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Paul Magnette : « On est tout proche du moment de basculement »
Quels sont les enjeux spécifiques des élections européennes concernant la Belgique ? En quoi le futur Parlement européen va-t-il peut-être influer sur la vie des citoyens Belges et sur la politique intérieure de la Belgique ? Les enjeux concernant la Belgique concernent aussi toute l’UE. Il y a peu d’enjeux qui concernent uniquement la Belgique. En général, les […]
Quels sont les enjeux spécifiques des élections européennes concernant la Belgique ? En quoi le futur Parlement européen va-t-il peut-être influer sur la vie des citoyens Belges et sur la politique intérieure de la Belgique ?
Les enjeux concernant la Belgique concernent aussi toute l’UE. Il y a peu d’enjeux qui concernent uniquement la Belgique. En général, les enjeux qui concernent la Belgique concernent aussi la France et la plupart des pays voisins ou similaires. Pour nous le principal enjeu européen est de clôturer cette horrible décennie qu’on a vécue depuis 2008. Elle a été dominée par un agenda d’austérité et n’est pas parvenue à mettre fin à la concurrence interne ou à la non-coordination interne dont on vit les conséquences tous les jours. Parmi ces conséquences, on peut noter la concurrence fiscale, qui représente 1.000 milliards d’euros perdus tous les ans car les Européens sont incapables de se mettre d’accord sur une base fiscale commune pour l’impôt sur les sociétés. Un autre inconvénient à l’absence de politique budgétaire, c’est le dumping social qui fait des ravages en Belgique, mais pas seulement, puisque cela détruit des emplois en créant une concurrence entre les travailleurs européens. À la liste des défis européens, on peut rajouter l’incapacité de l’UE à réformer le système d’asile et d’immigration et à créer une véritable coordination sur de nombreux sujets. Et c’est aussi, quoi qu’on en dise, et même si l’Europe reste le pionnier mondial en matière de lutte contre le réchauffement climatique, le sentiment que les politiques européennes ne sont pas à la hauteur de l’urgence aujourd’hui.
Le grand sujet d’actualité en ce moment pour l’Europe c’est le Brexit. Celui-ci se passe de manière extrêmement chaotique. Ne pensez-vous pas qu’il faudrait repenser le processus de sortie de l’UE ? Car si l’on prend l’exemple du Brexit, on a plutôt le sentiment que la procédure actuelle a pour but de dissuader les autres pays membres de vouloir sortir de l’UE.
Non je ne pense pas que l’Europe essaie de compliquer les choses. Le peuple britannique s’est prononcé, souverainement, et il a décidé de quitter l’UE, c’est son droit le plus strict. Les traités avaient prévu cette possibilité depuis l’article 50 du traité de Lisbonne en 2009. Cependant l’UE défend ses droits et ceux de ses ressortissants. Il y a, par exemple, 35.000 Belges au Royaume-Uni. Ainsi, il est important de savoir quel sera leur statut et que risquent ces ressortissants. Il est essentiel que l’UE se pose ce genre de questions, de même qu’elle remette le Royaume-Uni face à ses responsabilités financières : il y a des engagements financiers pluriannuels qui ont été pris, il faut solder la facture. Donc, je ne pense pas qu’on ait voulu rendre les choses plus compliquées qu’elles ne l’étaient. C’est surtout le Royaume-Uni qui éprouve des difficultés à trouver un cap clair. Le Royaume-Uni pourrait très bien décider de quitter l’Europe sans accord et du jour au lendemain, devenir un État tiers comme les autres. Mais ils n’arrivent pas eux-mêmes à se fixer un cap, car, dans le fond, c’est juste un débat politique interne et en particulier un débat politique interne aux conservateurs.
Depuis la présidence de Trump, les relations entre les États-Unis et l’UE se sont dégradées et Trump a menacé à plusieurs reprises de diminuer la contribution financière des États-Unis dans le système de défense qu’est l’Otan. Ces déclarations ont réactivé l’idée que l’Europe est très dépendante des États-Unis concernant sa défense et que cela pouvait être un problème en cas de désaccord avec l’allié américain. Ainsi que pensez-vous du projet d’Europe de la Défense et de la dépendance de l’UE à l’égard des États-Unis ?
La dépendance de l’UE vis-à-vis des États-Unis est aujourd’hui devenue un problème. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’Europe était redevable à l’égard des États-Unis. Ils nous ont aidés économiquement parlant avec le Plan Marshall, même si c’était dans leur intérêt, puisqu’en reconstruisant un marché européen, ils allaient pouvoir inonder ce marché de produits américains. Mais de fait cela a créé un lien fort entre les États-Unis et l’Europe, qui s’est renforcé dans le contexte de la Guerre froide. Dans une Europe dont les capacités militaires étaient anéanties, l’idée d’une solidarité entre les États-Unis et l’Europe, anciens alliés, n’était pas absurde. Maintenant, avec la fin de la Guerre froide et avec l’unilatéralisme américain, cela a de moins en moins de sens. L’Europe devrait s’affirmer davantage comme un acteur militaire. Je ne suis pas militariste, je suis un pacifiste convaincu, mais de temps en temps, pour être pacifiste, on a besoin de pouvoir mener certaines interventions, qu’elles soient humanitaires ou autres, tout en restant dans le cadre des Nations unies. Donc l’UE, si elle veut être crédible, ne peut pas se contenter d’avoir une politique commerciale et une politique de coopération au développement. Elle doit aussi avoir une vraie identité politique et un vrai poids militaire, autonome des États-Unis, et cela suppose de mutualiser des moyens militaires des États membres, d’avoir des visions stratégiques communes, ce qui est loin d’être le cas. On l’a vu avec la guerre en Irak, qui a été un moment très révélateur de l’absence d’identité géostratégique européenne.
