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Philippe Lamberts : « Le lobbying est le plus bel hommage rendu par l’argent à la démocratie »

Blog - e-Mois par Lucie Prod'homme

mai 2019

Quels sont les enjeux spé­ci­fiques des élec­tions euro­péennes concer­nant la Bel­gique ? En quoi le futur Par­le­ment euro­péen va-t-il peut-être influer sur la vie des citoyens Belges et sur la poli­tique inté­rieure de la Bel­gique ? Il n’y a pas d’enjeux par­ti­cu­liers à la Bel­gique. La Bel­gique est l’un des vingt-huit États membres. La ques­tion c’est de savoir si […]

e-Mois

Quels sont les enjeux spé­ci­fiques des élec­tions euro­péennes concer­nant la Bel­gique ? En quoi le futur Par­le­ment euro­péen va-t-il peut-être influer sur la vie des citoyens Belges et sur la poli­tique inté­rieure de la Belgique ?

Il n’y a pas d’enjeux par­ti­cu­liers à la Bel­gique. La Bel­gique est l’un des vingt-huit États membres. La ques­tion c’est de savoir si oui ou non nous allons réorien­ter les poli­tiques menées en Europe dans un sens qui récon­ci­lie les citoyens avec l’idée de construc­tion euro­péenne. Pour le dire sim­ple­ment : ou bien l’Europe conti­nue dans la direc­tion libé­rale, et dans ce cas elle risque de s’aliéner encore plus la popu­la­tion. Je rap­pelle que la Bel­gique est his­to­ri­que­ment un pays fon­da­teur de la construc­tion euro­péenne et où le sen­ti­ment à l’égard de la construc­tion euro­péenne devient de plus en plus néga­tif. Donc si on veut conti­nuer comme cela, il suf­fit de ne pas chan­ger de cap poli­tique. Ou alors, l’UE rede­vient fidèle à ses valeurs, c’est-à-dire le pri­mat de la digni­té humaine et pas le pri­mat de la maxi­mi­sa­tion des pro­fits, autre­ment dit la réorien­ta­tion de l’ensemble des poli­tiques dans le sens de la tran­si­tion éco­lo­gique et soli­daire. Si c’est le cas, il y a des chances de recons­truire du consen­sus autour de la construc­tion euro­péenne. Sinon cela sera un pas de plus vers la fin du pro­jet. Et cela affecte la Bel­gique, tout comme les autres États membres. Il n’y a rien de spé­ci­fique à la Bel­gique en la matière.

Le grand sujet d’actualité en ce moment pour l’Europe c’est le Brexit. Celui-ci se passe de manière extrê­me­ment chao­tique. Ne pen­sez-vous pas qu’il fau­drait repen­ser le pro­ces­sus de sor­tie de l’UE ? Car si l’on prend l’exemple du Brexit, on a plu­tôt le sen­ti­ment que la pro­cé­dure actuelle a pour but de dis­sua­der les autres pays membres de vou­loir sor­tir de l’UE.

Réso­lu­ment non. Ceci est un pro­cès d’intention qui est mené par les Brexi­ters pour cacher leurs propres tur­pi­tudes. Clai­re­ment l’UE, et c’est ce à quoi les Bri­tan­niques en pre­mier lieu devaient s’attendre lors des négo­cia­tions, défend les inté­rêts de ses conci­toyens. Nous avons négo­cié le seul accord de sépa­ra­tion qui est pos­sible et tenant compte des contraintes des accords du Ven­dre­di Saint. Cela n’est abso­lu­ment pas puni­tif. C’est juste défendre les inté­rêts de l’Union. Pour­quoi on devrait affai­blir les inté­rêts de l’Union pour faire plai­sir aux Brexi­ters bri­tan­niques ? On a sim­ple­ment impo­sé les condi­tions du res­pect des inté­rêts de l’Union sans pro­mou­voir pour autant de poli­tique puni­tive à l’égard du Royaume-Uni. Le gros pro­blème qui se pose au Royaume-Uni c’est l’existence des accords du Ven­dre­di Saint. C’est cela qui crée une contrainte dure qui affec­te­ra tous les gou­ver­ne­ments bri­tan­niques et qui lie les mains du gou­ver­ne­ment quel qu’il soit. Ce n’est pas l’UE qui est inflexible, ce sont les accords pas­sés par le Royaume-Uni qui sont inflexibles. Il ne peut y avoir de fron­tières en Irlande du Nord donc cela veut dire que l’Irlande du Nord doit res­ter étroi­te­ment asso­ciée à l’UE et si l’on ne veut pas de diver­gences internes au Royaume-Uni, c’est le Royaume-Uni qui doit for­te­ment res­ter asso­cié à l’UE. S’ils regrettent les accords du Ven­dre­di Saint, c’est leur problème.

Depuis la pré­si­dence de Trump, les rela­tions entre les États-Unis et l’UE se sont dégra­dées et Trump a mena­cé à plu­sieurs reprises de dimi­nuer la contri­bu­tion finan­cière des États-Unis dans le sys­tème de défense qu’est l’Otan. Ces décla­ra­tions ont réac­ti­vé l’idée que l’Europe est très dépen­dante des États-Unis concer­nant sa défense et que cela pou­vait être un pro­blème en cas de désac­cord avec l’allié amé­ri­cain. Ain­si que pen­sez-vous du pro­jet d’Europe de la Défense ? Et d’après vous, com­ment expli­quer que l’UE laisse sa défense aux États-Unis et ne fait pas plus d’efforts pour être plus indé­pen­dante en la matière ?

