes de la ges­tion de crise consti­tue­rait un déni de réa­li­té, rapla­ti­rait ces chan­tiers démo­cra­tiques sur des recettes obso­lètes, et pro­dui­rait des occa­sions man­quées si pas des catas­trophes : rac­cour­cir les congés esti­vaux sans s’in­ter­ro­ger a mini­ma sur les contours de l’o­bli­ga­tion sco­laire, finan­cer des plans sociaux sans expé­ri­men­ter des dis­po­si­tifs sérieux de réduction/partage des temps de tra­vail, envoyer cer­tains chô­meurs aider aux champs sans ques­tion­ne­ment poli­tique sur le juste prix des pro­duc­tions agri­coles, s’ac­cro­cher à la recon­quête de points de crois­sance sans se fixer d’ob­jec­tifs sur la recon­quête du bien-être… La ten­ta­tion est immense de jouer sur le besoin de réas­su­rance de la popu­la­tion et des acteurs éco­no­miques pour fon­cer tête bais­sée en regar­dant… dans le rétro !

Ce n’est pas le moment de béton­ner l’a­ve­nir. Tous ces arbi­trages déter­mi­nants, il n’est pas ques­tion de les confier au fra­gile atte­lage Wil­mès ni à un quel­conque gou­ver­ne­ment doté de pou­voirs spé­ciaux. Faire autre­ment serait se rési­gner à « l’urgence comme scé­na­rio per­ma­nent de notre futur ».

C’est le moment de regar­der les choses en face, la seule solu­tion n’est rien moins qu’un retour aux urnes début 2021. Ou pour le for­mu­ler autre­ment, ce dont nous avons besoin d’ur­gence, c’est d’un agen­da pour remettre la démo­cra­tie au centre du jeu politique.

Des élec­tions légis­la­tives à court terme sont une pers­pec­tive qui a pour­tant tout pour déplaire : elles seront tout sauf le remède miracle pour bou­cler une coa­li­tion pra­ti­cable, elles seront un moment ten­du entre par­tis, etc., mais ce sera tou­jours mieux que de replon­ger dans le marasme qui était de rigueur depuis le lâchage de la Sué­doise par la N‑VA en décembre 2018. C’est aus­si un moyen (pas une garan­tie) de cou­per l’herbe sous le pied à celui des dix par­tis qui pour­rait vou­loir tirer la prise de Wil­mès 2. 

Délibérer pour reconstruire la politique

Ajou­tons aus­si qu’il est pos­sible de se pla­cer dans une pers­pec­tive élec­to­rale en pariant sur l’in­tel­li­gence col­lec­tive chère à notre Pre­mière. Wil­mès et le Sénat ont, en effet, de bonnes cartes en main pour pré­pa­rer l’heure où une opi­nion publique éprou­vée sera inter­ro­gée sur le futur qu’elle veut se choi­sir, pour remettre le citoyen et le débat démo­cra­tique au centre du jeu. 

Ce que nous vou­lons indi­quer par là consis­te­rait à ima­gi­ner et prendre l’i­ni­tia­tive de l’une ou l’autre inno­va­tion en termes de démo­cra­tie déli­bé­ra­tive de façon à nous per­mettre à tous de confron­ter nos vécus et récits des évè­ne­ments et de les nouer en lignes de conduite pour l’a­ve­nir. Car tous, som­més de prendre sur nous bon gré mal gré depuis un mois, nous sommes acteurs de cette crise : les per­son­nels de san­té et de tous les sec­teurs de ser­vices expo­sés à la conta­mi­na­tion, les ensei­gnants et tous ceux qui réin­ventent leur métier à la mai­son, les per­sonnes pri­vées de tra­vail, les confi­nés qui ont sim­ple­ment soif de liber­té de mou­ve­ment et de jus­tice, même les bor­nés qui n’ont de cesse d’en appe­ler à l’État pour socia­li­ser les pertes et au mar­ché pour par­ta­ger les plus-values… Une inno­va­tion démo­cra­tique pro­pice à actua­li­ser les points de jonc­tion et les lignes de par­tage de la socié­té et à construire du pro­jet poli­tique avec les émo­tions fortes de ces temps cha­hu­tés au lieu de les inté­rio­ri­ser sous forme de colère et de ressentiment. 