Vous ne pensez pas qu’il faudrait d’abord une Europe politique avant d’avoir une Europe de la Défense ?
L’un est inséparable de l’autre. Qu’est-ce qu’une Europe politique si l’on n’a pas de moyens militaires ? « L’Europe combien de divisions ? », comme le dit l’expression. Si l’Europe n’a pas de capacité militaire, elle en est réduite à être une simple autorité morale comme le pape, qui certes peut se prononcer sur tous les sujets, mais c’est une autorité strictement morale. Pour être crédible, vous devez être capable de dire à un pays qu’il ne peut pas en envahir un autre et que s’il le fait, l’Europe va intervenir pour protéger la souveraineté de ce pays. Tant que vous restez une autorité strictement morale, vous n’avez pas de poids sur la réalité du monde.
Il y a quelque temps, la présidente de la CDU a évoqué l’idée que la France pourrait donner son siège au Conseil de Sécurité de l’ONU à l’Union européenne. Est-ce que vous pensez que ce serait une bonne idée pour parvenir à cette idée d’Europe de la Défense ?
Je pense que cela serait logique, après ce serait très douloureux à vivre pour la France. Si le Conseil de Sécurité subsiste, il reflète l’état géopolitique du monde de 1945 et non de 2020. Entretemps, certes, la Russie, la Chine et les États-Unis sont restés de grandes puissances, mais l’UE a construit une forme d’identité politique. Donc dans un premier temps on pourrait avoir une forme de transition, où l’on pourrait avoir une coordination européenne et la France pourrait porter la voix de la France, mais aussi celle de l’UE. Cela donnerait à sa voix plus de poids et permettrait à l’UE de se faire davantage entendre. À terme, qu’il y ait un vrai siège pour l’UE qui incorpore les États membres serait logique. Mais aujourd’hui c’est la diplomatie française et les chefs de l’exécutif français qui s’y opposent.
Et vous ne pensez pas que des pays comme l’Inde ou le Brésil ont plus de prétentions pour obtenir ce siège ?
On peut revoir fondamentalement le Conseil de Sécurité, de manière à ce qu’il reflète mieux la réalité mondiale. Mais est-ce que le Brésil est une puissance militaire aujourd’hui ? La puissance économique ne suffit pas, d’autant plus qu’elle s’érode. La discussion est différente pour l’Inde, qui est un vrai acteur politique mondial. En effet on peut imaginer une recomposition du Conseil de Sécurité.
Depuis l’affaire Snowden en 2013, la notion de cybersécurité est devenue fondamentale. Et il apparait bien problématique que la plupart des grandes entreprises numériques, telles les Gafam, ainsi que les infrastructures, soient de nationalité américaine. En effet, cela limite les moyens de l’UE pour gérer la protection des données des citoyens européens, puisqu’en cas de contentieux c’est le droit américain qui s’applique. Ainsi ne pensez-vous pas que l’UE devrait développer ses propres champions numériques pour ne plus dépendre des États-Unis, afin d’établir une sorte de « souveraineté numérique » ?
Oui cela serait bien, mais cela ne se décrète pas. Si les entreprises américaines sont leadeurs mondiaux en matière de numérique, c’est parce qu’il y a eu un contexte qui a permis cela, notamment la Silicon Valley, mais aussi un investissement dans les technologies de l’information depuis très longtemps.
Les Européens n’ont pas constitué cette industrie et cela ne se décrète pas comme cela, à partir de rien. On a certes des éléments d’une économie digitale en Europe, mais de là à dire qu’on va créer un Google européen, un Apple ou un Facebook européen, on en est encore loin. L’analogie qu’on fait parfois avec Airbus n’est pas correcte. Il y avait une industrie européenne avant, une vraie politique industrielle, qui a consisté à mutualiser les moyens de cette industrie aéronautique et à en faire un vrai champion européen qui a su s’imposer parce que le marché mondial était extrêmement divisé. Donc la création de champions européens ne se décrète pas, les acteurs sont là ou pas.
Cependant il y a d’autres moyens d’aborder la question : en Europe, on peut très bien adopter toute une série de règlementations sur la question de la protection des données personnelles, comme on l’a fait avec le RGPD. Et de ce point de vue, le RGPD est le règlement le plus avancé au monde et il a toutes les chances de devenir le standard mondial. Donc on peut très bien adopter de la même manière des règles en matière fiscale, en matière de déontologie, de suivi, qui s’appliquent à ces acteurs numériques. Ce qui est scandaleux est qu’ils échappent à l’impôt et qu’ils organisent des systèmes d’évasion fiscale. Mais de ce point de vue là, l’Europe a des instruments pour se défendre. Je ne suis pas sûr qu’un Facebook européen, parce qu’il est européen, serait plus vertueux qu’un Facebook américain. Il est ce que les gens en font. C’est à nous d’introduire des règlementations qui protègent la vie privée.
Par rapport à l’évasion fiscale, certains préconisent de bloquer l’accès au marché européen aux entreprises qui ne respectent pas la législation européenne. Vous pensez que c’est une bonne idée ?
