Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Penser le Grexit comme un poisson dans la nasse ?

Blog - e-Mois - euro Europe Grèce UE (Union européenne) par Christophe Mincke

juin 2015

À la veille du Grexit – l’expulsion de fac­to de la Grèce de la zone euro – le débat qui se tient est fas­ci­nant à obser­ver. Pour être juste, il fau­drait par­ler de com­bat, plu­tôt que de débat, tant il est clair que les argu­ments ne sont pas réel­le­ment échan­gés et ne pour­ront convaincre le camp adverse.

e-Mois

D’un côté, le gou­ver­ne­ment grec – et ses par­ti­sans – qui se réclament d’un man­dat démo­cra­tique du fait de leur récente vic­toire élec­to­rale sur la base d’un pro­gramme clai­re­ment axé sur le refus de l’austérité euro­péenne. C’est sur cette base qu’ils se pré­valent d’un pro­jet éco­no­mique incom­pa­tible avec celui de ce qu’il convient de conti­nuer d’appeler la Troï­ka, sou­te­nus en cela notam­ment par deux prix Nobel d’économie, Joseph Sti­glitz et Paul Krug­man1.

De l’autre, des ins­ti­tu­tions telles que le FMI ou l’Eurogroupe et des ministres et chefs d’État euro­péens en pagaille, qui, depuis des mois, mènent cam­pagne contre les posi­tions grecques. À cette fin, tout fait farine au mou­lin : trai­ter Varou­fa­kis de rock star, stig­ma­ti­ser les Grecs fai­néants et cor­rom­pus, invo­quer l’extrémisme de gauche ou, comme Jeroen Dijs­sel­bloem, pré­sident de l’Eurogroupe, le blo­cage des négo­cia­tions par des méca­nismes démo­cra­tiques tels que le réfé­ren­dum2. On recon­naî­tra cer­tai­ne­ment aux diri­geants grecs un talent cer­tain pour une cer­taine pro­vo­ca­tion, mais le niveau des échanges nous empêche d’y voir un fait scandaleux.

Au sein de ce dis­cours, domine un registre : celui du bon sens. Par pure obs­ti­na­tion idéo­lo­gique, le gou­ver­ne­ment grec refu­se­rait de se sou­mettre aux exi­gences de ses créan­ciers, les­quelles sont pour­tant pure­ment ration­nelles et seules à même de rame­ner la Grèce sur la bonne voie. Cette bonne voie est bien enten­du celle du paie­ment de leurs inté­rêts à ses créan­ciers publics, les­quels avaient rache­té la dette pri­vée de la Grèce pour évi­ter aux banques de boire le bouillon. Bref, il n’a jamais été ques­tion d’aider le peuple grec. Que les années d’austérité déjà infli­gées à la Grèce aient aggra­vé le mal, que des études du FMI indiquent que la rela­tion entre aus­té­ri­té et relance éco­no­mique a été lar­ge­ment démen­tie dans le cas des pays en sérieuses dif­fi­cul­tés, rien n’y fait.

Tout cela n’a, du reste, que peu d’importance. Ce qui se déploie, c’est l’argumentaire clas­sique d’une pen­sée consti­tuée et domi­nante, qui sent se lever un vent de contes­ta­tion. S’appuyant sur l’idée qu’elle a conquis les esprits ou espé­rant ceux-ci encore suf­fi­sam­ment sous son emprise, elle fait ce qui fut tou­jours fait : elle pro­clame sa légi­ti­mi­té abso­lue. Il n’y aurait d’objective qu’elle, nulle alter­na­tive ne serait conce­vable et elle serait la seule voie vers la véri­té. Face à elle, des hordes de révo­lu­tion­naires fan­tai­sistes, de doux rêveurs, de dan­ge­reux idéo­logues, d’irrationnels gauchistes.