Scé­na­ri­ser un retour volon­ta­riste et rapide à la pleine démo­cra­tie doit être affir­mé comme hori­zon proche et doit prendre des voies mul­tiples. La conju­gai­son d’une cam­pagne élec­to­rale courte et d’un tel débat public consti­tue une séquence ris­quée, mais nous la croyons à la fois indis­pen­sable et por­teuse. Ouvrir une com­mis­sion d’en­quête par­le­men­taire sur les erreurs, les erre­ments et les gabe­gies sera sans doute aus­si un pas­sage obli­gé. Redé­po­ser devant le Par­le­ment des ques­tions qui dépassent le cadre de l’ur­gence, comme vient de le pro­po­ser Macron au sujet des don­nées de télé­pho­nie mobile, est une occa­sion à ne sur­tout pas sous-esti­mer. Mais tout cela ne suf­fi­ra pas, ne consti­tue­ra pas un hori­zon de red­di­tion de comptes et de débat public suf­fi­sant à pous­ser les déci­deurs à faire de la poli­tique et non à gérer en bons tech­ni­ciens sous le para­pluie des experts. Car il y aura du pain sur la planche… On parle bien ici de comptes à rendre sur les pré­sents mois de ges­tion de crise aus­si bien que sur la mise en place, en par­ti­cu­lier par le gou­ver­ne­ment De Wever-Michel, des condi­tions qui ont faci­li­té ou com­pli­qué cette ges­tion. Tout ce qui aurait pu être fait et ne l’au­ra pas été (ou trop tard) devra être dit : réqui­si­tion­ner des hôtels pour héber­ger les malades, orga­ni­ser des soins adap­tés aux rési­dents des mai­sons de repos et de toutes les autres ins­ti­tu­tions d’hé­ber­ge­ment (les pri­sons en par­ti­cu­lier), décré­ter un mora­toire sur les cré­dits à la consom­ma­tion ain­si que sur les baux com­mer­ciaux et les lea­sings de véhi­cules pro­fes­sion­nels, des mesures de sou­tien aux tra­vailleurs mis en qua­ran­taine ou affec­tés (soi­gnants, tra­vailleurs sociaux, fonc­tion­naires locaux, forces de l’ordre, pom­piers, etc.), des assou­plis­se­ments en matière de volon­ta­riat pour les allo­ca­taires sociaux, etc. 

À pro­pos du pas­sé plus loin­tain, ce n’est peut-être pas tant la masse bud­gé­taire accor­dée aux soins de san­té qui devra être mise en cause que des décen­nies de dés­in­té­rêt poli­tique pour la pré­ven­tion san­té : les poli­tiques mains­tream du tout-à-la-mal­bouffe, du tout-à-la-bagnole et du pas-grand-chose-aux-éner­gies-décar­bon­nées (celles qui pré­servent les fonc­tions res­pi­ra­toires), toutes poli­tiques dont il fau­dra dres­ser le bilan si pas ouvrir le pro­cès — si du moins se confirme l’hy­po­thèse selon laquelle la grande majo­ri­té des cas fatals de Covid-19 concerne des per­sonnes déjà affec­tées de mala­dies dites de civi­li­sa­tion (comor­bi­di­tés avec le dia­bète et/ou les mala­dies vas­cu­laires et cardiaques).

Jouer à fond la carte du débat démo­cra­tique a la ver­tu de per­mettre de déployer tout cela en posant les bases de nou­veaux consen­sus à éla­bo­rer, peut-être quelque chose comme un pacte uni­ver­sel de san­té, peut-être des formes plus inédites de moments refon­da­teurs et réins­ti­tuants, en inté­grant la ques­tion cli­ma­tique sur laquelle per­sonne ne peut se per­mettre de perdre les mois volés par la pan­dé­mie. La balle est peut-être d’a­bord dans le camp d’une socié­té civile qui n’a pas encore eu le temps de se mettre en ordre utile.