Je pense que toute entreprise, qu’elle soit américaine ou autre, qui offre ses services sur le territoire européen, doit évidemment respecter les règles européennes, la question ne se pose pas. Si ce n’est pas le cas, les produits sont refusés, ce qui est déjà le cas pour plusieurs produits alimentaires liés aux OGM, c’est ce qu’on fait aussi pour les outillages, les voitures… Il y a déjà de nombreux produits qui n’ont pas accès au marché européen car ils ne respectent pas nos normes en matière environnementale en particulier. On devrait surtout étendre la gamme de ces produits auxquels on applique des restrictions.
Si on veut continuer d’être crédible en matière de lutte contre le réchauffement climatique, on ne doit pas seulement montrer l’exemple au monde. En matière de carbone, on est loin d’être des modèles. Par exemple, concernant l’acier, du fait de notre règlementation très stricte, on a externalisé la production, notamment vers la Chine, mais on continue à l’acheter, donc on laisse le carbone se produire là-bas et à la fin on importe le carbone en achetant l’acier chinois. Il y a un vrai problème de protection. On doit pouvoir imposer une taxe aux frontières, qui impose le cours réel du carbone. Les produits dont le processus de production a produit du carbone doivent être facturés et imposés via des droits de douane, ce qui permettrait à l’UE de générer des budgets pour soutenir sa propre transition et progressivement imposer ses standards au reste du monde.
Donc vous pensez qu’il faut mettre en place une forme de protectionnisme ?
Je n’appelle pas cela du protectionnisme. Je suis pour une forme de régulation de la globalisation. Donc on commence par nous-mêmes, puis on indique aux autres pays extra-européens quelles sont nos règles. S’ils veulent accéder à notre marché, ils doivent respecter ces règles, sinon on interdira leurs produits s’ils sont dangereux pour la santé ou pour les travailleurs. C’est ce qu’on a fait avec le règlement Reach sur les produits chimiques. Une autre option, c’est d’autoriser le produit, mais on le taxe, de manière à protéger nos producteurs et aussi notre modèle de production, plus vertueux en matière environnementale, tout en essayant de convaincre les autres pays de s’inscrire dans la même direction.
Par rapport à la transition écologique, on évoque beaucoup un Green New Deal européen, c’est-à-dire un fonds d’investissements massifs. Cela vous paraît la solution appropriée ?
C’est une des solutions, mais ce n’est pas la seule. Il est clair que nous avons besoin d’investissements. Les principaux secteurs émetteurs de CO2, ce sont le transport et les bâtiments. Dans ces domaines, on peut adopter des normes.
En matière de transport c’est relativement simple, ce qu’on fait déjà depuis des années puisqu’il y a des normes quant aux grammes de CO2 qu’on peut produire au kilomètre, que ce soit pour les voitures, les camions, les outillages. On devrait imposer ces normes partout. Par ailleurs il faut investir, car même si l’on a des voitures de plus en plus propres, elles ne seront jamais aussi propres que le train. Les transports en commun restent dix fois plus propres que les voitures individuelles. Il faut donc faire en sorte d’équilibrer en termes de cout économique ces différents modes de transport. Tant que cela coutera 80 euros pour aller à Rome en avion et 300 euros pour y aller en train, il est évident que tout le monde préférera l’avion, moins cher et plus rapide. Ainsi il faut davantage investir dans les transports en commun les plus propres, afin de faire baisser le cout des billets. Et, en parallèle, il faut taxer le kérosène, pour qu’on puisse avoir un rééquilibrage des couts au kilomètre selon le mode de transport.
Dans le secteur du bâtiment, on peut imposer des normes de performances énergétiques aux bâtiments, ce que l’on fait déjà. Mais pour tout le bâti existant, qui est parfois très ancien et énergivore, il est nécessaire de le rénover et pour cela il faut des moyens financiers, qui sont déjà là. En effet, la Banque centrale européenne (BCE) a créé 2.500 milliards d’euros de masse monétaire, cela n’a pas créé d’inflation. Cet argent revient en partie à la BCE car une partie de la création monétaire a été faite sous forme de titres à échéance fixe. Lorsque ce titre arrive à échéance, le créancier rembourse la BCE. La BCE pourrait transmettre cette masse monétaire à la Banque européenne d’investissement (BEI) et lui dire d’orienter les investissements vers des projets qui permettraient de décarboner notre mode de vie. Je cite toutes ces institutions afin de montrer que cela ne suppose pas de créer toute une machinerie. Tous les outils sont là.
Si les outils sont là, pourquoi on ne s’en sert pas alors ? Cela paraît si simple à faire quand vous le dites…
On ne s’en sert pas, parce qu’aucune décision politique n’a été prise de réinvestir dans ces secteurs. Aussi parce qu’un certain nombre d’hommes politiques continuent d’être pollués par l’idéologie de l’austérité et continuent à penser que l’investissement public est forcément une mauvaise chose et qu’il faut favoriser le privé. Il y a une forme de blocage idéologique qui est très marquant. On l’a vécu avec Eurostat : c’est une petite institution technocratique dans les instances européennes, mais elle a bloqué des investissements extrêmement importants pour nous dans les transports en commun, au nom du respect absolu de la balance budgétaire. C’est vraiment un blocage idéologique. Il y a une guerre d’hégémonie culturelle à gagner. Aujourd’hui il faut dire que la transition écologique est une urgence, un défi aussi important que la reconstruction économique au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Investir aujourd’hui, c’est éviter de devoir dépenser beaucoup plus d’argent dans quinze ou vingt ans, pour compenser les catastrophes causées par le réchauffement climatique. Un certain nombre d’esprits n’y sont pas prêts.