C’est un choix poli­tique, dès l’instant où le bloc occi­den­tal s’est pla­cé dans un cadre poli­tique dont la sécu­ri­té est assu­rée par l’Otan et dont le finan­ce­ment dépend majo­ri­tai­re­ment des États-Unis. Cela a ses avan­tages et ses incon­vé­nients. Cela a don­né aux Euro­péens une pro­fon­deur stra­té­gique. En effet cela leur a per­mis de jouir d’une garan­tie four­nie par le bud­get de la défense amé­ri­cain. Mais cela a aus­si fait que l’UE a, par exemple, assu­mé plus que sa part dans les dépenses post-conflit, que ce soit en Afgha­nis­tan ou en Irak… La recons­truc­tion a été plus que finan­cée par l’UE et cela Trump oublie de le dire. Ce qui est frap­pant, c’est que lorsque le réfé­ren­dum du Brexit a eu lieu, la réponse de Jun­cker et consorts a été de dire qu’il fal­lait faire l’Europe de la Défense, comme si le vote de 52% des Bri­tan­niques était moti­vé par le fait qu’il n’y avait pas d’Europe de la Défense. Ce n’est pas le sujet. Le sujet c’est que l’Europe est per­çue comme le che­val de Troie de la mon­dia­li­sa­tion néo­li­bé­rale. Est-ce que pour autant il ne faut pas faire l’Europe de la Défense ? Je ne dis pas cela. Aujourd’hui nous avons une per­cep­tion de la menace et des doc­trines mili­taires très dif­fé­rentes d’un pays à l’autre. Autre­ment dit, il y a eu sein de l’UE des pays qui ne sont pas dans l’Otan, ou alors des États qui sont nucléaires, des États où le chef de l’exécutif engage ses forces armées et d’autres où c’est le Par­le­ment qui a le pre­mier et le der­nier mot en la matière. Donc com­men­cer en par­lant d’armée euro­péenne, c’est peut-être se trom­per un peu de prio­ri­té. Fai­sons ce qui a du sens, c’est-à-dire mutua­li­ser des moyens logis­tiques, la for­ma­tion du per­son­nel, construire des struc­tures de com­man­de­ment qui per­mettent de mener des opé­ra­tions de manière auto­nomes de l’Otan. Mais de là à dire qu’on a une armée euro­péenne, il y a encore beau­coup d’étapes à réa­li­ser et nous, nous sommes plu­tôt par­ti­sans de la poli­tique des petits pas si on veut avoir quelque chose qui tienne la route.

Aujourd’hui, l’UE est vue comme une puis­sance éco­no­mique impor­tante, mais par contre elle semble souf­frir d’un manque de poids diplo­ma­tique. Depuis plu­sieurs années, un cer­tain nombre de pays veulent voir des chan­ge­ments au sein du Conseil de Sécu­ri­té de l’ONU. Des pays comme le Bré­sil ou l’Inde sou­hai­te­raient prendre le siège de la France. Mais cer­tains pensent qu’au contraire ce siège devrait reve­nir à l’UE. Qu’en pen­sez-vous ? Un siège au Conseil de Sécu­ri­té de l’ONU per­met­trait-il à l’UE déve­lop­per plus effi­ca­ce­ment une poli­tique exté­rieure commune ?

De nou­veau, ceci c’est dans un monde où on aurait les États-Unis d’Europe et une vision com­mune des rela­tions inter­na­tio­nales. Ce n’est pas le cas aujourd’hui donc ce n’est pas d’actualité. Quand la lea­deuse de la CDU a dit ceci, c’est une diver­sion qui est à la fois un peu stu­pide et qui ne masque pas le fait que dans les enjeux actuels, c’est-à-dire la péren­ni­té de la zone euro, l’Allemagne conti­nue à faire une obs­truc­tion, qui est pour moi extrê­me­ment dom­ma­geable pour les inté­rêts de l’Union.

Par rap­port à l’Allemagne, beau­coup disent que l’Europe est ordo­li­bé­rale du fait de la pré­do­mi­nance de l’Allemagne ?

Ce n’est pas seule­ment dû à la pré­do­mi­nance de l’Allemagne, cette vision est aus­si par­ta­gée par les majo­ri­tés poli­tiques au pou­voir en Europe et pas seule­ment en Alle­magne, ce qui est bien le problème.

Com­ment faire pour que l’Allemagne ait moins de poids sur les ins­ti­tu­tions européennes ?