L’institutionnel n’est jamais loin

Pour en reve­nir aux tout pre­miers actes posés par le gou­ver­ne­ment Wil­mès 2, il faut enfin nuan­cer le suc­cès évo­qué d’en­trée de jeu par un gros couac. Nous fai­sons réfé­rence à cette manière dont la Bel­gique a d’emblée per­du pied dans les débats euro­péens sur le Covid-19 avec cette abs­ten­tion sur­réa­liste de trois euro­dé­pu­tés N‑VA lors du vote sur un fonds de soli­da­ri­té Coro­na­vi­rus de 25 mil­liards au motif que la clé de répar­ti­tion était trop favo­rable à la Wal­lo­nie. Il vaut la peine de rele­ver cette anec­dote avant de por­ter le regard sur la scène poli­tique euro­péenne elle-même. Si l’on veut bien se prê­ter au jeu des sup­po­si­tions sur où nous emmènent cette crise et sa ges­tion, on ose à peine ima­gi­ner ce que ce genre d’ar­gu­ments don­ne­ra dans quelques mois. À ce moment-là, l’é­co­no­mie fla­mande, qui semble moins souf­frir en ce moment, aura com­men­cé à se redres­ser plus vite que la Wal­lo­nie et Bruxelles, exsangues, frap­pées par une réces­sion plus dure et des contre­coups sociaux plus pro­fonds. Fla­mands et fran­co­phones se retrou­ve­ront alors à négo­cier, comme des chif­fon­niers sur­vol­tés, les éven­tuels moyens que l’U­nion déblo­que­rait pour leur redres­se­ment éco­no­mique. Sans de tels moyens, au Sud du pays, Régions et Com­mu­nau­tés n’au­ront pas assez de res­sources pour entre­prendre des poli­tiques publiques propres. C’est dans ce contexte que « l’ins­ti­tu­tion­nel » revien­dra, avec vio­lence, à n’en pas dou­ter. S’ils veulent être prêts à en découdre dans ces âpres négo­cia­tions, les par­tis wal­lons et bruxel­lois, à com­men­cer par le PS et Eco­lo, ont tout inté­rêt à plan­cher ensemble et sans attendre sur un pro­jet volon­ta­riste et pros­pec­tif. Car s’ils veulent encore comme par le pas­sé n’«être deman­deurs de rien » face aux reven­di­ca­tions fla­mandes de matières à reti­rer au fédé­ral, ce sont la N‑VA et/ou le VB qui les atten­dront vrai­sem­bla­ble­ment de l’autre côté de la table.

L’UE à la masse, la plus grave menace ?

Pour en venir enfin à la scène euro­péenne, il est déjà évident que c’est à ce niveau que se trouve la clé de la recons­truc­tion. On ne sur­mon­te­ra pas la crise éco­no­mique qui sourd sans des poli­tiques bud­gé­taire et moné­taire euro­péennes volon­ta­ristes, voire sans une ini­tia­tive fis­cale d’en­ver­gure conti­nen­tale sur l’un ou l’autre des trois fronts que consti­tuent les tran­sac­tions finan­cières, le kéro­sène et les big data. Mais plus encore, un tel moment key­né­sien est la clé même de l’a­ve­nir de l’UE. Beau­coup voient en cette épi­dé­mie le der­nier crash test pour Bruxelles, que ce soit en termes de poli­tiques inté­rieures à l’U­nion ou à l’in­ter­na­tio­nal dans un moment où s’ac­cé­lèrent des recon­fi­gu­ra­tions géos­tra­té­giques spec­ta­cu­laires.

Mal­heu­reu­se­ment, les pre­miers pas du Conseil et de la Com­mis­sion dans cette ges­tion de crise sont en-des­sous de tout, comme le montre la liste de tout ce qu’ils auraient pu entre­prendre depuis mi-février — une suc­ces­sion d’actes man­qués telle qu’il eût sans doute été pos­sible de s’abs­te­nir de fer­mer les fron­tières inté­rieures de l’U­nion. Toutes les attentes se sont dès lors repor­tées sur l’Eu­ro­groupe et sur une réunion du Conseil cette semaine, mais on ne voit pas très bien quel lea­deur­ship est en train d’é­mer­ger (en tout cas pas du côté de Charles Michel). À part peut-être la France, on ne voit pas de quel pays lea­deur pour­rait venir le sur­saut. Tout comme sur la ques­tion migra­toire, c’est le réflexe natio­nal uni­la­té­ral qui a occu­pé tout l’es­pace. Mais autant si pas plus que sur la ques­tion migra­toire, il appa­rait déjà que le manque de coor­di­na­tion et de soli­da­ri­té prive les États de marges de manœuvre déci­sives. Il est per­mis de croire qu’un tel vide repré­sente une chance unique pour une coa­li­tion des petits pays de mon­trer la voie, en com­men­çant par mettre sur la table du Conseil une série de pro­po­si­tions com­munes pour pilo­ter de manière plus coopé­ra­tive ne fût-ce que les réponses à la suite de la crise sanitaire.