Et puis il y a des intérêts organisés : le secteur de l’énergie n’a aucun intérêt à ce que l’on consomme moins d’énergie. Toutes ces multinationales hyper concentrées et hyper actives dans la production d’engrais chimiques, de pesticides, par exemple, n’ont aucun intérêt à ce qu’on supprime la consommation d’engrais ou de pesticides. Donc à chaque fois, elles vont essayer de bloquer les décisions politiques qui vont dans ce sens-là, avec du chantage au désinvestissement, à la destruction d’emplois… Malheureusement ces menaces ont de l’effet sur certains décideurs politiques, on l’a vu avec le glyphosate.
Les lobbys ne sont-ils pas un obstacle à la transition écologique ?
Ils sont un obstacle, mais pas le seul. Le blocage idéologique d’une partie du personnel politique, des décideurs en général, que ce soit des journalistes, des économistes, des analystes, est aussi un obstacle. Tant que l’on enseignera l’économie comme on l’enseigne actuellement dans les facultés d’économie, on n’avancera pas. Tant que l’on raisonnera à partir d’indicateurs comme le PIB ou à partir du postulat de la rationalité du consommateur, phénomène totalement contredit par la réalité des faits, mais défendu par l’économie néoclassique, on produira des blocages mentaux qui empêcheront d’avancer. C’est pour cela que c’est un vrai combat culturel, pour penser l’économie autrement, pour réintroduire la sauvegarde la planète, de la biodiversité, le bien-être humain, etc. comme les préoccupations centrales. L’économie ne devant être qu’un outil au service de ces préoccupations. Tant qu’on n’aura pas gagné cette bataille culturelle là, la mise en place de la transition écologique sera difficile.
Mais le problème concernant la transition écologique, c’est que le temps nous est compté. Pouvons-nous espérer que le changement de mentalité puisse s’opérer rapidement ?
Ce type de changement prend du temps, mais en même temps cela peut aller très vite. J’ai beaucoup étudié le tournant néolibéral. Ce tournant a pris de nombreuses décennies. Les tout premiers écrits de la doctrine néolibérale datent de la fin des années 1930. Le premier pamphlet néolibéral très virulent c’est La route de la servitude de Hayek, qui est sorti en 1944. Or Hayek n’a eu le prix Nobel qu’en 1974. La culture dominante était dominée par le keynésianisme. Hayek a passé quarante ans à essayer de démolir le keynésianisme et soudainement l’idéologie dominante a basculé, de manière extrêmement rapide. Entre le moment où il a eu le prix Nobel et le moment où Thatcher et Reagan ont été élus, il s’est écoulé cing ans avant la mise en place du néolibéralisme, qui a bouleversé les pratiques économiques de l’ensemble du monde occidental en l’espace de cinq ou six ans. Il y a un schéma dans le changement idéologique, dans le changement des mentalités : tout commence par des précurseurs, puis il y a des phénomènes de diffusion et de progression des idées et pour finir il y a un basculement. Je continue d’espérer qu’on est tout proche du moment de basculement. J’ai quand même l’impression que l’échec du néolibéralisme est patent, puisqu’il a conduit à la crise de 2008 et à reproduire des recettes qui n’ont fait qu’aggraver la crise. Même le FMI reconnait s’être trompé sur la crise grecque, ce qui est assez révélateur. Il a appliqué à la Grèce les mêmes recettes qu’il avait appliquées aux pays d’Amérique latine dans les années 1980, cela a été un échec, puisque cela a prolongé la crise. L’OCDE a aussi reconnu qu’elle se s’était trompée. Il n’y a que la Commission européenne qui est imperméable à la critique et à l’autocritique.
Les premiers travaux d’économie politique qui portent sur l’écologie datent des années 1970 avec le rapport du club de Rome. La notion de développement durable date de 1987. Le sommet de Rio c’est 1992. Donc cela fait quarante-cinq ans qu’on y travaille et je pense qu’on va finir par atteindre le point de bascule.
Mais ce point de basculement dépend aussi d’un certain contexte ? Si le néolibéralisme a été mis en place à la fin des années 1970, n’est ce pas aussi le résultat de la fin des Trente Glorieuses et de la fragilité économique liée aux pics pétroliers ?
Oui, cela a aidé. Mais la conversion des esprits était déjà faite. L’idéologie néolibérale s’est diffusée grâce à la Faculté d’économie de l’université de Chicago et les Chicago boys, qui ont été envoyés un peu partout dans le monde et dans diverses institutions comme le FMI, ou la Banque mondiale. La crise pétrolière c’est la même année que le prix Nobel de Hayek, donc elle a pu avoir une influence dans le tournant néolibéral, mais cette influence me paraît plutôt mineure. En outre aujourd’hui on a suffisamment d’éléments qui attestent de l’échec du capitalisme, dans sa version néolibérale. Donc ce point de basculement peut être pour bientôt.