D’abord il faut construire des rap­ports de force au sein de l’Union. Regar­dez Emma­nuel Macron. C’est un bon exemple. Il dit à juste titre qu’il faut un bud­get de la zone euro si on veut assu­rer la péren­ni­té de l’union éco­no­mique et moné­taire. C’est évident. Donc il fau­drait un bud­get euro­péen finan­cé par une taxe euro­péenne et qui est dépen­sé au tra­vers de toute l’UE et un bud­get qui repré­sente plu­sieurs points du PIB euro­péen. Il a abso­lu­ment rai­son sur ce point. Sim­ple­ment la stra­té­gie qu’il met en place est la stra­té­gie de la séduc­tion de la « mai­tresse de classe ». Il se dit « je vais faire mon devoir », ce qui cor­res­pond à faire en France les réformes que l’Allemagne a faites, des réformes néo­li­bé­rales. Donc il donne rai­son à la doc­trine éco­no­mique alle­mande, en espé­rant qu’en retour il sera payé d’un bud­get de la zone euro. Il se four­voie dou­ble­ment : d’une part, car la flexi­bi­li­sa­tion du mar­ché du tra­vail et une poli­tique mer­can­ti­liste ne sont pas des recettes pour assu­rer la péren­ni­té d’une éco­no­mie. Et, d’autre part, il s’imagine qu’il suf­fit d’être un bon élève pour être récom­pen­sé par l’Allemagne. Donc quelque part, par son atti­tude, il recon­nait un pri­mat poli­tique à l’Allemagne. Une autre approche eut été de dire non, de dire que l’approche mer­can­ti­liste est dom­ma­geable, ce que l’on voit bien. L’Allemagne vit de ses sur­plus éco­no­miques (l’Allemagne vit de ses expor­ta­tions) et quand ces grands mar­chés chi­nois, amé­ri­cains, voire bri­tan­niques se ferment et bien l’Allemagne n’est plus en mesure d’écouler ses pro­duits, ce qui est dom­ma­geable pour son éco­no­mie. C’est une stra­té­gie de dépen­dance et donc Macron aurait pu dire à l’Allemagne « nous, on n’est pas d’accord » et quand je dis « nous » c’est l’Italie, la France, l’Espagne… Donc il faut que cela change et si cela ne change pas, il y aura des mesures de rétor­sion poli­tique. Sur des points très impor­tants pour l’Allemagne, on exer­ce­ra des pres­sions. L’Europe ne peut être une orga­ni­sa­tion à sens unique, il faut créer le rap­port de force. Ain­si impli­ci­te­ment il donne rai­son à l’Allemagne. On ne par­vient pas à obte­nir des conces­sions de quelqu’un si on lui donne raison.

Le contexte est de toute façon dif­fi­cile car, même s’il avait fait cela, construire un rap­port de force avec l’Espagne et l’Italie vu les calen­driers élec­to­raux dans ces pays-là n’aurait pas été simple.

Depuis l’affaire Snow­den en 2013, la notion de cyber­sé­cu­ri­té est deve­nue fon­da­men­tale. Et il appa­rait bien pro­blé­ma­tique que la plu­part des grandes entre­prises numé­riques, telles les Gafam, ain­si que les infra­struc­tures, soient de natio­na­li­té amé­ri­caine. En effet, cela limite les moyens de l’UE pour gérer la pro­tec­tion des don­nées des citoyens euro­péens, puisqu’en cas de conten­tieux c’est le droit amé­ri­cain qui s’applique. Ain­si ne pen­sez-vous pas que l’UE devrait déve­lop­per ses propres cham­pions numé­riques pour ne plus dépendre des États-Unis, afin d’établir une sorte de « sou­ve­rai­ne­té numérique » ?

Non la sou­ve­rai­ne­té numé­rique on l’obtient par l’adoption de nos stan­dards légis­la­tifs qui s’appliquent à toutes les entre­prises qui veulent faire du com­merce en Europe. Le RGPD qu’on a adop­té ne va pas assez loin. C’est un pre­mier pas dans la bonne direc­tion. Mais en fait notre levier c’est l’accès au mar­ché, autre­ment dit, les géants du numé­rique mon­dial peuvent faire du busi­ness en Europe, mais ils ne peuvent le faire qu’à nos condi­tions et s’ils ne veulent pas, on leur ferme les portes du mar­ché. Et il y aura des concur­rents à eux qui vou­dront prendre leur place. Je ne connais pas une seule entre­prise numé­rique qui vou­drait faire l’impasse sur le mar­ché euro­péen. Il faut juste leur impo­ser nos règles. Les Amé­ri­cains ne se gênent pas pour impo­ser leurs règles : ils ont leur liste noire de pays paria. Des banques euro­péennes qui font du busi­ness en dol­lars avec l’Iran sont sanc­tion­nées si elles veulent faire du busi­ness aux États-Unis. C’est une condi­tion d’accès au mar­ché amé­ri­cain. Il suf­fit qu’on ait le cou­rage de faire la même chose. Le pro­blème en Europe, c’est qu’on est face à une clique de gens qui sont pri­son­niers de la logique du libre-échange et qui pense que mettre des condi­tions d’accès au libre mar­ché serait syno­nyme de pro­tec­tion­nisme, ce qu’ils refusent. Ce sont les grands naïfs du libre-échange. Ces gens n’ont pas appris la négo­cia­tion, ce sont de purs idéo­logues : le libre-échange c’est bien, les bar­rières c’est mal. C’est de cela qu’il faut sor­tir. Les entre­prises non euro­péennes peuvent faire com­merce sur le mar­ché euro­péen, moyen­nant le res­pect inté­gral de toutes les condi­tions sociales, envi­ron­ne­men­tales, fis­cales… et c’est aus­si vrai pour le numé­rique. Il faut mettre au cré­dit de la com­mis­saire Ves­ta­ger la condam­na­tion de l’Irlande, qui a per­mis à la Com­mis­sion euro­péenne de récu­pé­rer 14 mil­liards de dol­lars auprès d’Apple à cause de cadeaux fis­caux illé­gaux. On peut se faire res­pec­ter par les géants du numé­rique, il n’y a pas besoin de créer des géants du numé­rique pour cela. Par contre, ce que nous disons en matière de poli­tique indus­trielle, c’est que l’UE doit être lea­deur en matière de tran­si­tion car là il y a un volet tech­no­lo­gique à la tran­si­tion éco­lo­gique et soli­daire et là il y a inté­rêt à ce qu’on soit des pion­niers, plu­tôt que des sui­veurs. De cela dépend l’avenir de l’industrie en Europe.

