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Peut-on ne pas rire de tout ?

Blog - Anathème - Antisémitisme carnaval liberté d'expression par Anathème

mars 2020

Il a récem­ment été beau­coup ques­tion de l’humour par­ti­cu­lier pra­ti­qué au car­na­val d’Alost. L’année der­nière, un char y avait illus­tré des Juifs sous des traits qui n’auraient pas déplu aux fas­cistes et nazis des années 1930, et qui conti­nuent de leur plaire, car il faut leur recon­naitre une belle constance dans l’humour. Le tol­lé qui s’était ensuivi […]

Anathème

Il a récem­ment été beau­coup ques­tion de l’humour par­ti­cu­lier pra­ti­qué au car­na­val d’Alost. L’année der­nière, un char y avait illus­tré des Juifs sous des traits qui n’auraient pas déplu aux fas­cistes et nazis des années 1930, et qui conti­nuent de leur plaire, car il faut leur recon­naitre une belle constance dans l’humour. Le tol­lé qui s’était ensui­vi avait eu pour consé­quence d’amener les res­pon­sables dudit car­na­val à reti­rer volon­tai­re­ment leur mani­fes­ta­tion de la liste du patri­moine imma­té­riel de l’humanité de l’Unesco — plu­tôt que d’avoir à rendre des comptes sur leur concep­tion de la drô­le­rie. Mais les choses n’en sont pas res­tées là, puisque, cette année, les groupes cari­ca­tu­rant les Juifs se sont mul­ti­pliés, accom­pa­gnés d’autres, éga­le­ment fort amu­sants, comme celui consti­tué de nazis rigolos.

Sans sur­prise, le scan­dale fut plus consi­dé­rable encore que celui de l’année dernière.

On enten­dit à cette occa­sion beau­coup de bêtises : le car­na­val devrait être le lieu où l’on moque les puis­sants, pour démon­trer qu’ils ne sont pas intou­chables et que leur domi­na­tion n’est pas abso­lue, l’humour devrait prendre garde à qui il égra­tigne, et évi­ter de sur­en­ché­rir sur les vio­lences sym­bo­liques que les mino­ri­tés et les domi­nés subissent au jour le jour, il fau­drait rire avec et non contre, il convien­drait d’éviter d’adopter l’humour des nazis, ou encore, il serait judi­cieux que les moque­ries portent sur des actes déli­bé­rés et non sur des stig­mates ou des carac­té­ris­tiques que ne mai­trisent pas les indi­vi­dus. Billevesées !

Heu­reu­se­ment, il y eut éga­le­ment des voix rai­son­nables pour rap­pe­ler que tout cela était fort rigo­lo et qu’on se fichait bien du reste ou pour bran­dir l’étendard de la liber­té et indi­quer que cela devrait mettre fin à tout débat. Ces hérauts de la char­li­tude ont ain­si rap­pe­lé que, certes, on pou­vait rire de tout, mais que, même, il était néces­saire de le faire. En effet, face à la menace du « on ne peut plus rien dire », le devoir com­mande de constam­ment rap­pe­ler par les actes qu’on peut tout dire. Pou­voir tout dire, implique donc de devoir tout dire.

Or, quoi de mieux, pour ce faire, que de rire du faible, sans scru­pule ni modé­ra­tion ? Quoi de plus noble que de faire du rire (le nôtre, bien enten­du), le rap­pel de notre impres­crip­tible liber­té ? Car nous pour­rions déci­der de reve­nir au nazisme, d’endosser à nou­veau les pires cli­chés anti­sé­mites, d’assumer l’héritage raciste de l’Occident, de ravi­ver la tra­di­tion des blagues sur les pédés, de relan­cer la vogue de la claque sur les fesses de la belle-sœur en fin de repas, de faire à nou­veau sor­tir du stade les cris de singes et les jets de bananes aux Noirs. Notre liber­té est pleine et entière, et il convient de la rap­pe­ler. C’est à ça que doit ser­vir le carnaval.

Les Juifs, les femmes, les basa­nés, les han­di­ca­pés, les homo­sexuels ou les Asia­tiques pro­testent ? Ils rap­pellent qu’on leur crache au visage chaque jour, concrè­te­ment ou sym­bo­li­que­ment ? Ils res­sortent les images d’autrefois, mon­trant comme la moque­rie était la face rieuse de l’animalisation et de la bru­ta­li­té phy­sique ? Ils nous confient qu’ils n’en dorment plus, qu’ils se sentent amoin­dris, mépri­sés, reje­tés de la col­lec­ti­vi­té ? Ils nous demandent de bien vou­loir les épar­gner ? Ils osent cri­ti­quer nos raille­ries ? Voi­là qui est regret­table. Sans doute leur posi­tion par­ti­cu­lière les empêche-t-elle de voir la noblesse de notre com­bat ; à nous qui n’hésitons pas à prendre l’absolu à bras-le-corps en nous confron­tant avec l’aspiration éter­nelle à la liber­té ; à nous qui, du haut de notre uni­ver­sa­li­té, com­bat­tons pour éman­ci­per l’humanité. Cette peti­tesse est déso­lante, mais elle doit nous confor­ter dans la convic­tion de notre propre noblesse. Si nous rions d’eux, ce n’est pas de gai­té de cœur. C’est parce que nous ser­vons un des­sein qui nous dépasse et qui sacri­fie leur digni­té à une cause infi­ni­ment plus pré­cieuse et respectable.

Du reste, avons-nous le choix ? Pour­rions-nous nous résoudre à ne moquer que les puis­sants, alors que nous leur devons tant… et que cela pour­rait nous ame­ner à rire de nous-mêmes ? Fau­drait-il que nous nous posions mille ques­tions sur ce qui est drôle et ce qui mérite d’être sou­mis à l’acide de nos moque­ries, alors qu’il est si aisé de rajou­ter un gros nez et des papillotes à une figu­rine pour déclen­cher l’hilarité géné­rale, ou presque ? Devrions-nous conce­voir un monde meilleur pour rire de l’actuel, et ris­quer d’affronter notre manque d’imagination, alors même que le sys­tème actuel nous désigne de par­faits sujets de moque­ries ? Nous fau­drait-il chan­ger nos manières de voir, pour trou­ver de nou­velles rai­sons de rire, et por­ter ain­si atteinte à des modes de pen­sée qui nous vont comme des gants ? 

Alors, oui, nous sommes des com­bat­tants de la liber­té abso­lue, en effet, et prêts aux ultimes sacri­fices, encore bien, mais dans des limites rai­son­nables, tout de même.

NDLR : Ce billet a obte­nu un Char­lis­core® A

Anathème


Auteur

Autrefois roi des rats, puis citoyen ordinaire du Bosquet Joyeux, Anathème s'est vite lassé de la campagne. Revenu à la ville, il pose aujourd'hui le regard lucide d'un monarque sans royaume sur un Royaume sans… enfin, sur le monde des hommes. Son expérience du pouvoir l'incite à la sympathie pour les dirigeants et les puissants, lesquels ont bien de la peine à maintenir un semblant d'ordre dans ce monde qui va à vau-l'eau.