La question aussi c’est de savoir comment le corps public réagit par rapport à cela. Dans les années 1930, il y avait une faillite évidente du modèle capitaliste. Mais la colère populaire et le ressentiment légitime n’ont pas été portés uniquement dans le sens de mouvements qui allaient vers le progrès. Au contraire, l’adhésion populaire était divisée entre les fascistes, les communistes, les sociaux-démocrates… Et finalement il n’y a pas eu une traduction politique majoritaire de cette volonté. Au contraire il y a eu une explosion et cela a conduit aux dictatures et à la guerre. J’espère qu’on ne basculera pas dans cette direction-là. Mais c’est clair qu’aujourd’hui quand on prend les opinions publiques européennes, il n’y a pas de basculement vers une volonté d’alternance, de progrès, de cohésion sociale. Il y a une forme de déchirement. Le cas de l’Espagne est révélateur : d’un côté, on a la victoire du PSOE et, de l’autre, on a l’entrée de l’extrême droite au Parlement. On est dans un clair-obscur.
Tout à l’heure, vous avez dit que le Green New Deal était une des solutions à la transition écologique, mais pas la seule. Quelles seraient les autres ?
L’investissement c’est une solution, mais il n’y a pas que l’investissement. Je pense que les normes sont aussi un instrument très efficace et en plus, cela n’a pas d’impact sur les dépenses publiques. Si on dit, dans cinq ans, il n’y a plus aucun plastique réutilisable dans l’UE, l’industrie va s’adapter et faire des emballages renouvelables, en papier. Si on dit qu’en 2030 il n’y a plus de moteurs thermiques, l’industrie automobile s’adaptera. Je prends toujours l’exemple des ampoules : en 2008 on a voté l’interdiction des ampoules à incandescence. Les gens y étaient opposés, disant qu’il ferait désormais trop sombre à l’intérieur des bâtiments. Mais finalement l’industrie s’est adaptée et a inventé des lampes LED beaucoup plus efficaces. Souvent la solution technologique existe déjà, mais l’industrie ne l’exploite pas parce qu’elle fait des gains à court terme avec la vieille technologie, donc elle préfère utiliser la vieille technologie. On sait qu’on est parfaitement capable de nourrir le monde sans pesticide et sans herbicide, cela a été démontré par une quantité importante d’études. Donc on peut passer à une agroécologie, une agriculture qui respecte le biotope, qui réenrichit les sols, et qui se passe complètement de pesticides et d’herbicides, mais cela mettrait en faillite toute une industrie et cette industrie se défend bec et ongles pour continuer à vendre ses produits.
Certains disent que la croissance et la transition écologique ne sont pas compatibles. Qu’en pensez-vous ?
Je crois que c’est une vision réductrice des choses. Je crois qu’à l’échelle mondiale on a encore besoin de croissance, car il y a trop de besoins humains fondamentaux qui ne sont pas remplis. Un pays comme le Burundi ne peut pas se passer de croissance, car ils n’ont pas accès aux soins de santé élémentaires, à l’éducation… Leurs logements sont souvent extrêmement vétustes, le taux de mortalité est extrêmement élevé. Ces pays-là ont encore besoin de croissance. La croissance cela veut dire plus de biens et de services pour améliorer le bien-être de la population.
D’autres régions du monde ont atteint un tel niveau de croissance, que le problème est moins de produire plus que de mieux répartir ce que l’on produit. Ainsi cette équation simple qui veut qu’on décroisse pour résoudre le problème écologique est trop simpliste. Cela fait l’impasse sur la question de la justice sociale à l’échelle mondiale et à l’échelle de nos sociétés. En Belgique on pourrait très bien se passer de croissance, on pourrait avoir une économie stationnaire. D’ailleurs on n’est pas très loin d’une économie stationnaire, on a une croissance de 1%. Si on arrive à 1,5% c’est une croissance exceptionnelle. Dans les années 2000, on avait encore des taux de 4% de croissance. Keynes et John Stuart Mill ont prédit qu’un jour l’économie occidentale atteindrait un palier et que l’économie deviendrait stationnaire car on aurait rempli les besoins humains. Cela pose la question de la juste répartition. Tant que certains vivent sous le seuil de pauvreté, il y a un vrai problème. Tant que le monde n’a pas un accès gratuit de qualité aux soins de santé, un accès gratuit à l’école, il reste un vrai problème d’accès aux droits humains fondamentaux. On ne peut pas séparer la question de la croissance de la question de la justice sociale.
On ne peut pas séparer la question de la croissance de la question écologique, non seulement en termes de CO2, mais aussi de biodiversité et de ressources naturelles. Les téléphones portables reposent sur des exploitations massives de métaux et de terres rares, dont on a besoin pour construire les batteries et tous les composants de ce type d’appareil. Cela pose des questions, mais à nouveau les réponses techniques existent. On est capable de décomposer tout cela, de recycler l’intégralité des matières et de rentrer dans une économie qui soit complètement circulaire. Certains secteurs l’ont déjà atteint. En Belgique par exemple, on a un taux de recyclage des déchets parmi les plus élevés au monde parce qu’on a mis en place des filières. La métallurgie fonctionne à 95% sur des matériaux recyclés donc on n’a plus besoin d’aller extraire des minerais de fer. On a suffisamment d’acier disponible pour recycler celui qui existe et reproduire l’acier qui est nécessaire. Si on veut construire des voies ferrées, on aura besoin d’acier par exemple. Si on veut des bâtiments neufs et efficaces, on aura besoin d’acier. On a besoin de matière première pour atteindre cette neutralité en carbone. Sur le papier c’est possible, mais il faut faire en sorte d’orienter cette production et cette croissance pour qu’elle soit soutenable et donc arrêter de déforester, arrêter d’extraire des matières premières qui sont déjà disponibles en quantité suffisante et rendre l’économie véritablement circulaire, tout en créant suffisamment de puits carbone pour tout le carbone qu’inévitablement on va continuer à produire. On produit tous du carbone, même les animaux. Mais la végétation capte le carbone. Donc on peut arriver à cette neutralité carbone, cependant il faut changer en profondeur nos modes de consommation et de production.