Pour rebon­dir sur la ques­tion de la tran­si­tion éco­lo­gique, beau­coup prônent la mise en place d’un « Green New Deal » à l’européenne. Cela vous paraît-il réa­li­sable ? Pour vous c’est la solu­tion aux pro­blèmes écologiques ?

Oui, nous, on parle de cela depuis la crise finan­cière. Un plan d’investissement mas­sif dans la tran­si­tion, com­bi­nant des inves­tis­se­ments publics et pri­vés, c’est ce que l’on recom­mande avec le pacte finance cli­mat. Les recettes pour mobi­li­ser les moyens finan­ciers néces­saires, elles existent, il faut juste avoir la volon­té poli­tique de les actionner.

Donc encore une fois le pro­blème c’est un manque de volon­té poli­tique ou l’absence de rap­port de force ?

Oui abso­lu­ment. Le pro­blème c’est aus­si d’être pri­son­nier d’une vision. Les néo­li­bé­raux sont per­sua­dés que ce qui est bon pour les riches est bon pour tout le monde, que ce qui est bon pour les mul­ti­na­tio­nales est bon pour tout le monde. Ils conti­nuent à croire cela. Ils sont pour cer­tains d’entre eux inca­pables de pen­ser l’alternative, ce qui est la défi­ni­tion de la pen­sée unique. Ils pensent que ceux qui ne pensent pas comme eux sont « en dehors du cercle de la rai­son », pour reprendre l’expression d’Alain Minc. Ceux qui ne pensent pas comme eux sont dans l’idéologie ou dans le déni. Or ce sont eux qui sont dans le déni. Ils ne com­prennent pas com­ment l’économie fonc­tionne, ils ne com­prennent pas les lois de la ther­mo­dy­na­mique. Mais en effet c’est une ques­tion de volon­té poli­tique. Pour­quoi croyez-vous que Bruxelles soit l’une des deux capi­tales du lob­byisme mon­dial ? Parce qu’à Bruxelles on a le pou­voir, ce qui dérange les plus riches. C’est bien pour cela qu’ils essaient de faire du lob­bying. Je dis tou­jours que le lob­bying est le plus bel hom­mage ren­du par l’argent à la démo­cra­tie. Ils nous donnent la preuve qu’on a le pou­voir. Donc la ques­tion c’est est-ce qu’on a la bonne vision et la volon­té de s’en servir.

J’imagine que cela dépend aus­si du vote des électeurs ?

Bien sûr cela com­mence là. Mais les élec­teurs peuvent être déçus, car ils ont voté à droite, ils ont eu des poli­tiques néo­li­bé­rales, ils ont voté à gauche, ils ont eu des poli­tiques néo­li­bé­rales, donc ils com­mencent à dire « pour qui faut-il voter si on veut autre chose ? ». Ce qui explique que les popu­listes ont tant de votes aujourd’hui, puisqu’eux sont cré­di­tés d’être anti­sys­tème. Or le sys­tème est res­pon­sable de nos mal­heurs, donc votons contre le système.

Aujourd’hui, les par­tis de gauche ou de gauche radi­cale parlent aus­si de faire des Green New Deal, de réa­li­ser des plans d’investissements pour la tran­si­tion. Mais de ce fait, quelle est la place d’Écolo pour les électeurs ?

Quelle ques­tion ! Je viens de faire un débat avec Magnette, Chas­tel… Ils disent tous la même chose que moi et donc vous en dédui­sez que nous n’avons plus de place ? Pour­quoi le fait que les gens copient un ori­gi­nal rend l’original inutile ? Au contraire cela ren­force l’original. Quand vous par­lez immi­gra­tion, vous ren­for­cez qui ? Les par­tis d’extrême droite, alors qu’on pour­rait dire que lorsque les par­tis de la droite tra­di­tion­nelle deviennent anti­gi­vrants, cela rend l’extrême droite inutile. Or cela ren­force l’extrême droite. Alors pour­quoi, quand c’est l’écologie, on dit que, main­te­nant, Éco­lo est deve­nu inutile ? On dit cela parce qu’Écolo dérange. Parce que si on veut vrai­ment faire la tran­si­tion éco­lo­gique et soli­daire, il ne suf­fit pas de repeindre le sys­tème en vert. Il va fal­loir chan­ger le sys­tème et cela fait peur, cela dérange. Donc les libé­raux vont dire « avec nous c’est la tran­si­tion qui est éco­no­mi­que­ment viable car les Verts ne savent pas comp­ter ». Les chré­tiens démo­crates vont dire « avec nous c’est la tran­si­tion posi­tive, car avec les Verts c’est la tran­si­tion puni­tive ». Et la gauche tra­di­tion­nelle va dire « avec nous c’est la tran­si­tion juste, car avec les Verts c’est la tran­si­tion pour les riches ». C’est tout ce qui leur reste à dire. Mais ces trois forces poli­tiques ont occu­pé le pou­voir depuis la fin de la Seconde Guerre mon­diale et on n’a pas vu le début de la tran­si­tion avec eux. Donc c’est leur inté­rêt à ces gens-là de dire que les Verts sont deve­nus inutiles et qu’on a plus besoin d’eux. Mais je crois que les citoyens ne se laissent pas prendre à ce genre de bêtises.