On le voit sans peine, il est ici ques­tion d’une idéo­lo­gie, lar­ge­ment domi­nante aujourd’hui dans les sphères poli­tiques, mais qui se pare des atours de la ratio­na­li­té pour faire oublier sa nature. Dans ce contexte, le poli­tique est pré­sen­té comme un obs­tacle par des idéo­logues en cos­tume de tech­no­crate. La démo­cra­tie est alors un pro­blème puisqu’elle remet le poli­tique en selle, de manière publique, en posant qu’il appar­tient à des per­sonnes non qua­li­fiées le soin de déci­der de leur ave­nir. Ain­si, la Grèce, en consul­tant son Par­le­ment de manière régu­lière, dévoile-t-elle la charge idéo­lo­gique des négo­cia­tions et empêche-t-elle que se pour­suivent de dis­crètes trac­ta­tions entre repré­sen­tants de l’Exécutif, les­quels pour­ront ensuite pré­sen­ter le résul­tat comme conforme aux recom­man­da­tions des experts, seules à même de ser­vir l’intérêt géné­ral, lequel, comme cha­cun le sait, est caché au fond d’équations économiques.

Voi­là les grands prêtres ins­tal­lés en inter­ces­seurs exclu­sifs entre le peuple et l’irascible divi­ni­té qu’est le mar­ché. Alors que des héré­tiques tentent d’égarer les bre­bis, eux seuls sont à même de garan­tir le salut du plus grand nombre. N’écoutez point ceux qui prêchent un monde meilleur ici-bas, le bon­heur est dans l’au-delà, tou­jours et à jamais !

Faut-il s’en émouvoir ?

Oui car ces dis­cours appar­tiennent plus lar­ge­ment à un registre de lan­gage qui a conta­mi­né la qua­si-tota­li­té du débat poli­tique et qui signe la faillite des pro­jets poli­tiques démo­cra­tiques, des sys­tèmes de pen­sée cen­sés les sous-tendre et, plus lar­ge­ment, de notre capa­ci­té à pen­ser le monde. L’omniprésence du « bon sens » para­lyse la pen­sée et nous fait tour­ner en rond dans des sys­tèmes mor­ti­fères, tels des pois­sons dans la nasse, inca­pables de pen­ser les para­digmes nou­veaux qui pour­raient nous tirer d’affaire. Ce n’est pas que la véri­té soit ailleurs, c’est que l’impasse, ici, est patente et qu’il faut repen­ser le monde pour pro­gres­ser… jusqu’à la pro­chaine voie sans issue, bien enten­du. C’est sans doute sur cette base que de plus en plus d’europhiles, autre­fois enthou­sias­més par le pro­jet d’une Europe des peuples réunie autour d’idéaux démo­cra­tiques et de sys­tèmes de soli­da­ri­té forts, se muent en euros­cep­tiques dépres­sifs. Le pro­jet euro­péen pour­rait-il se remettre de la perte de ses plus zélés partisans ?

D’un autre côté, non, il ne faut peut-être pas s’émouvoir, car cette mort intel­lec­tuelle est désor­mais visible, parce que la pro­duc­tion fré­né­tique de ces dis­cours indique la conscience d’une fai­blesse et parce que, en cela, elle est le signe que la pen­sée unique ne l’est déjà plus. Quant à savoir ce que nous construi­rons sur ces bases, quand, et avec qui…

  1. Chris­tian Los­son, « Deux Nobel d’économie au secours de Tsí­pras », Liberation.fr, 29 juin 2015.
  2. En cette matière, s’il convient d’être fort réser­vé quant à l’usage d’un outil aus­si contes­table que le réfé­ren­dum, il n’en demeure pas moins frap­pant qu’il fut invo­qué en der­nière extré­mi­té et que, en outre, il est décrié par des per­sonnes qui cau­tionnent l’action d’institutions dont la légi­ti­mi­té démo­cra­tique appa­raît plus que fantômatique.

Christophe Mincke


Auteur

Christophe Mincke est codirecteur de La Revue nouvelle, directeur du département de criminologie de l’Institut national de criminalistique et de criminologie et professeur à l’Université Saint-Louis à Bruxelles. Il a étudié le droit et la sociologie et s’est intéressé, à titre scientifique, au ministère public, à la médiation pénale et, aujourd’hui, à la mobilité et à ses rapports avec la prison. Au travers de ses travaux récents, il interroge notre rapport collectif au changement et la frénésie de notre époque.