Il faut aussi vaincre un certain nombre d’obstacles psychologiques. Aujourd’hui pour une grande partie de la population, il reste l’idée que l’écologie est un luxe. Ainsi on considère que manger bio est beaucoup plus cher que manger des produits conventionnels, qu’avoir un logement bien isolé ce n’est pas accessible à tout le monde. Ce qui est vrai en effet. Et il reste aussi un autre obstacle psychologique : on a parfois l’impression que l’écologie c’est renoncer à un certain confort, à certains plaisirs. Non, ce n’est pas forcément renoncer. Ou alors c’est renoncer à des choses qui nous rendent beaucoup moins heureux qu’on ne le pense. Je ne vois pas quel bonheur on peut éprouver en étant coincé dans des embouteillages. Si on prend notre voiture, c’est par défaut d’une alternative. Demain, s’il y a des trains à un cout abordable et confortables, on prendra le train et non la voiture. Le changement n’est pas forcément un renoncement, mais cela suppose un changement en profondeur et donc une vraie révolution culturelle.
Vous avez parlé de la crise financière de 2008. Aujourd’hui, beaucoup d’économistes et d’analystes de la vie économique évoquent une crise financière et économique imminente. Ne pensez-vous pas que cela pourrait gêner les investissements en faveur de la transition écologique ?
Pas forcément, parce que si une nouvelle crise financière se produit, cela n’empêche pas de continuer à faire de l’investissement public. Il faut assumer que l’investissement est massivement public. Si on fait comme avec le plan Juncker, où l’on a mis un tout petit peu d’argent public en espérant créer un gros effet levier pour aller chercher des financements privés, si le secteur financier s’effondre à nouveau et connait une nouvelle crise, le mécanisme sera grippé. Mais l’investissement public reste tout à fait possible.
S’il y a une crise économique, les États devront sans doute encore une fois renflouer les banques, donc la dette publique va encore augmenter. Du fait de ce contexte, comment croire que les États vont choisir d’investir dans la transition écologique ?
D’abord, on a quand même tiré les leçons de la crise précédente : on a créé le MES (Mécanisme européen de stabilité), qui est quand même doté de fonds importants et qui doit intervenir en première ligne, justement pour éviter que les États ne doivent s’endetter et choisir entre sauver le système financier et sauver la société.
Donc vous n’êtes pas persuadé qu’il y aura une nouvelle crise financière ?
Je ne sais pas, je ne suis pas un expert de la finance mondiale. J’entends un certain nombre de personnes dire que cela risque de se produire. On verra. Mais on a mis en place des outils qui devraient permettre d’y parer.
Vous pensez que ces outils sont suffisants ?
Tout dépendra de l’ampleur de la crise.
Le Parlement européen est plutôt vu comme une institution secondaire, car l’essentiel du pouvoir décisionnaire est plutôt aux mains de la Commission européenne et du Conseil de l’UE. Que pensez-vous que devrait faire le Parlement pour affirmer sa place au sein des institutions européennes ?
Le Parlement a un vrai pouvoir, mais encore faut-il qu’il veuille l’utiliser. Rien que dans la mise en place de la Commission européenne, on ne peut pas faire sans le Parlement. La procédure aujourd’hui fait qu’il faut l’approbation du Parlement pour la composition de la Commission. Il faut que le Parlement prenne ses pouvoirs au sérieux. À un moment, il faut passer une étape supplémentaire de parlementarisation de l’Union et il faut que le Parlement veuille utiliser cette voie. C’est la même chose pour la réforme de la PAC, pour le budget… À nouveau, ce n’est pas le Parlement, le Conseil, qui bloquent ces réformes, ce sont des groupes d’intérêts au sein du Parlement et du Conseil. S’il y a une coalition de gouvernements de droite et une majorité de droite au Parlement ou au Conseil, on ne peut pas obtenir ces réformes. Le problème c’est que c’est une majorité de droite. Si demain on a un Conseil qui change de composition et qui bascule davantage vers des partis progressistes et qu’en même temps on a une gauche bien organisée au Parlement, cela peut fondamentalement changer les choses. C’est un système fédéral bicaméral, bien que le Parlement n’ait pas encore un pouvoir suffisant à mon sens.
Je crois aussi qu’il y a une insuffisante mobilisation des parlementaires nationaux. Je promeus d’ailleurs l’idée d’une assemblée nouvelle, composée de parlementaires européens et de parlementaires nationaux, pour contrôler l’Eurogroupe, qui est devenu le gouvernement économique de l’UE et qui impose l’austérité. Ainsi, si des parlementaires nationaux et des parlementaires européens font un vrai travail, il est possible de changer la dynamique.