Au sein du Par­le­ment euro­péen, il faut des coa­li­tions pour avoir la majo­ri­té. Vous les Éco­los vous ne pour­riez pas agir seul. Ain­si il fau­drait une mino­ri­té de par­tis néo­li­bé­raux pour qu’il y ait un changement.

On ver­ra ce qu’il sor­ti­ra des élec­tions. Les Verts n’auront pas la majo­ri­té à eux tout seuls. La majo­ri­té depuis des décen­nies c’est PPE plus les socia­listes. Et le deal, c’est le PPE qui fixe le cap et les socia­listes, en échange de postes, sou­tiennent le cap. Le cap c’est la mon­dia­li­sa­tion néo­li­bé­rale. La majo­ri­té du groupe socia­liste s’y retrouve bien, mal­gré tout ce que Paul Magnette peut dire. La réa­li­té c’est que 80% du groupe socia­liste a voté l’accord de libre-échange avec le Japon et les deux tiers ont voté l’accord de libre-échange avec le Cana­da. Ain­si la majo­ri­té du groupe socia­liste est ral­liée à l’idée de la mon­dia­li­sa­tion néo­li­bé­rale. En échange de leur sou­tien, ils reçoivent des postes. C’est cela les termes de l’échange. Ils sou­tiennent des poli­tiques de droite contre des postes. C’est tout ce qui les inté­resse. Cet arran­ge­ment ne sera plus viable. J’entends bien des gens comme Magnette dire « il fau­drait une majo­ri­té pro­gres­siste ». Mais qui sont les pro­gres­sistes ? Est-ce que ce sont les socia­listes rou­mains, scan­di­naves, por­tu­gais, qui sou­tiennent tous les trai­tés de libre-échange ? J’entends bien les gens qui disent « vive­ment une majo­ri­té de gauche au Par­le­ment euro­péen ». On peut s’attendre à ce que la gauche radi­cale pro­gresse, à ce que les Verts pro­gressent, mais les socia­listes ont recu­lé à mon avis. Et cela ne fait tou­jours pas une majo­ri­té. Et sur­tout cela sup­po­se­rait que les socia­listes soient socia­listes, ce qui est quand même plus que dou­teux. Aujourd’hui les posi­tions défen­dues par les socia­listes que j’ai cités sont des posi­tions essen­tiel­le­ment non socia­listes. Si vous regar­dez les socia­listes danois ils sont deve­nus anti­gi­vrants, le SP.A aus­si est deve­nu anti­gi­vrant et néo­li­bé­ral. Rap­pe­lez-vous de Frank Van­den­broucke en Bel­gique, c’est le virage néo­li­bé­ral du SP.A. On ne peut pas repro­cher au par­ti socia­liste fran­co­phone d’être deve­nu néo­li­bé­ral, mais la grande majo­ri­té des par­tis socia­listes euro­péens sont deve­nus néo­li­bé­raux. On ne peut pas repro­cher aux par­tis néo­li­bé­raux d’être libé­raux, même si c’est une anti­no­mie, car le néo­li­bé­ra­lisme est le contraire du libé­ra­lisme. Et le PPE a ral­lié la doc­trine néo­li­bé­rale depuis long­temps. Ces gens ne vont pas dis­pa­raitre non plus.

Pour faire une majo­ri­té au Par­le­ment euro­péen, je dirais que la clé sera dans l’attitude du PPE. Je crois que le PPE n’a pas beau­coup le choix. Le PPE, vu sa posi­tion, a essen­tiel­le­ment deux options : le par­ti est pro­fon­dé­ment divi­sé là-des­sus. Soit c’est l’alliance avec l’extrême droite, ce qui est la ligne pré­co­ni­sée par le PPE ita­lien, autri­chien, jusqu’à il n’y a pas si long­temps le PPE bava­rois, Wau­quiez en France… C’est, quoiqu’ils en disent, adop­ter une ligne d’extrême droite. Cela sup­po­se­rait que le PPE s’allie à une de ces com­po­santes, comme la N‑VA, qui accueille l’extrême droite sans ses rangs, ou s’allie avec le groupe de Marine Le Pen ou de Farage. Mais s’ils font cela, le risque c’est qu’ils donnent aux libé­raux l’occasion en or pour faire explo­ser le PPE, car une par­tie du PPE n’acceptera jamais ce genre d’alliance, donc ils s’en iront pour rejoindre le groupe libé­ral, qui devien­drait le prin­ci­pal groupe à droite du Par­le­ment, qui, lui, refu­se­rait l’alliance avec l’extrême droite, alors il cher­che­rait une alliance avec les socia­listes ou avec nous. Mais cela sup­po­se­rait que le PPE éclate.