Imbriquer l’économique et le politique

Au fil du tableau ici dres­sé, on a été ame­né à se dépar­tir des pos­tures cyniques décli­nistes si promptes à poin­ter les pro­blèmes pour pou­voir ensuite reve­nir en se gaus­sant sur l’air de « Je l’a­vais bien dit le pre­mier ». On a tenu à indi­quer les nom­breuses pos­si­bi­li­tés de sor­tie par le haut et vers l’a­vant des « esca­drilles d’emmerdes » qui nous affligent. Mais à moins de s’en­va­ser dans l’an­gé­lisme et le wish­ful thin­king, la pre­mière exi­gence de tout com­men­taire est de cher­cher à col­ler avec rigueur et finesse au réel et au pro­bable de ce qui est en train de se jouer.

Le pro­bable résul­tat des semaines et mois de ges­tion de crise qui viennent est mal­heu­reu­se­ment d’a­bord le retour de la défiance poli­tique. Il sera nour­ri par le temps mis à jugu­ler la mala­die en l’ab­sence des res­sources adé­quates et par la dif­fi­cul­té d’ac­cep­ter socia­le­ment dans la durée les mesures pour y par­ve­nir. Voire par les deux à la fois. Tous les deux ou trois jours, l’ob­ser­va­teur curieux de l’a­ve­nir est som­mé de réajus­ter ses manières de voir. Hôpi­taux obli­gés de recou­rir à des médi­ca­ments pour ani­maux, mili­taires pal­liant le manque de per­son­nel dans les mai­sons de retraite, files inter­mi­nables aux dis­tri­bu­tions de colis ali­men­taires, nuits d’é­meutes face à une bavure poli­cière sont autant de scènes qui, si elles se répètent, vont réduire comme peau de cha­grin l’es­pace de confiance inau­gu­ré à la mi-mars. Il y a aus­si des signaux posi­tifs : réseaux de makers qui pro­duisent des mil­liers d’é­qui­pe­ments de pro­tec­tion, inven­ti­vi­té des pro­fes­sion­nels des arts du spec­tacle pour nous « sor­tir » de nos foyers mal­gré tout, réseaux de voi­si­nage qui orga­nisent l’as­sis­tance aux per­sonnes dépen­dantes, etc. Ces réac­tions de soli­da­ri­té de ter­rain, dans la conti­nui­té d’i­ni­tia­tives d’en­ver­gure comme les pla­te­formes d’hé­ber­ge­ment de réfu­giés, peuvent tout autant contri­buer à délé­gi­ti­mer l’ac­tion publique. 

Ce retour de la défiance, scé­na­rio usé comme un che­min de dépen­dance peut encore être conte­nu : par l’af­fir­ma­tion dans le chef des diri­geants poli­tiques d’une vision qui raconte quelque chose sur le moyen et long termes, et par une limi­ta­tion des dégâts sociaux et éco­no­miques engen­drés par ces longues semaines de confinement.

Sur le plan du droit, nous vivons dans ce qui, au regard de la légis­la­tion belge, res­semble le plus à un régime d’ex­cep­tion. Dans les faits, la vie démo­cra­tique est mori­bonde pour une durée non déter­mi­née : elle se limite à la trans­pa­rence à laquelle s’ac­crochent les exé­cu­tifs, à quelques médias, à une concer­ta­tion en ser­vice mini­mum avec les par­te­naires sociaux et les enti­tés fédé­rées, et aux comptes à rendre plus tard aux Par­le­ments et aux élec­teurs. Toute réunion ou ras­sem­ble­ment sont impra­ti­cables, la Jus­tice et la socié­té civile vivent au ralen­ti. Le retour à une véri­table vie démo­cra­tique passe à la fois par un scé­na­rio de res­tau­ra­tion du débat public, par une limi­ta­tion des dégâts sociaux du confi­ne­ment et par la remise en route éner­gique de l’é­co­no­mie à orga­ni­ser dès main­te­nant. Donc par un sur­saut des ins­ti­tu­tions euro­péennes qui — s’il ne sur­vient pas d’i­ci la fin du mois — arri­ve­ra trop tard ou trop petit.

  1. La ques­tion peut aus­si se poser pour les drones poli­ciers et pour les dis­po­si­tifs de sur­veillance uti­li­sant des sys­tèmes de recon­nais­sance faciale.

Thomas Lemaigre


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Thomas Lemaigre est économiste et journaliste. Il opère depuis 2013 comme chercheur indépendant, spécialisé sur les politiques sociales et éducatives, ainsi que sur les problématiques socio-économiques régionales. Il exerce également des activités de traduction NL>FR et EN>FR. Il est co-fondateur de l'Agence Alter, éditrice, entre autres, du mensuel {Alter Echos}, qu'il a dirigée jusqu'en 2012. Il enseigne ou a enseigné dans plusieurs Hautes écoles sociales (HE2B, Helha, Henallux).