Mais il est vrai parfois que les gouvernements se rebiffent et faussent les règles du jeu En matière d’asile et d’immigration, il y a un rapport du Parlement qui a été adopté et qui va dans le bon sens en révisant en profondeur la politique d’asile et d’immigration. Le Conseil non seulement ne l’a pas suivi, mais a décidé de basculer de la majorité qualifiée à l’unanimité et de donner de facto un droit de véto aux pays les plus récalcitrants. C’est évidemment un détournement de l’esprit de la Constitution européenne et cela affaiblit structurellement le Parlement. Le Parlement ne doit pas se laisser faire, doit se battre et prendre des mesures de rétorsion. Il y a une stratégie trop orientée vers le consensus au Parlement européen. Or, si on prend l’exemple du parlementarisme britannique qui est le plus connu, de par son rôle historique fondateur dans l’établissement de régime parlementaire, le Parlement ne s’est jamais gêné pour accumuler une série de coups de force pour forcer le monarque à tenir compte de son avis. Le Parlement européen devrait faire la même chose à certains moments et oser bloquer des directives, des règlements, sur lesquels il a le pouvoir de codécision, en disant au Conseil que tant qu’il refuse d’accepter de réviser la Convention de Dublin, le Parlement refusera d’adopter des textes importants pour le Conseil.
Encore une fois c’est un problème de personnes ?
C’est surtout un problème d’orientation politique. Le système n’est pas irréformable, il est paralysé par la droite et par certains gens de gauche.
Le 1er février dernier, le Parlement européen a modifié son règlement intérieur afin que les citoyens puissent avoir accès à la liste des réunions prévues avec les groupes d’intérêts. C’est un premier pas vers la transparence. Mais certains veulent aller plus loin dans la lutte contre les lobbys…
La transparence c’est bien, mais on peut prendre tous les règlements qu’on veut, cela ne résoudra pas les problèmes des lobbys. Le terme lobby vient du fait que les représentants des entreprises et les élus se rencontraient dans les lobbys des hôtels, c’est-à-dire dans le hall, dans l’entrée de l’hôtel. Les règlements de transparence ne font que déplacer la clandestinité. Des groupes d’intérêts qui essaieront d’influencer des élus, il y en aura toujours. C’est bien la transparence et il faut le faire car cela met les choses au clair : un nouveau règlement va par exemple imposer aux entreprises de rendre public leur actionnariat et qu’on sache qui possède telle entreprise. Mais croire que la transparence à elle seule règle tous les problèmes du monde est une illusion. Il y a aussi une idéologie de la transparence, des martyrs de la transparence. La transparence n’est qu’un préalable, après il faut mener un vrai combat. Il faut aussi appliquer la transparence aux élus : si on disait tel élu a pris tel engagement et n’a pas voté dans le sens de l’engagement qu’il a pris, cela mettrait une vraie pression sur les élus. Certains élus font campagne sur l’écologie et vont voter pour l’autorisation de certains produits chimiques. Il faut les dénoncer.
Justement certains veulent aller plus loin et proposent qu’à chaque fois qu’un député propose un amendement, il soit possible de savoir qu’elle est l’origine de cet amendement, que ce soit une ONG, une multinationale… Que pensez-vous de cette mesure ?
On ne peut pas faire une traçabilité parfaite. Si un parlementaire affirme qu’il a écrit un amendement, vous ne pouvez pas prouver l’inverse.
Un autre point concernant les institutions européennes et un reproche qui leur est souvent fait : on reproche à l’UE d’être sous domination allemande et de suivre le modèle ordolibéral pratiqué par l’Allemagne ? Qu’en pensez-vous ?
C’est un peu court. C’est d’abord les autres Européens qui ont forcé l’Allemagne à rentrer dans le concert européen, ensuite c’est la France qui a forcé l’Allemagne a adopté l’euro. Puis l’Allemagne a imposé sa vision de la monnaie à l’euro. Donc c’est un peu facile, de jouer sur une espèce de germanophobie qui est toujours latente. C’est surtout la faute de ceux qui n’osent pas affronter l’Allemagne. Macron porte une responsabilité colossale : il s’aligne systématiquement sur la politique de Berlin. Il est allé faire un vœu d’allégeance à Berlin avant même d’être élu. Dans son premier discours européen il a parlé de tout, sauf de ce qui fâchait les Allemands. Dans la deuxième version, il a tenté de dire deux ou trois petites choses qui n’étaient pas complètement alignées sur la vision allemande et le lendemain il a été recadré par la porte-parole de la CDU. Les Allemands défendent l’intérêt national allemand, mais c’est normal, tout le monde défend son intérêt national. Le tout est simplement de recadrer l’Allemagne, de proposer autre chose et de construire d’autres coalitions. Il est facile de dire que c’est la faute des Allemands tant qu’on les laisse faire. C’est le plus grand pays européen, c’est le plus riche, c’est le plus grand exportateur, donc forcément ils ont un poids. Il faut du courage pour s’opposer à eux.
Cependant en Europe, peu de pays osent s’opposer à l’Allemagne. La France le fait parfois timidement comme vous l’avez dit, mais un pays important comme le Royaume-Uni n’a jamais essayé de s’opposer à l’Allemagne.