Une autre solu­tion pour le PPE c’est de dire nous, on pré­co­nise un élar­gis­se­ment de la majo­ri­té avec les socia­listes, qu’on élar­git avec les libé­raux ou les Verts. Mais moi je peux vous dire que si on est appe­lé à une table de négo­cia­tion, on négo­cie­ra des postes oui, mais on négo­cie­ra aus­si un chan­ge­ment dras­tique de cap poli­tique. Est-ce que les autres sont prêts à cela… Si j’écoute les can­di­dats prin­ci­paux en Bel­gique fran­co­phone pour le PPE, les libé­raux et les socia­listes, appa­rem­ment oui, puisqu’ils disent tous la même chose que nous, donc cela ne devrait pas être trop com­pli­qué. Mais ils ne sont pas vrai­ment repré­sen­ta­tifs de leur propre famille poli­tique. Ce n’est pas parce que Magnette dit que les socia­listes doivent être socia­listes et éco­los, que les socia­listes euro­péens vont deve­nir socia­listes et éco­los. Ce n’est pas parce que Chas­tel dit qu’il faut assou­plir les règles bud­gé­taires euro­péennes, que les libé­raux alle­mands, néer­lan­dais, danois, sué­dois, fin­lan­dais, vont être d’accord avec lui. Cela ne sera pas simple d’obtenir un chan­ge­ment radi­cal, mais qui n’essaye rien n’a rien. Ce que je dis à nos élec­teurs, c’est que si vous nous don­nez votre voix, nous nous enga­geons à l’utiliser pour obte­nir un chan­ge­ment radi­cal poli­tique au niveau de l’UE.

Mais est-ce que le Par­le­ment a réel­le­ment le pou­voir de faire cela ?

Non pas tout seul, puisque l’on est co-législateur.

Mais jus­te­ment, le pou­voir n’est-il pas plus entre les mains de la Com­mis­sion euro­péenne ou du Conseil européen ?

Le Conseil euro­péen est notre co-légis­la­teur, le Par­le­ment euro­péen ne peut pas légi­fé­rer seul. On l’a bien vu sur la ques­tion migra­toire. Le Par­le­ment euro­péen a voté à plus des deux tiers pour une réforme pro­fonde du droit de l’asile en Europe, y com­pris pour l’abandon des accords de Dublin. Mais on est blo­qué car le Conseil n’a pas pris de posi­tion donc on ne peut pas avan­cer. Le Conseil a le pou­voir de tout blo­quer. Moi ce qui m’agace, ce sont les gens qui disent « oui, mais avec les élec­tions euro­péennes, est-ce que l’extrême droite ne va pas blo­quer le Par­le­ment ? ». Moi je dis à ces gens de regar­der du côté du Conseil, parce que si le Conseil n’a rien déci­dé sur l’immigration c’est parce qu’il est blo­qué par l’extrême droite. Il a déci­dé de se sou­mettre au dik­tat de l’extrême droite à l’intérieur et à l’extérieur du Conseil. Donc l’extrême droite a déjà réus­si à blo­quer une ins­ti­tu­tion euro­péenne : ce n’est pas la Com­mis­sion, ce n’est pas le Par­le­ment, c’est le Conseil. Ceci est la réa­li­té des choses. Le Par­le­ment n’a pas la pos­si­bi­li­té de faire cela tout seul. Mais s’il faut une majo­ri­té au Par­le­ment euro­péen, le gros enjeu pour moi serait que dans la dis­cus­sion pour consti­tuer cette majo­ri­té, on trouve un accord écrit qui fixe le cap de la Com­mis­sion, où l’on écrit le pro­gramme de la Com­mis­sion pour les cinq années qui viennent. Cela serait une vraie révo­lu­tion démo­cra­tique. Je pense que la Com­mis­sion, sachant qu’elle a besoin du Par­le­ment, ne pour­ra que faire ce que lui dira le Par­le­ment. Et après il fau­dra créer le rap­port de force avec le Conseil. Cela ne sera pas facile, mais un chan­ge­ment d’orientation ne vient jamais facilement.

La pré­sence et le poids des lob­bys à Bruxelles sont abon­dam­ment cri­ti­qués. Depuis quelque temps des actions en vue de plus de trans­pa­rence du Par­le­ment euro­péen ont été menées. Pen­sez-vous qu’il fau­drait aller plus loin ?

La trans­pa­rence est une condi­tion pour que les élus soient un peu plus consis­tants, plus conformes dans leurs actions par rap­port à ce qu’ils pro­mettent. Ils ne peuvent pas pro­mettre de défendre la veuve et l’orphelin en public et tuer la veuve et l’orphelin en pri­vé. Plus il y a de trans­pa­rence, plus il est dif­fi­cile de faire le grand écart. C’est aus­si une des condi­tions d’exercice de la démo­cra­tie : les élus doivent assu­mer le prix poli­tique des déci­sions qu’ils prennent. S’ils peuvent se cacher, ils peuvent prendre des déci­sions sans en payer le prix. C’est un fait que la majo­ri­té des élus conti­nuent à croire que ce qui est bon pour les riches et ce qui est bon pour les mul­ti­na­tio­nales, pro­fite à toute la socié­té. C’est le dogme néo­li­bé­ral. Ils le pensent même quand ils pro­fessent le fait de défendre l’intérêt géné­ral. Pour assu­rer la trans­pa­rence, pour moi la chose qui manque vrai­ment, c’est ce qu’on appelle l’empreinte légis­la­tive, c’est-à-dire de rendre obli­ga­toire la publi­ca­tion ouverte au pro­ces­sus légis­la­tif de toutes les contri­bu­tions d’entités qui ne font pas par­tie du pro­ces­sus légis­la­tif. Quand Green­peace ou quand la Fédé­ra­tion ban­caire fran­çaise écrivent des amen­de­ments, sug­gèrent des chan­ge­ments à des textes, tout cela doit être public, pour que ceux qui se font les vec­teurs de ces amen­de­ments en paient le prix et s’expliquent. Par exemple, pour­quoi Syl­vie Gou­lard a dépo­sé quatre-vingt-trois amen­de­ments pour la Fédé­ra­tion ban­caire fran­çaise ? Sans doute parce qu’elle espé­rait un emploi dans cette ins­ti­tu­tion après, pour ser­vice ren­du. Si vous assu­riez cette trans­pa­rence, je pense qu’un cer­tain nombre d’élus réflé­chi­raient à deux fois avant de dépo­ser les amen­de­ments de tierce per­sonne. N’oubliez jamais que la loi est écrite par les légis­la­teurs. Donc si les lob­byistes par­viennent à leurs fins, c’est parce qu’ils ont trou­vé des légis­la­teurs qui veulent faire leur volon­té. J’ai ren­con­tré des patrons de grandes banques, qui m’ont invi­té au res­to. Ce n’est pas pour cela que j’ai fait ce qu’ils vou­laient. C’est à moi de savoir où se trouve l’intérêt géné­ral. Le pro­blème c’est que beau­coup d’élus conti­nuent de croire que ce qui est bon pour les grandes banques ou les grands cham­pions natio­naux, c’est bon pour la socié­té. Et c’est cela le pro­blème. Vous avez une majo­ri­té d’élus qui sont cap­tu­rés par la pen­sée unique néo­li­bé­rale, qui croit vrai­ment cela. Que ce soit de bonne foi ou tout sim­ple­ment pour pou­voir se regar­der dans la glace. Si la popu­la­tion n’est pas d’accord avec les trai­tés de libre-échange, avec la flexi­bi­li­sa­tion du mar­ché du tra­vail ou avec les réformes fis­cales qui favo­risent les riches, c’est à nous de mieux expli­quer nos poli­tiques, d’être plus péda­gogues. Sous-enten­du que les gens sont trop bêtes pour com­prendre ce qui est bon pour eux. Cela te dérange d’avoir des condi­tions de tra­vail plus dures ? Mais c’est pour ton bien. Cela te dérange de voir les riches s’enrichir ? Mais c’est pour ton bien. Tout ceci c’est faux. Mais c’est bien le prin­cipe de la pen­sée unique : si les gens ne pensent pas comme toi, c’est qu’ils n’ont pas com­pris donc il faut mieux expli­quer. L’idée qu’on puisse pen­ser autre­ment, c’est-à-dire qu’on puisse être en désac­cord parce qu’on a com­pris, cela ne leur effleure pas l’esprit et c’est le pro­blème. Je me sou­viens d’une dis­cus­sion avec Phi­lippe Mays­tadt, l’une de ces per­sonnes qui ont par­ti­ci­pé à cette révo­lu­tion néo­li­bé­rale et qui ont réa­li­sé après que cela avait été une grosse erreur. Au début de mon pre­mier man­dat, en 2010 sans doute, deux ou trois ans après le début de la crise finan­cière, il dit dans un débat auquel je par­ti­cipe « Ma plus grosse erreur pro­fes­sion­nelle a été, comme ministre des Finances, membre de l’Ecofin, d’avoir par­ti­ci­pé à la grande déré­gu­la­tion des ser­vices finan­ciers en Europe. C’est une erreur colos­sale ». Lui a recon­nu cela en 2010. Il y a des gens aujourd’hui qui disent « on a trop régu­lé le sec­teur ban­caire ». Quand je dis à Dra­ghi, le patron de la BCE, « vous faites du quan­ti­ta­tive easing, vous avez fait cela pen­dant trois ans. C’est 80 mil­liards d’euros de créa­tion moné­taire tous les mois. Cela repré­sente 1.000 mil­liards par an. C’est ce qu’il nous faut pour le cli­mat et faire les inves­tis­se­ments néces­saires. Vous asper­gez le sec­teur finan­cier avec cela, dans l’espoir que le sec­teur finan­cier fasse ce qu’il doit faire. Mais pour­quoi on n’a pas ciblé cela sur la tran­si­tion ? » Dra­ghi me répond en se cachant der­rière son man­dat « Il n’appartient pas à la Banque cen­trale de fixer l’utilisation de l’argent, car c’est une déci­sion poli­tique et cela ne nous appar­tient pas ». Il a rai­son. Mais d’un autre côté, il me dit que « les mar­chés sont les mieux pla­cés pour juger de la valeur des inves­tis­se­ments ». C’est encore une foi aveugle dans les mar­chés alors que les mar­chés et les ren­tiers ne sont obsé­dés que par une seule chose : la ren­ta­bi­li­té à court terme. Pour eux dix ans ne veut rien dire. Ils prennent des taux d’actualisation qui font qu’un euro de pro­fit dans dix ans ne vaut abso­lu­ment rien aujourd’hui et ce qui compte c’est aujourd’hui. Et pour­tant demain on est tous morts. Tous ces gens sont pri­son­niers d’un mode de pen­sée qui est délé­tère, qui est toxique. Vous pou­vez prendre toutes les mesures de trans­pa­rence que vous vou­lez, ce n’est pas encore suffisant.

Vous pen­sez que quelqu’un comme Dra­ghi est convain­cu de ce qu’il dit ?