Le Royaume-Uni a très bien joué depuis le début : il a pris dans l’UE ce qui l’intéressait, et a laissé ce qui ne l’intéressait pas. C’est toujours facile de dénoncer la politique des autres. Qu’ont fait les Français depuis vingt ans ? Hollande aussi est responsable de la situation vis-à-vis de l’Allemagne, je ne veux pas jeter la pierre uniquement à Macron. Il avait dit qu’il réformerait les traités, il n’a même pas essayé. La France porte aussi une large responsabilité. Elle ne peut pas se plaindre que l’Europe ne soit pas à son image si elle n’a rien fait pour en changer le cours.
Vous pensez qu’il faut réformer les traités ?
Oui mais je pense qu’il ne faut pas en faire un préalable, c’est la divergence que j’ai avec les gens de la France insoumise par exemple. Si notre priorité c’est d’abord de réformer les traités, pendant cinq ans on va discuter de la réforme des traités et en parallèle on ne va rien faire. Moi je pense qu’il faut avancer sur deux stratégies : réformer les traités et changer tout ce qu’on peut changer dans l’UE à traité constant. Il y a énormément de choses qu’on peut changer sans modifier les traités. Par exemple, la coordination des politiques budgétaires est organisée par les traités, mais les traités n’indiquent pas qu’on doive forcément faire de l’austérité. On pourrait très bien faire de la coordination des politiques budgétaires pour favoriser l’investissement, au profit de la transition climatique, de la lutte contre la pauvreté… le même mécanisme peut servir une politique de droite ou une politique de gauche. Donc il faut faire les deux en même temps : on veut réformer les traités, mais en même temps on veut commencer à changer des politiques dans le cadre institutionnel tel qu’il existe. Sinon vous reportez la réforme au Grand Soir et cela devient un jeu essentiellement rhétorique. C’est comme cette histoire de plan A et plan B de la France insoumise : c’est juste la traduction qu’au sein de la France insoumise, il y a des souverainistes nationalistes antieuropéens, et des gens qui sont de gauche et pas antieuropéen. Comme ils n’arrivent pas à faire la synthèse, ils ont dit plan A et plan B, ainsi les uns et les autres se raccrochent à leur plan préféré. C’est une stratégie vieille comme le monde, mais cela ne fait pas une vraie stratégie européenne.
Pour rebondir sur le sujet des divisions internes au parti, certains disent que vous incarnez plutôt une certaine frange au sein du PS et non tout le PS ?
Tous les partis politiques sont assez pluralistes, il y a différents courants. Nous au PS belge on a toujours été très à gauche. D’ailleurs au sein du PSE, on a toujours été considéré comme des communistes. On est très à la gauche du PSE, souvent aux côtés de nos amis socialistes français du temps de Jospin. On était aussi assez proches de la gauche espagnole et italienne avant Renzi. Il est vrai que la famille PSE est très diversifiée : sur l’immigration, je n’ai rien à voir avec les Danois. C’est une famille qui compte presque deux-cents élus, donc il y a des gens dont on est plus ou moins proches. Les Écolos disent qu’ils sont plus uniformes, mais il est plus facile de l’être à cinquante.
Vous dites que pour avoir un changement au niveau du Parlement européen, il faudrait une majorité de gauche progressiste. Pourtant une partie du PSE ne fait pas partie de cette gauche progressiste.
Oui c’est toujours un calcul. Pour former un groupe au sein du Parlement européen, il faut vingt-cinq élus de sept pays différents, si je me souviens bien. Si à un moment donné on s’apercevait qu’on peut former un autre groupe et donc faire des alliances avec les Écolos, la gauche radicale, certains sociaux-démocrates et ne pas rester au sein du groupe S&D, je pense que nous pourrions y réfléchir. En attendant je trouve plus intéressant de se battre au sein du PSE et d’essayer de le tirer vers la gauche, afin d’avoir un effet sur le cours des choses plutôt que d’être isolé. Par exemple Benoît Hamon ne va pas avoir d’influence sur le cours de l’Europe à cause de la stratégie qu’il a choisie. S’il avait accepté d’être sur une liste commune, il aurait eu plus de poids. Cette liste aurait été la première liste en France : si la gauche s’était unie, elle représenterait la liste totalisant le plus de voix et là elle aurait eu un vrai poids. Ce qui est tragique c’est qu’en se divisant elle ne va pas avoir d’influence et ce principalement à cause de problèmes d’égos.
Pour finir, on voit que se dessine de plus en plus une Europe à deux vitesses, entre les pays proeuropéens et ceux eurosceptiques. Pensez-vous que l’Europe va survivre à cette crise ou que cela pourrait signer sa fin, son éclatement ?
Je pense que c’est trop simple de réduire l’UE à une opposition entre pro et antieuropéens. Il y a des pro et des antieuropéens de gauche et de droite. Ce sont des clivages qui se croisent. Moi je suis proeuropéen de gauche, pourtant je peux me sentir plus proche de la critique de l’UE d’antieuropéens de gauche, que de proeuropéens de droite. Et il ne faut pas tomber dans le piège qui consiste à faire de l’extrême droite un épouvantail. Vous écoutez Macron par exemple, le grand enjeu c’est de sauver l’Europe contre les populismes. Or cela ne fait qu’aggraver la crise de l’Europe, car on dit aux gens vous avez le choix entre le populisme et le statu quo. Beaucoup de gens vont préférer le populisme et on ne peut pas leur donner tort. Il faut leur dire qu’ils ont le choix entre le statu quo, le populisme et une gauche européenne. Nous, on veut incarner cette gauche européenne qui n’est ni le statu quo, ni une gauche antieuropéenne. Mais ce n’est pas facile.