Oui c’est un vrai néo­li­bé­ral. Oui il conti­nue à croire toutes ces bali­vernes. Quand il parle de réformes de struc­tures, c’est flexi­bi­li­sa­tion du mar­ché du tra­vail, réduc­tion du poids de l’État, fis­ca­li­té moins redis­tri­bu­tive, acti­va­tion des chô­meurs et des pauvres, et tout ira bien.

Donc il ne le fait pas de manière cynique pour favo­ri­ser les riches ou les entreprises ?

Non il pense que ce qui est bon pour les riches et les entre­prises est bon pour tout le monde. Après tout ce sont les grandes entre­prises qui créent l’emploi non ? Évi­dem­ment ce n’est pas vrai.

Vous avez par­lé de la crise finan­cière d’il y a dix ans. Actuel­le­ment, beau­coup d’économistes et d’analystes de la vie éco­no­mique évoquent une crise finan­cière et éco­no­mique imminente.

Oui puisqu’on a répon­du à la crise finan­cière en inon­dant le mar­ché de liqui­di­té sans s’intéresser à la manière dont ces liqui­di­tés allaient être uti­li­sées. Résul­tat on a créé de nou­velles bulles spé­cu­la­tives : ce sont les actions, le mar­ché immo­bi­lier, la dette étu­diante… Tout cela forme une bombe à retar­de­ment. On ne s’est pas atta­qué aux causes fon­da­men­tales d’une éco­no­mie qui est moto­ri­sée par la dette et par la spéculation.

Et face à la nou­velle crise qui approche, qu’est-ce que les ins­ti­tu­tions euro­péennes vont pou­voir faire ?

Jusqu’à main­te­nant, ce que les ins­ti­tu­tions euro­péennes font, c’est déré­gu­ler. On avait déré­gu­lé, on a un peu reré­gu­lé et on re-déré­gule. On ne s’intéresse pas à la banque de l’ombre. C’est dépri­mant de ce point de vue là. Si vous lisez l’histoire éco­no­mique, vous vous aper­ce­vez que la crise de 1929 a pro­duit 1933, qui sont le nazisme en Alle­magne, mais c’est aus­si le New Deal aux États-Unis. Mais il a fal­lu un renou­vè­le­ment de la classe poli­tique car ceux qui ont cau­sé la crise pen­saient dans un cadre qui les empê­chait de pen­ser la solu­tion de la crise. Cer­tains néo­li­bé­raux disent encore que la crise des sub­primes aux États-Unis a été cau­sée par les pou­voirs publics, qui ont encou­ra­gé les banques à prê­ter afin que tout le monde puisse deve­nir pro­prié­taires. C’est faux, mais comme cela, ils peuvent dire que le dys­fonc­tion­ne­ment du mar­ché était cau­sé par l’État, donc il faut conti­nuer de dés­éta­ti­ser et de déré­gu­ler, car les États sont les grands per­tur­ba­teurs du marché.

Mais jus­te­ment quand la pro­chaine crise éco­no­mique va arri­ver, la popu­la­tion va être for­te­ment tou­chée, sachant qu’elle ne s’est déjà pas remise de la der­nière crise ?

Je ne sais pas, mais tout cela n’augure rien de très bon.

Pour finir, on voit que se des­sine de plus en plus une Europe à deux vitesses, entre les pays proeu­ro­péens et ceux euros­cep­tiques. Pen­sez-vous que cela pour­rait conduire à l’éclatement de l’Europe ?

Non je ne pense pas. Sou­vent les milieux d’affaires s’accommodent très bien des régimes d’extrême droite, on l’a vu his­to­ri­que­ment, tant qu’on ne touche pas à la pro­prié­té pri­vée. Ils veulent bien un État poli­cier tant que celui-ci garan­tit la pro­prié­té. Main­te­nant est-ce qu’on a une Europe à deux vitesses sur cer­tains sec­teurs ? Oui si on prend les migra­tions. Regar­dez, vous avez des alliances qui ne se disent pas, mais qui sont lim­pides, par exemple sur la réforme du paquet migra­toire, sur l’abolition de la règle de Dublin. Je vais vous citer deux pays qui sont abso­lu­ment soli­daires pour refu­ser cette abo­li­tion, avec une déter­mi­na­tion sans faille : la Hon­grie de Vic­tor Orban et la France d’Emmanuel Macron. Les deux refusent avec éner­gie tout aban­don de la règle de Dublin. Intéressant.

Est-ce qu’il fau­dra faire des coa­li­tions d’États volon­taires pour avan­cer dans cer­tains domaines ? Oui, sans doute. Mais regar­dez ce qu’il s’est pas­sé pour la taxe sur les tran­sac­tions finan­cières : on a fait une coopé­ra­tion ren­for­cée qui n’a rien don­né du tout. Et de nou­veau c’est par manque de volon­té poli­tique, ce n’est pas à cause d’obstacles insur­mon­tables. Vous êtes tou­jours majo­ri­tai­re­ment avec des gens qui pensent selon les canons de la doxa néo­li­bé­rale, quoiqu’ils en disent. Les libé­raux, le PPE, une par­tie signi­fi­ca­tive, mais pas uni­forme de l’extrême droite, et une part signi­fi­ca­tive des socia­listes, conti­nuent à pen­ser que la mon­dia­li­sa­tion néo­li­bé­rale est essen­tiel­le­ment un bien, il faut juste s’arranger pour que la dis­tri­bu­tion de ses béné­fices soit juste.

Lucie Prod'homme


Auteur

étudiante en journalisme à Sciences Po Rennes et stagiaire à La Revue nouvelle